Analyse du poème Nuit Rhénane de Guillaume Apollinaire

NUIT RHÉNANE
Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme
Écoutez la chanson lente d’un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds
Debout chantez plus haut en dansant une ronde
Que je n’entende plus le chant du batelier
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées
Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent
Tout l’or des nuits tombe en tremblant s’y refléter
La voix chante toujours à en râle-mourir
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été
Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire
(1920) APOLLINAIRE, Guillaume. Alcools. Paris, Gallimard, coll. nrf Poésie, 2008, 190 pages.

Parmi les poètes du début du 20ème siècle, un se détache particulièrement par son adoption d’une vision nouvelle des mots où il ne s’agit plus de suivre une tradition datant de l’antiquité, mais de créer un nouveau style et une nouvelle identité à la poésie. Il supprimera parfois la ponctuation et la structure du texte jusqu’à inventer un poème dont le corps imite l’objet (calligramme). Il s’agit de Guillaume Apollinaire. Avant d’inscrire sa marque dans la poésie dont, aujourd’hui encore, nous suivons les traces, le poète fut un artiste fortement critiqué lors de la parution de son ouvrage de poésie Alcools. Parmi ces textes figurent des poèmes qu’il voulait rassembler en 1904 sous le nom Les Vents du Rhin. Un des textes les plus illustres de l’anthologie est, à nos yeux, Nuit Rhénane.

À travers le poème, Apollinaire inscrit, dans une vision avant-gardiste, un hommage au romantisme allemand et à la tradition rhénane. Il le fera grâce à l’utilisation de procédés et de thèmes communs au romantisme et au lied tout en y ajoutant une nouvelle perspective empreint d’images impressionnistes.

Guillaume Apollinaire est né le 26 août 1880 à Rome. Un mois plus tard, il est baptisé Guillelmus, Apollinaris, Albertus de Kostrowitzky, fils d’Angelica de Kostrowitzky. Angelica est sa mère, d’origine polonaise, elle est issue d’une aristocratie polonaise ; son père est un homme plus vieux qu’elle dont elle aura un autre fils, Albert, avant que se dernier ne la quitte. Guillaume suivra sa mère lors de ses voyages à travers l’Europe notamment Monaco, Belgique et finalement Paris où ils s’installeront définitivement. Guillaume tentera à plusieurs reprise de subvenir lui-même à ses besoins dans cette ville, évitant sa mère le plus souvent possible1.

Apollinaire accompagnera en Allemagne en mai 1901 la vicomte de Milhau pour laquelle il est le précepteur de français de sa fille2. Là-bas, il tombera amoureux de la gouvernante Annie Playden qui finira par être effrayée du comportement du poète et s’enfuira en Angleterre puis aux États-Unis pour échapper aux avances d’Apollinaire3. Ce dernier voyagera jusqu’à août 1902 entre les villages de Honnef et Neu-Glück où «il passait des heures avec [les villageois de Neu-Glück] dans leur cuisine ou leur atelier, les écoutant parler et surtout chanter les vieux lieds du pays, qu’il se mêlait aux réjouissances bruyantes et aux beuveries de la jeunesse»4.

C’est durant cette période qu’il écrira la plupart des poèmes des Rhénanes et plusieurs autres de l’éventuel recueil d’Alcools. Il voudra éditer ses poèmes dès 1904 en une plaquette qu’il voudra nommer Les vents du Rhin, mais la publication ne cessera d’être reportée et il faudra attendre 1909 avant que quelques-uns de ses poèmes paraissent dans des revues5 et 1913 pour que le recueil Alcools soit publié.

Les poèmes d’inspiration Rhénanes6 sont définitivement inspirés des lieder (ballades allemandes) d’autant par les sujets traités7, que la forme du poème8 et la tradition dans laquelle il s’inscrit à ce moment-là9. Le titre lui-même, Rhénanes, serait la traduction de l’allemand Rheinlieder qui était un genre purement régional, mais qui fut travaillé par des poètes de toute l’Allemagne10. Rhénanes n’est qu’une sous-section traitant plus particulièrement du Rhin, mais aussi de la mythologie qui l’entoure (Les Cloches, La Loreley, Schinderhannes) et où sa relation avec Annie n’est pas abordée. Ce sont les poèmes directement inspirés des Volkslieder qu’Apollinaire écoutait chanter.

Parmi eux se situe Nuit Rhénane, poème qui introduit les Rhénanes en annonçant non seulement les thèmes dont il traitera, mais aussi de la manière de les lire et de leurs significations. Ce poème pourra servir de guide de lecture pour les suivants et Apollinaire ne le cache pas. Ce que le poète fait avec ce poème est d’introduire un lied im lied, c’est à dire un poème dans un poème ; le batelier auquel il nous demande de porter attention nous déclame son chant à l’intérieur même du poème d’Apollinaire. Ce style fut très prisé par les lieder romantiques11. Il ne faut cependant pas s’arrêter là, le poème lui-même s’inscrit dans une suite de poème, les Rhénanes qui s’inscrivent eux-même dans le recueil d’Alcools qui font parti de l’œuvre complète du poète. Apollinaire nous souligne ce fait en jouant sur l’unification de sa personne et des protagonistes qu’il met en scène (ici le batelier). On se rapproche ici des premiers poètes symbolistes où le poète s’inscrit dans son propre poème12.

L’autre preuve se trouve en regardant le premier vers: «Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme». L’auteur peut jouer sur le sens de verre/vers et dont le contenu, le vin, est le poème13, et le personnage du batelier est assez flou pour que l’on ne sache pas s’il s’agit du même locuteur ou d’un autre que le poète écoute chanter. Le premier vers nous indique aussi tout de suite à quoi nous attendre, le verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme, le mot trembleur est un de ces mots rares, archaïsmes qui ponctuent la poésie d’Apollinaire et a la signification d’une personne craintive, timide à l’excès14. Ce vin n’est pas seulement timide, mais il l’est «comme une flamme», cet ajout nous amène une première allusion à la danse que le vin effectue dans le verre et à l’ivrognerie du poète qui sera abordé plus loin. Selon Orecchionni15, cette flamme serait une réminiscence d’une scène de Faust où le vin se transforme en flamme plaçant le poème tout de suite dans une atmosphère de sorcellerie. Cette théorie est intéressante et amène à comprendre pourquoi même le Rhin et le paysage semblent devenir ivre, l’évocation de créatures surnaturelles (les «fées aux cheveux verts») et dont le maléfice ne cesse qu’avec le bris du verre16. Une allusion subtile n’étant pas suffisante pour développer une théorie, il faudrait en trouver une seconde. Durant la scène précédent celle du vin se transformant en flamme à cause de Méphistophélès (Cave d’Auerbach, à Leipzig) du roman de Goethe, on retrouve les mêmes personnages en train de rire, de boire et de chanter des chansons. Le personnage de Brander s’écrie même: «Attention! Une chanson de la plus nouvelle facture! Et répétez bien fort la ronde avec moi!», phrase qui se retrouve métamorphosée dans le vers «Debout chantez plus haut en dansant une ronde» du poème17 18 19.

Enfin, placé dès le début dans cette tradition rhénane, cette atmosphère d’ivrognerie et de sorcellerie, le poète continue à nous situer le poème: «Écoutez la chanson lente d’un batelier Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds». Il demande d’écouter le batelier, style qui se retrouve dans les Volkslieder et qui demande au début de la ballade l’attention de ses locuteurs. Il précise aussi la vitesse de la mélodie ce qui nous ramène à la nature musicale du lied20. Puis, comme dans son premier vers, il réinscrit son poème, à travers la chanson du batelier, dans une atmosphère de mythologie avec sept femmes aux cheveux verts. Ce que sont ces femmes n’est pas précisé, selon Bégué21, il s’agit des sept baigneuses du Rhin, selon Orecchionni, il s’agit de nixes ou de nicettes22, il pourrait très bien aussi s’agir de sirènes, figures féminines qui ne cessent de revenir dans la poésie d’Apollinaire et qui désignent aussi bien les femmes-oiseaux, femmes-poissons que la sirène moderne qui avertit du danger23. Le flou est peut-être aussi parfaitement intentionnel, ces femmes étant décrites plus loin comme des fées qui incantent l’été ce qui n’est pas le cas ni des sirènes, ni des nixes, ni, sans doute, des baigneuses du Rhin. Après tout, le narrateur est ivre, et recherche l’attention, l’intérêt de son public. Pourquoi mentionne-t-il le nombre sept alors? Il peut tout et rien signifier. Dans ce cas, il symbolise peut-être les sept péchés capitaux, mais cette affirmation ne sera jamais une véritable réponse, ni aucunes autres d’ailleurs24. C’est peut-être seulement une signature pour insister sur le fait que le batelier est le conteur ou indiquer qu’il y a plus d’une sorte de sorcellerie dans son conte.

Apollinaire tient cependant à préciser qu’il ne s’agit pas de femme ordinaire, si on s’en tenait à la description de personnes tordant leur cheveux longs ou des fées, il pourrait s’agir d’une exagération de femmes de grande beauté, mais le poète insiste, à deux reprises, sur le fait que ces femmes ont des cheveux verts. C’est une des fortes oppositions du poème, l’auditoire doit penser à des femmes de grande beauté, mais vient l’adjectif vert amener une certaine laideur à ces dames. Pourquoi cette insistance sur la couleur verte? Le seul autre élément du poème qui partage le vert sont les vignes qui se mirent dans le Rhin. Pourrait-il y avoir une personnification des vignes en femmes? Les cheveux verts et long tordus pourrait symboliser les lianes où sont disposés les raisins que l’on tord pour en extraire le jus et par la suite en faire du vin d’où «Tout l’or des nuits tombe en tremblant s’y refléter», l’or du Rhin étant un alcool des vignes du Rhin. «Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent» prendrait son sens ici, les vignes étant femmes, elles se mirent en se tordant les cheveux et procurent l’alcool nécessaire pour que le Rhin soit ivre. «La voix chante toujours à en râle-mourir» soulignerait le batelier ivre qui honore son vin. Le vert est aussi un homophone du mot verre, vu le caractère auditif des poèmes d’Apollinaire25, il n’est pas à exclure.

Le poète précise aussi que ces femmes tordent leur cheveux jusqu’à leurs pieds. On peut facilement imaginer que le poète fait allusion au pied poétique qui est un groupe de syllabe dans la métrique grecque et latine26. Ainsi, l’ivresse s’emparerait non seulement du poète, mais aussi de son poème jusqu’à ses syllabes.

Si on se tourne maintenant du côté de la seconde strophe, on s’écarte brusquement de la narration entreprise à la première pour faire intervenir plus directement son auditeur. On change aussi brusquement le rythme du poème, on ne dit plus «Écoutez la chanson lente», mais bien «Debout chantez plus haut en dansant une ronde» ce qui nous rappelle la nature musicale du lied. Pour rompre encore plus avec la strophe précédente, le narrateur nous dit «Que je n’entende plus le chant du batelier» lui qui nous demandait justement de l’écouter auparavant. S’agirait-il d’un intermède, une reprise de conscience, un retour à la réalité? Rien ne nous l’explique… Cette strophe étant le milieu du poème pourrait bien représenter un point solide de pivot, ou un lieu où Apollinaire veut exprimer plus profondément le contraste entre l’ivresse et la sobriété. L’opposition se joue beaucoup aux deux vers suivants: «Et mettez près de moi toutes les filles blondes Au regard immobile aux nattes repliées». Les filles blondes contrastent avec les femmes aux cheveux verts et leurs nattes repliées avec les cheveux longs jusqu’à leurs pieds. Cependant, ces filles ont le regard immobile alors que le narrateur demande à son auditoire de chanter et danser ce qui n’est pas synonyme d’immobilité. Peut-être demande-t-il à ses compagnons de lui amener les filles qui ne s’amusent pas afin de pouvoir leur montrer combien intéressante est l’ivresse. Dans un ordre d’idée similaire, peut-être joue-t-il le rôle d’un conteur qui demande à son auditoire de s’approcher afin qu’il puisse mieux entendre.

Pour convaincre son auditoire, il entonnera immédiatement le vers suivant «Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent». Comme l’auteur le montre si bien, le Rhin est ivre, il voit double, il est double. Il renforce cette idée du flou en montrant que les vignes se mirent, le reflet des vignes étant flou puisqu’elles se reflètent dans l’eau. La répétition du Rhin ajoute aussi à la cadence du poème27, la mélodie accélère soudainement jusqu’à la fin du poème où elle stoppera de manière encore plus nette.

Pour Bégué28, ce passage caractérise une union des contraires. Il oppose le vin à l’eau, à une fatalité automnale symbolisée par le personnage du batelier et les fées des eaux29. Pour l’auteur, l’ivresse est victorieuse sur les voix des morts jusqu’à son triomphe final «Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire» que Renaud30 voit comme un signe de joie. On peut remarquer d’autres oppositions du genre vin/eau dans le poème notamment lors du premier vers «Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme» où on ne désigne pas le vin comme une boisson désaltérante, mais bien comme semblable à une flamme qui ensorcelle son buveur. Renaud31 ira jusqu’à dire que l’alcool est caractérisé par «le tremblement qui accompagne l’union des contraires». Il relèvera la trembleur du premier vers, mais aussi le Rhin qui se répète et la réflexion de l’or des nuits qui, en tombant, tremble dans leur réflexion. Cette idée est intéressante, mais ne se vérifie pas dans des poèmes comme Mai où les vignes sont calmes près du fleuve «Le mai le joli mai a paré les ruines De lierre de vigne vierge et des rosiers Le vent du Rhin secoue sur le bord les osiers Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes»32 ; mai étant le mois des premières vendanges. La trembleur n’est pas présente non plus dans Schinderhannes qui montre pourtant une bande de brigand saouls (vin) et qui iront assassiner un riche juif au bord du Rhin (eau).

Ce passage peut tout aussi bien être une description du paysage rhénan: on y parle du fleuve, des vignes, des étoiles qui s’y reflètent,… Selon Orecchionni33, «Souvent revient l’expression « les vignes rhénanes » qui ne possèdent pas de valeur descriptive ou pittoresque particulière, qui représente simplement un point quelconque du paysage rhénan […]», le romantisme allemand touchant plus particulièrement des scènes34, ce passage pourrait être une d’entre-elles. Le batelier faisant partie du paysage lui aussi vient se mêler à la description et les «fées aux cheveux verts qui incantent l’été» pourraient ainsi être transformées en sapins qui longent la rive du Rhin et dont un poème complet leur est consacré35. Le passage représenterait très bien un tableau impressionniste avec toutes les impressions et flous qui en ressortent, le Rhin est ivre, les vignes se mirent (un vert qui se mélange au bleu) puis l’or des nuits (jaune) qui se reflète aussi dans l’eau et enfin les fées aux cheveux verts qui incantent l’été.

Les deux derniers vers du quatrain sont aussi intéressants car ils reprennent le genre du lied im lied décrit plus haut en mentionnant que le batelier chante encore une chanson dans laquelle des fées elles-mêmes incantent une saison. Le batelier n’est pas un personnage anodin dans le poème d’Apollinaire, «À plusieurs reprises, dans les contes, dans les « Rhénanes », nous voyons ainsi passer ces bateaux d’où partent des chants joyeux et des rires […]»36. Comme il a déjà été expliqué, le personnage du batelier peut représenter le poète, mais le procédé est connu pour introduire un authentique Volkslied. L’auteur utilise ce procédé dans plusieurs de ses poèmes: dans Automne37, c’est un paysan qui chantonne une chanson d’amour et d’infidélité, dans Les Sapins38, c’est un chœur de sapin qui chantent des noëls anciens,…

Le batelier ne fait pas que chanter cependant, il râle à en mourir. Le mot râle-mourir, comme le mot trembleur et incantent, sont parmi ces mots rares, archaïques dont Apollinaire truffe sa poésie et permettent d’opposer la richesse de la troisième strophe au registre de la seconde strophe beaucoup plus courante39 40. Ce mot insiste sur la fatalité, râle signifiant déjà une respiration des agonisants41, l’auteur insiste sur la signification de la mort en y ajoutant ce mot dans «La voix chante toujours à en râle-mourir». Cette insistance de la mort tend à se rapprocher du style des romantiques allemands dont Apollinaire s’est inspiré pour écrire ce poème. Il est aussi intéressant de constater que ce chant contraste avec le vers suivant de par l’évocation qui est faite, la batelier évoque de toutes ses forces des fées qui évoquent, elles, l’été. Selon Bégué42, «l’automne notamment qui devient la saison favorite, parce qu’elle symbolise l’écoulement perpétuel qui caractérise la vie, et dont est signe aussi le fleuve» est opposé à l’été. Serait-ce un chant qui raconte le passé? Cette hypothèse pourrait confirmer notre représentation du batelier comme étant le poète: son chant est imprégné du passé comme Apollinaire est caractérisé par cette nostalgie, cette dépression constante. À travers les fées qu’il a observé, il peut très bien y voir les femmes43 qu’il a aimé ou des évènements auxquels il aura participé44 qui incarnaient l’été pour lui avant son entrée dans un automne de sa vie.

Si on se tourne maintenant vers le dernier vers «Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire», on peut retrouver cette idée d’homophonie du verre/vers car même si le vers est aussi régulier que les autres45, il brise le rythme du poème en ajoutant une final abrupte au poème à l’aide d’une forte métaphore: on compare un verre qui se brise à un éclat de rire, deux registres liés uniquement par la sonorité. Les deux sont des bruits forts, mais ils s’opposent aussi dans l’affectivité du mot, l’un devrait évoquer la finalité, donc une certaine tristesse et l’autre la joie. La finale vient aussi boucler la boucle: dans un lied, il crée une ligne mélodique qui revient à certaines intervalles afin de créer l’impression d’une boucle qui se ferme pour que la mélodie revienne à son point de départ46. Le verre de vin vient ici jouer ce rôle et est significatif car il vient à la fois exprimer le sortilège et sa rupture47.

En guise de conclusion, le poème Nuit Rhénane de Guillaume Apollinaire regorge d’allusions au romantisme allemand et au lied rhénan d’autant par les thèmes de la mythologie, du paysage, de l’automne, du vin que par le style faisant intervenir des mises en abîme, une recherche du mot rare, des oppositions entre les mots, les strophes et même les images. Apollinaire réussira à introduire presque tous les thèmes dont il traitera dans sa section Rhénanes, c’est-à-dire, le paysage (Mai, Les Sapins), la sorcellerie (La Loreley), le folklore local (Schinderhannes, Les Femmes) et l’automne (Rhénane d’automne). Seul est absent, ou du moins voilé, le thème de l’amour. Ce poème est aussi un poème impressionniste: on voit des taches de couleurs flous partout dans le poème et une utilisation étrange du vert pour les cheveux de certaines femmes. La récitation du poème est aussi un des aspects les plus importants de ce dernier, il fait non seulement ressortir les homophonies, mais fait entrer directement le texte dans la tradition rhénane.

L’auteur, à travers Nuit Rhénane, nous imposera sa vision de la Rhénanie et nous offre ce guide de voyage à travers les poèmes qui le suivent48. L’analyse pourrait se poursuivre en montrant combien similaire est ce poème au premier du recueil, Zone, par la démonstration de thèmes classiques et avant-gardistes, par l’interrogation qu’il offre au monde à travers sa description du paysage ainsi que la force de l’image finale (Soleil cou coupé / Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire).

Bibliographie
(1920) APOLLINAIRE, Guillaume, Alcools, Saint-Armand (Cher), nrf Poésie, Gallimard, 2008, 190 pages.
BÉGUÉ, Claude & LARTIGUE, Pierre, Alcools, Apollinaire, France, Hatier, 1973, 80 pages.
BONNEFOY, Claude, Apollinaire, Cher, Éditions Universitaires, 1969, 126 pages.
DORMANN, Geneviève, La gourmandise de Guillaume Apollinaire, Saint-Armand Mantrond (Cher), Albin Michel, 1994, 211 pages.
von GOETHE, Johann Wolfgang, Faust, Pössneck (Allemagne), Flammarion, 2002, 155 pages.
ORECCHIONNI, Pierre, Le thème du Rhin dans l’inspiration de Guillaume Apollinaire, Paris, Lettres modernes, 1956, 140 pages.
OSTER, Daniel, Guillaume Apollinaire, Paris, Seghers Poètes d’aujourd’hui, 2001, 202 pages.
LEGRAIN, Michel & GARNIER, Yves, Le Petit Larousse illustré 2001, Paris, Larousse, 2000, 1786 pages.
PIERSSENS, Michel, Introduction à la Modernité, cours du mercredi 17 février 2010 sur Guillaume Apollinaire.
RENAUD, Philippe, Lecture d’Apollinaire, Lausanne, L’Âge d’homme, 1969, n.p.
TAUPIN, René, Le style Apollinaire, Paris, Les Presses modernes, 1934, 131 pages.
WOLF, Ernest M., Guillaume Apollinaire und das Rheinland, s.l. , Dortmund, n.p.

Notes

1 Au grand dam de celle-ci qui ne cessera d’essayer de le visiter ou de le faire loger chez elle. Elle avait l’habitude de l’amadouer avec sa cuisine auquel Guillaume ne pouvait résister. Ce dernier n’aimait pas la compagnie de sa mère car elle avait l’habitude d’insulter ses amis et de dénigrer Marie. (voir DORMANN, Geneviève)

2 BÉGUÉ, Claude p.5

3 Ce départ est décrit par Apollinaire dans le poème L’Émigrant de Landor Road où il écrit: «Mon bateau partira pour l’Amérique Et je ne reviendrais jamais» (BÉGUÉ, Claude p.38). On retrouve aussi ce départ dans La Chanson du Mal Aimé où il écrit «Adieux faux amour confondu Avec la femme qui s’éloigne Avec celle que j’ai perdue L’année dernière en Allemagne Et que je ne reverrai plus» (APPOLINAIRE GUILLAUME, p.19).

4 ORECCHIONNI, Pierre p.23

5 BÉGUÉ, Claude p.13

6 Les spécialistes ne considèrent pas uniquement les poèmes du cycle rhénan comme faisant parti de ceux d’inspiration rhénane, ils comptent aussi, selon le spécialiste toujours, des poèmes comme Le Pont Mirabeau, La Chanson du Mal-Aimé, Marizibill, Automne, L’Émigrant de Landor Road et plusieurs autres.

7 Très brièvement: l’amour, le paysage, la mythologie, …

8 Introduction d’une musicalité grâce à des pseudo-refrains, sujet qui sera abordé plus loin.

9 Les poèmes du cycle rhénan, bien qu’on ne peut pas les qualifier comme tel, se rapprochent beaucoup du style des premiers symbolistes et des lieds romantiques pour le lied im lied qui sera expliqué plus amplement par la suite et l’allusion à la mort.

10 Voir WOLF, Ernest M.

11 Idem

12 BÉGUÉ, Claude p.34

13 Le titre du recueil est après tout Alcools…

14 LAROUSSE, p.1030

15 ORECCHIONNI, Pierre, p.102-103

16 Le bris du verre ne signifie pas nécessairement non plus la fin du sortilège, si Apollinaire était au courant de l’Apprenti Sorcier, il est au courant que ce dernier en brisant le balais, ne faisait qu’empirer la situation. D’où l’énigmatique éclat de rire, est-ce un rire diabolique ou un cri de libération?

17 Il est certain qu’Apollinaire ait connu Goethe, c’était la figure par excellence du romantisme allemand, pays où il a écrit ce poème et il cite même son nom en premier dans une longue énumération où il invente une rencontre avec Isaac Laquedem: «Je n’ai pas lu les œuvres que j’ai inspirées, mais j’en connais le nom des auteurs. Ce sont: Goethe, Schubert, Schlegel, […]».

18 Un auteur (OSTER, Daniel, p.92) ira même jusqu’à comparer Apollinaire avec Werther dans les lettres qu’il écrivit à Louise de Coligny-Châtillon. C’est cependant pousser un peu trop loin la chose…

19 Voir les deux scènes du Faust de Goethe en question.

20 ORECCHIONNI, Pierre, p.62

21 BÉGUÉ, Claude p.34

22 ORECCHIONNI, Pierre, p.45

23 Selon PIERSSENS, Michel, les sirènes seraient une médiations entre la modernité (sirènes d’usine) et la culture classique (femmes-oiseaux). Un symbole parfois du danger féminin.

24 On retrouve le chiffre sept partout dans le poème, un spécialiste (TAUPIN, René) s’est penché sur la question à savoir ce que les sept pouvaient signifier dans la poésie d’Apollinaire (couleur de l’arc-en-ciel, étapes d’alchimie, douleurs de Marie, nombre chanceux, mois de l’année…) pour en conclure que l’on ne pouvait rien conclure.

25 Selon PIERSSENS, Michel, la poésie d’Apollinaire est faite pour l’oral car, à l’époque de l’auteur, l’oreille est très sollicitée (téléphone, gramophone), la voix est détaché du temps et de l’espace. Le fait que les lieder sont des ballades qui peuvent être chantées supporte cette théorie.

26 LAROUSSE, p.780

27 ORECCHIONNI, Pierre p.66

28 BÉGUÉ, Claude, p.62

29 Le fleuve, dans la poésie d’Apollinaire, qu’il s’agisse de la Seine, du Rhin ou d’un autre cours d’eau signifie très souvent la peine qu’il peut avoir. Le poète nous souligne cette signification dans le passage de Marie: «le fleuve est pareil à ma peine Il s’écoule et ne tarit pas» (APOLLINAIRE, Guillaume, p.56).

30 RENAUD, Philippe, Lecture d’Apollinaire.

31 idem

32 APPOLINAIRE, Guillaume, p.95

33 ORECCHIONNI, Pierre p.100

34 PIERSSENS, Michel

35 Les Sapins, APPOLINAIRE, Guillaume, p.107. Les sapins dans ce poème semble prendre tous les aspects possibles de la vie des habitants, ils peuvent être astrologues, médecins, enfants et vieillard. Un parallèle intéressant à faire entre les deux poèmes est le fait que les sapins et les fées incantent tous deux «Ou bien graves magiciens Incantent le ciel quand il tonne».

36 ORECCHIONNI, Pierre p.46

37 APPOLINAIRE, Guillaume, p.84

38 APPOLINAIRE, Guillaume, p.107

39 BÉGUÉ, Charles, p.66

40 Selon PIERSSENS, Michel et BÉGUÉ, Charles ce poème n’est pas le seul à posséder de telles figures d’opposition ou de recherches du mot rare. Des mots comme vendémiaire, demi-brume, damascène (dont je ne trouve pas la signification),… parsèment la poésie d’Apollinaire pour contraster avec d’autre passage plus commun notamment dans La Chanson du Mal Aimé.

41 LAROUSSE, p.853

42 BÉGUÉ, Charles, p.35

43 Uniquement Mareye et Annie, il n’aura pas encore rencontré Marie (et les autres…)

44 Les «beuveries de la jeunesse» dont M. Wolf parle.

45 On a trois quatrains de 12 syllabes chacun. Le dernier vers comporte aussi 12 syllabes.

46 ORECCHIONNI, Pierre, p.62

47 Idem

48 Et le précèdent dans le cas d’Automne, la Chanson du Mal Aimé, L’Émigrant de Landor Road, Marizibill,…

Ce billet est issu d’un travail présenté dans le cours FRA1203 Lecture du poème donné par Antoine Soare à l’Université de Montréal le 4 mai 2010.

5 réflexions sur “Analyse du poème Nuit Rhénane de Guillaume Apollinaire

  1. Merci pour ce commentaire profond. Le point des cheveux verts me semble à éclaircir, on le retrouve dans plusieurs poèmes et j’ai souvenance qu’il s’agit d’un thème latin. Vénus dans la mythologie est parfois décrite avec des cheveux verts et Rimbaud dit « U, verts, vibrement divin des mers virides, paix des pâtis d’animaux, paix des rides, que l’alchimie imprime aux larges fronts studieux. ». Le sujet est peut être à creuser, si je trouve qqc je vous en ferai part et suis intéressé par d’autres infos dans ce sens.

    • Oh cool! En effet, ça pourrait être une piste à creuser, j’avoue que cette question m’intrigue depuis des années et que je n’ai jamais trouvé d’autres théories depuis dans mes lectures.

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