Danube de Magris est un récit aux multiples particularités dont celles de décrire un fleuve, le Danube, dans son étendue tant géographique que temporelle, littéraire et historique. Le lecteur de l’ouvrage ne pourra ignorer les nombreux appels et références intertextuels convoqués d’un bout à l’autre du récit et du fleuve qui l’inspire. Ces référents couvrent un territoire plus vaste encore que celui du fleuve (on convoque des lieux géographiques aussi divers que le Japon ou l’Italie qui se situe relativement loin du Danube), ainsi qu’un territoire de type temporel (d’Aristote à Céline en passant par Kepler) sans distinction d’ordre disciplinaire (physiciens, scientifiques, philosophes, écrivains, critiques, …). Il est possible de se demander cependant à quoi sert l’intertexte auquel se réfère Magris dans Danube. Est-ce un simple livre d’histoire qui rappelle tous les textes écrits sur le fleuve ou laisse-t-on place à une nouvelle interprétation du Danube et à une nouvelle poétique de ce lieu?
Magris propose une pluralité de récits à travers sa propre traversée du Danube qui forgera un fleuve métissé de ces parcours. Ainsi, les origines du fleuve sont les points de départ de sa réflexion qui ne s’achève pas ou alors s’arrête un peu partout pareillement aux bras du cours d’eau. Bref, Magris compose un récit à l’image des branches du Danube : un ramassis d’H/histoires qui mettent en tension le fleuve (comme lieu spécifique) et sa multiplicité inhérente.
J’analyserai différents aspects de la première partie du Danube, une sorte d’incipit à l’ouvrage, qui part à la recherche des sources du fleuve à travers les lentilles d’analyse suivantes : les origines du fleuve, la mise en récit, le métissage du texte et enfin le métadiscursif de l’œuvre.
Les origines du fleuve
La carte des pages douze et treize est le premier élément apparent de l’ouvrage à l’exception de l’épigraphe et de la dédicace et permet d’observer plusieurs rectangles qui constitueront les différentes sections du Danube. Relevant plutôt d’une zone créée par le récit que de territoires qui s’inscrivent dans la réalité sociopolitique du monde en 1986, cette carte correspond déjà à une vision personnelle du Danube, elle permet de tracer de larges frontières du territoire qui ne se limitent pas à un cours d’eau, mais aussi aux villes qui l’environnent et aux pays dans lequel il coule. Ainsi, la Bulgarie par exemple peut être inclus dans les récits et le Danube ne fait pas que tracer sa frontière avec la Roumanie. Ces rectangles permettent aussi de regrouper les différentes branches du fleuve et de laisser flotter son origine véritable ainsi que sa finalité en incluant la Mer Noire dans le dernier territoire. Finalement, cette carte rappelle une réalité sociohistorique de l’époque, 1986, en séparant deux Allemagnes (de l’Est et de l’Ouest, donc l’Allemagne avant la chute du mur de Berlin trois ans plus tard) ; cette réalité aura ainsi une incidence sur la manière de voir le fleuve lors de sa traversée. La carte est aussi un premier élément qui montre la complexité et la multiplicité des territoires qui constituent le fleuve (à une époque donnée).
Le premier rectangle, c’est-à-dire la première section de l’ouvrage, celui dans lequel nous concentrerons notre analyse, possède déjà une particularité qui frappe l’attention : deux sources sont indiquées : la Brigach et la Breg signalées toutes deux par une étoile ainsi qu’un signalement écrit pour chacune : «Source Breg» et «Source Brigache». Le croisement des deux branches semble, toujours selon la carte, apparent à Donaueschingen, officiellement reconnue pour être la première ville du Danube. Le lecteur peut ainsi se poser la question de l’origine du fleuve dès le départ, s’agit-il d’une des deux étoiles ou alors du croisement des deux sources un peu plus loin? Ce flou n’est pas anodin, jamais il n’est clairement défini puisqu’on inscrit toutes ses branches dans la ligne qui le trace (mais pas nécessairement dans les rectangles), mais jamais on ne nomme sur la carte ses embranchements, à l’exception de ses sources, ou même encore le fleuve.
Magris, dans l’ouvrage en italien, décide d’intituler sa première section «Una questione di grondaie (Le sorgenti)» soit littéralement « Une question de gouttières (sources) » ce que la traduction française rend pauvrement sous le titre de «Un problème de robinets». En effet, le problème, la question, n’est pas celle de l’existence ou non du robinet ou de la gouttière, mais bien des sources du Danube. Le premier encadré illustrant le territoire qui sera couvert par le narrateur dans la première partie le montre bien : il y a deux sources, elles se rejoignent à Donaueschingen, mais on joint le nom, Danube, du fleuve seulement après cette ville. Le problème de sources est bien une question plurielle puisqu’il semble y en avoir plusieurs.
Pour introduire son premier chapitre, l’auteur décide de lui donner comme nom «Une plaque». Celle-ci, selon le texte, serait un écriteau qui officialiserait la réunion des deux sources et fonderait le Danube (les sources ne seraient pas ainsi constitutives du Danube, mais mises en place par une autorité). Cependant, cette plaque ne sera pas mentionnée avant le deuxième chapitre. À la place, on préfère parler des conditions qui ont mené au voyage, mais aussi de la pluralité nominale du fleuve et de plusieurs auteurs qui auront écrit sur le sujet. La plaque est donc vite oubliée pour laisser place à ce discours qui, lui, serait peut-être plus fondateur du Danube que ne l’est l’écriteau, mentionné rapidement dans un paragraphe de la page vingt-trois. Il est possible que l’intérêt du Danube n’est ainsi pas d’être nommé par des indications précises et arbitraires un peu comme Quine (p.30) l’aurait fait en nommant «Danube» le cours d’eau qui semble lui correspondre, mais plutôt de comprendre l’identité du Danube. Bref, la dénomination claire n’est pas l’intérêt comme le souligne ironiquement le titre du premier chapitre, qui est plutôt ce qui amène à sa dénomination et à son identité. La réflexion autour du voyage que se permet le narrateur suite à son invitation pose la question non seulement de l’identité, mais aussi du voyage qui formera l’esprit du fleuve tel que raconté et perçu par les voyageurs.
La fondation est donc vite oubliée en faveur d’une opposition des perceptions et de la multiplicité des identités : Donaueschingen et Furtwangen, qui clament toutes deux être à l’origine du fleuve. Le texte voit alors son récit aborder l’histoire du robinet comme l’origine du fleuve, mais elle est rapidement rejetée par le texte à l’aide d’une discrète condamnation de l’authenticité et de la scientificité de ces textes : «c’est l’hypothèse hasardeuse soutenue par Amédée», «il convient de se remettre en mémoire ces époques lointaines pour lesquelles le Danube était né de source inconnue» (p.23). L’origine est donc écartée en faveur d’un discours sur l’identité fondé sur un intertexte étendu (souvent rapporté au discours indirect libre), et on lie l’origine géographique traditionnelle du fleuve à l’histoire de ses origines historiques. On convoque ainsi une série de noms et personnages de l’histoire importants (p.23) tels Hérodote, Strabon, César, Pline, etc., ainsi qu’une série de légendes et de contes de multiples nationalités encore vivantes ou éteintes (p.24) afin de comprendre les fondements des prétendues origines. Ces rappels historiques ne sont pas effectués sans avertir que la géographie du Danube n’a pas toujours été stable et que l’Urdonau prenait sa source à un emplacement qui varie de celui qui est actuellement attesté. Bref, le Danube peut changer d’origines, non seulement en vertu des discours qu’on tient sur lui, mais aussi selon les conditions géographiques de l’époque qu’on regarde. On instaure donc une certaine méfiance quant à l’origine (variable) bien qu’elle soit soutenue par toute une tradition. Le narrateur ne met cependant pas fin au conflit en décidant de fonder le Danube une fois pour toutes et de signaler tel ou tel récit comme plus véridique qu’un autre.
Une fois ces précisions clarifiées, on s’attache à déconstruire plus méthodiquement les différents récits d’origine du fleuve, d’abord en ôtant du pouvoir à l’autorité de la plaque, en signalant non seulement la rivalité de deux villes pour correspondre à la source du Danube, mais aussi l’existence d’une seconde plaque, posée à la source de la Breg, apposée par une autre autorité tout aussi arbitraire que «les guides touristiques, les pouvoirs publics et les proverbes populaires» (p.25) soit un docteur avec l’appui de la population d’un village. Cette querelle n’est donc jamais terminée, mais le narrateur poursuit la quête des origines en s’attardant à la relation d’Amédée qu’il tentera de vérifier à l’aide de sa propre traversée de l’espace en quête de la source relatée par ces textes.La méfiance quant à la tradition permet alors de questionner, une première fois, le récit fondateur traditionnel et d’en nier carrément la véracité puisque la relation d’Amédée se base elle-même sur un récit d’un récit pour essayer de déterminer les origines exacts de la source de la Breg. Magris découvre aussi que ce robinet n’existe tout simplement pas dans l’espace réel du Danube. Le narrateur ne semble pas apprécier alors ce raccourci intellectuel pris par Amadée. Il détourne son récit pour romancer l’ouvrage qui prenait des allures scientifiques en convoquant rapidement la figure de Kepler en page trente-trois dans un passage beaucoup plus lyrique : on parle d’âme, de Dessein, de Dieu, mais on parle aussi en terme de métaphores1 et les propos sont beaucoup plus évocateurs que concrets. En critiquant les raccourcis d’Amédée par des propos lyriques, le narrateur semble lui-même relativiser l’importance de la scientificité des opinions pour mettre de l’avant la fiction afin de déterminer les sources du fleuve.
En effet, puisque l’hypothèse de l’origine du fleuve est surtout rattachée à ses origines identitaires, la traversée réelle du lieu ne peut que faire appel à d’autres inscriptions qui ont pour but de mimer parfaitement la réalité et emprunte cette voie onirique que la narrateur possède en parlant librement de ce vent, ce souffle, ce courant d’air dans une courte digression qui s’achève par l’introduction d’un nouveau récit qui vient interrompre et poursuivre le sien. À ces récits (celui des parcours d’Amédée et celui de Magris-voyageur) s’ajoute celui de la narration (effectuée par une mise en scène du corps accompagnée d’une bande audio) de la vieille femme qui ajoute de nouveaux détails, de nouvelles histoires quant à l’origine et à la fin du fleuve.
Bref, les origines du fleuve sont multiples et sans véritable référents réels. Les autorités sur la matière se contredisent, la réalité historique fait en sorte que ces sources peuvent avoir été déplacées dans le temps et les différentes tentatives de les retrouver dans le réel aboutissent à l’échec ou du moins à son report continuel vers une nouvelle source et enrichissent à la place le récit et le flou sur les origines du Danube. La réalité de l’origine du fleuve est donc impossible à effectuer véritablement, mais l’ouvrage semble y avoir trouvé une parade à l’aide de la carte : on fixant un territoire délimité absolument arbitrairement, incluant la plupart des récits de genèse, on peut l’esquiver tout en incluant les sources du fleuve dans une origine. Magris métisse ainsi un territoire de fondation ce qui permet d’inclure toutes les origines et de les faire dialoguer sans avoir à élire une d’entre elles comme étant la bonne de manière, ce qui serait tout aussi arbitraire que ce que font les autorités.
(Re)configuration en récit
Ce métissage ne se fait cependant pas en collant des textes les uns aux autres de manière éparse ou calculée tel un patchwork, mais plutôt par une mise en récits de différents discours tenus autour du Danube. L’utilisation du terme de récit n’est pas innocente au texte lui-même qui n’hésite pas à l’employer lorsqu’il caractérise la narration de la vieille femme qui l’accompagne de ses gesticulations : «elle se contente d’accompagner l’audition de gestes autoritaires qui s’inscrivent dans le récit.» (p.35). N’est-ce pas là une preuve supplémentaire de ce que le narrateur nous faisait remarquer quant au récit que l’on rend officiel à l’aide de signes particuliers? Ces gestes «autoritaires» sont autant de panneaux et correspondances qui s’inscrivent dans un même récit raconté de nouveau (la bande audio) auquel on ajoute des variations dans sa performance (les gestes). Cette narration est d’autant plus frappante considérant la désincarnation de la voix face au corps performatif un peu comme la plaque que l’on introduisait dans le second chapitre. Cette voix n’est d’ailleurs pas écoutée, c’est plutôt le lieu et la performance qui sont observées : on «fait le tour» de la maison, on la compare, on rencontre une personne, on la décrit physiquement, on fait allusion à son âge vénérable, mais aussi à l’âge du bâtiment dans lequel elle vit, avec lequel on finit par la confondre. Les deux sont mis sur le même pied quant à leur temporalité : la maison est «très vieille», la femme est âgée, mais les qualités des deux viennent à s’inverser, les paumes de la main sont semblables à «une écorce de vieil arbre» et c’est la bande magnétique qui «décrit» dans «un antre qui sent le passé et le Speck […]2» (p.34). Un critique parlera d’ailleurs de cette interdépendance du vivant que nécessite le Danube en citant un autre exemple, celui de l’ingénieur Neweklowsky : «This was a symbiotic relationship of the Danube and the individual;. isolated from the human factor, it loses its identity. 3»
Cependant, tous ces récits semblent insuffisants aux yeux du narrateur pour rendre compte du fleuve puisqu’ils sont incomplets ou faux, il le souligne lui-même : «Dans cette histoire c’est le fondement qui fait défaut, la base qui soutiendrait l’ensemble […]» (p.36) Cette déception n’amène pourtant pas le narrateur à proposer le sien ou un nouveau qui prendrait autorité sur les autres, mais il proposera plutôt une juxtaposition des différents récits afin d’en configurer un entièrement nouveau. C’est à ce moment qu’on commence à se séparer des narrations plus traditionnelles concernant le Danube pour adopter un nouveau point de vue à partir de celui du narrateur.Afin de comprendre comment Magris compose un nouveau récit à partir de textes préexistants, nous nous baserons sur la configuration du récit tel que le propose Ricœur dans Temps et récit. Westphal résume bien l’essentiel de la configuration du récit et de sa reconfiguration par le lecteur grâce à cette simple phrase: «Ricoeur n’a de cesse d’invoquer la dialectique mimétique qui fait d’un ensemble préfiguré dans les limbes un ensemble configuré par le récit, un ensemble refiguré ensuite par un lecteur4», la particularité de l’ouvrage de Magris n’est pas tant de construire un ouvrage d’histoire autour d’une notion d’événement, mais plutôt de construire un lieu à l’aide d’une notion d’identité formé de cet ensemble de textes pré-existant. Sans vouloir calquer la théorie parfaitement à notre propos, nous ne pouvons qu’observer plusieurs effets de similarité : l’intertexte convoqué dans l’ouvrage de Magris est configuré par le récit que le narrateur fait de son voyage (un récit composé de plusieurs récits dont son propre récit et sa vision des choses), celui-ci est ensuite reconfiguré par le lecteur potentiel de l’ouvrage qui peut y voir un autre objet que le but premier de l’auteur, l’identité du texte (et potentiellement du fleuve), serait le fil de ce récit. On parle ici de récit puisqu’on rejette les conditions de véridicité du texte, ce n’est pas là l’objectif, comme l’indique Ricœur, à une «méconnaissance des structures qui placent l’histoire dans l’espace de la fiction narrative. Seule une métahistoire [comme le projet de Magris semble le proposer] peut oser considérer les récits historiques comme des fictions verbales […]5».
Le récit donné à lire est finalement un récit multiple où les assignations émanent des territoires sur la traversée du Danube, mais aussi de ceux le bordant ou même d’un tout autre lieu. C’est un récit de la Mitteleuropa et de tout ce qu’elle implique : autant la désignation du centre de l’Europe que le centre cosmopolite, multiculturel et intellectuel de l’empire des Hasbourg et son opposition à une autorité unique (voire allemande). On convoque ainsi les différentes capitales sur les rives du Danube «Vienne, Bratislava, Budapest, Belgrade, Dacie» (p.35) et on l’oppose directement au Rhin à travers plusieurs histoires notamment celui du récit légendaire de la Chanson des Nibelungen que le narrateur a évoqué lors de l’intersection des deux sources. Bref, on présente le Danube à partir de ses constituants géographiques et historiques, sans toutefois rejeter toute sa précédente tradition et des éléments auxquels on l’oppose (qui sont de toute manière parties du nouveau tout).
«Depuis la Chanson des Nibelungen, Rhin et Danube se font face et se défient. Le Rhin, c’est Siegfried, la virtus et la pureté germanique, la fidélité des Nibelungen, l’héroïsme chevaleresque et l’impavide fatalisme de l’âme allemande. Le Danube, c’est la Pannonie, le royaume d’Attila, c’est l’Orient, l’Asie qui déferle et détruit, à la fin de la Chanson des Nibelungen, la valeur germanique; quand les Burgondes le traversent, pour se rendre à la cour des perfides Huns, leur destin – un destin allemand – est scellé.» (p.35)
Le destin des deux fleuves ne s’unit pas seulement dans cette légende, mais aussi dans le récit de leurs origines qui auraient pu être communes si on prête foi à l’Antiquarius du Danube (p.33) qui écrivait que les deux fleuves provenaient d’une même gouttière (ou d’une même auberge). L’opposition n’est donc pas tant au niveau géographique, physique, qu’au niveau de l’esprit des deux cours d’eau, le Danube est un mélange tandis que le Rhin représente une certaine pureté allemande qui sera finalement incluse dans le Danube. On pourrait presque penser que le Danube est une fédération ce qui serait plutôt paradoxal vu que le fleuve semble quand même très unifié tandis que l’Allemagne est séparée en deux au moment de la rédaction de Danube. Magris ne tient que très peu compte des frontières des états.
Le métissage du texte
De par sa réalité géographique, le Danube n’a pas le choix d’inclure plusieurs pays et cultures en son lit et donc, par la force des choses, dans son identité. On a donc affaire à un Danube multiculturel par sa réalité de même que par les textes et les discours qui le composent. Le narrateur le qualifie même de « Mitteleuropa germano-magyaro-slavo-judéo-romane » (p.38). Peu après, il précise la pensée derrière cette comparaison avec la Mitteleuropa en rapprochant la création du récit du Danube de celle de l’Autriche. Les Autrichiens à la recherche de leur identité dans le texte se rendent compte que tenter de définir un récit nationaliste conduirait à rayer des éléments importants de leur constitution : l’absence de solution, la méfiance est alors ce qui seul réunit les Autrichiens face au projet de se distancier de l’Allemagne ainsi que le Danube du Rhin. Cette confusion ou mélange identitaire ne tient pas seulement à la pluralité des géographies, mais aussi à celle de l’histoire. En effet, le fleuve connaît une multitude de noms différents selon le pays, il est même qualifié de « bisnominis» (p.21) par Ovide selon ce que nous rapporte le narrateur. Sa pluralité est donc ancrée depuis presqu’aussi longtemps que les tentatives définitoires ont débuté sur le Danube, ce qui renforce son caractère métisse d’autant plus que c’est un poète latin, et non un habitant des berges du Danube, qui propose une telle dénomination.
Afin d’expliciter son propos sur le métissage propre au Danube, le narrateur convoque une œuvre d’art qu’il aurait aperçue à Mexico pour tâcher de nous convaincre de son propos : Las Casas. À l’aide d’une métaphore de personnes qui s’allient pour en former une troisième qui ira par la suite s’allier avec d’autres, un peu comme le mélange d’affluents forment un nouveau cours qui se déversera dans un autre cours d’eau, le narrateur compare le résultat à la création inattendue d’une nouvelle catégorie présente dans la peinture, catégorie insaisissable puisqu’elle n’a pas vraiment de référent réel sinon que le jeu de catégorisation oblige: le Noteentendo. Comme le fleuve, l’artiste sépare les différents couples par des frontières fictives (les traits noirs) qui ne semblent pas s’appliquer au paysage sur une même ligne puisqu’il est continu ni empêcher la circulation puisque tous les types de personnages se retrouvent au moins deux fois dans le tableau. Comme pour le fleuve, chacun a son identité propre, mais, dans le tout, sont forcés d’être réunis et donnent une nouvelle identité, interprétation à l’œuvre qui sera reconfigurée par un éventuel spectateur qui imaginera, par exemple, un jeu de l’oie comme le narrateur de Danube.
Ce métissage n’existe donc pas seulement là où le fleuve passe ou dans ce que le fleuve crée, mais participe à la peinture de ceux qui composent ce fleuve. En effet, les figures d’Italiens, d’Espagnol, de Français, d’Allemand, de Polonais, de Juifs,… participent tous au récit du narrateur dans la nouvelle construction de l’esprit du lieu. En ce sens, l’œuvre est un récit polyphonique pan-national ; le lieu n’est définissable qu’à travers sa multiplicité éclatée qui n’est même pas nécessairement constituante de son territoire. Cet éclatement force la réunion avec des éléments qui pourraient sembler complètement étrangers se remarque par exemple lors des nombreuses comparaisons entre le Nil et le Danube. Ces comparaisons sont faites au niveau des récits entourant la recherche des origines de l’un et l’autre et, dans la première partie, cette comparaison est tout de même effectuée à trois reprises (pages 23, 25 et 29). Ces liens ne sont pas toujours faits avec des réalités éloignées du fleuve comme en témoignent les métaphores et comparaisons avec le Rhin présentes un peu partout dans le texte, comme le souligne un passage : «[…] l’Or du Rhin brillant bien souvent dans les flots du Beau Danube Bleu» (p.40) ; en plus de faire allusion à un topoï courant dans les lieder (l’Or du Rhin) ou encore à un opéra de Wagner, rappelle la composition de Strauss et le poème d’Apollinaire. Bref, cette phrase illustre bien à elle seule comment la courtepointe est créée en juxtaposant une des particularités le plus symboliquement associée au Rhin à l’eau du Danube aussi symbolisé par une composition caractéristique du fleuve.
Ce mélange identitaire ira même jusqu’au refus d’anthropomorphiser clairement le fleuve par une image : il peut être un enfant (p.50), une femme (Donaue est féminin en allemand) ou un personnage dans «la force de l’âge» (p.50). Le titre de l’ouvrage, qu’il soit en français ou en allemand, ne porte d’ailleurs pas de déterminant de genre pour vraiment se concentrer sur le nom. D’ailleurs, comment pourrait-on le qualifier si il est à la fois l’homme, la femme et sa progéniture?
Le métadiscursif de l’œuvre
Le narrateur pourrait se contenter de dégager une identité au Danube à travers les trois procédés déjà mentionnés (la convocation de l’intertexte, la configuration du récit et le métissage des discours), mais un dernier procédé mérite d’être mentionné et permet une réflexion sur l’ensemble de ces styles. L’ouvrage est constitué, de ses débuts à la fin, de marques qui rendent compte de certains territoires plus précis au sein du lieu et de l’H/histoire tandis que l’ensemble forme – et on a là une tentative de mimèsis du fleuve même – l’entité Danube et se veut être aussi englobant et métissé que le fleuve duquel il tire ses sources. Lors de sa traversée, le narrateur commente continuellement ses sources, c’est le fil qui permet le tissage de l’œuvre, et apporte parfois son avis sur la question. Une telle méthode est d’ailleurs explicitée par le voyageur dès le début du texte : «Il est réconfortant que le voyage ait une architecture, et qu’on puisse y apporter sa pierre, même si le voyageur semble moins du genre à édifier des paysages – c’est une besogne de sédentaire – qu’à les démonter et les défaire […]» (p.19).
Bref, le narrateur tente de déconstruire les mythes forgés par les populations locales bien que la fonction que les autorités lui demandent de prendre est plutôt celle de reconfigurer les récits pré-existants. Le voyageur crée ainsi un nouveau récit plutôt que de lui donner une nouvelle interprétation. Elle débute d’ailleurs par une prétention de l’invitation à mettre de l’ordre dans des incertitudes et l’absence de régularité qu’il soulève tout au long de l’ouvrage en convoquant une panoplie d’intertextes. Le voyageur reste cependant insatisfait de sa configuration d’une nouvelle histoire et se permet d’en questionner les limites : «Où s’achève le Danube? Il n’en finit pas de finir, dans un présent sans fin. Les bras du fleuve s’en vont chacun pour son compte, ils s’émancipent de l’impérieuse unité/identité, ils meurent quand bon leur semble, l’un un peu plus tôt et l’autre un peu plus tard.» (p.487) Car, les différentes narrations du Danube s’en vont, reviennent parfois, mais on ne s’attarde pas sur l’une en particulier jusqu’à la fin de l’ouvrage. Elles sont parfois longues, parfois plus courtes ainsi que «les bras du fleuve» qu’il mime. Il n’y a d’ailleurs pas vraiment de fin à l’ouvrage : le fleuve finit par se jeter dans une mer que le narrateur ne peut apercevoir bien longtemps et il garde toute son incertitude.
Nous proposerons, en guise de conclusion, que le Danube est un ouvrage à la recherche de l’origine d’une identité du fleuve qui finit par le mimer dans l’espoir d’atteindre l’esprit du modèle de l’imitation et de s’y fondre finalement. Cette recherche passe par la convocation d’intertexte pré-existant à l’ouvrage, mais aussi par sa configuration, sa déconstruction et finalement sa reconfiguration à travers l’œuvre, mais aussi par la construction d’une géographie et d’une histoire mimétique des différents récits sur le Danube. Cette imitation mêle les différents récits et forme le métissage polyphonique et complexe du texte-fleuve, lequel tentera de renvoyer l’image du fleuve-texte inspiré dans sa mimèsis en adoptant les qualités, identités et fonctions du Danube qu’il épouse.7
«L’espace ne se déploie pas dans la pure simultanéité en raison de la réactivation permanente des couches temporelles qui le parcourent. Il intègre aussi les variations causées par la concaténation des diverses temporalités réglant le rythme des cultures. D’un lieu à l’autre, la perception du temps et de l’actualité peuvent diverger. Le présent de l’un ne correspond pas nécessairement au présent de l’autre. On butte contre ce que Ernst Bloch appelait la Ungleichzeitigkeit, une asynchronie généralisée provoquant la modulation de tout développement.6»
Cet «Ungleichzeitigkeit» qui pourrait se traduire par la «non-simultanéité» est non seulement illustré par Danube qui métisse au sein du texte l’histoire et la géographie des récits et les problématise notamment avec l’évocation des géographies changeantes allant jusqu’à l’Urdonau, mais est aussi mentionné et questionné par l’ouvrage (aux pages 53 et 54). Lorsque le narrateur écrit que «[c]’est seulement plus tard que l’Histoire acquiert sa réalité, alors qu’elle est déjà passée et que les liens d’ensemble, institués et enregistrés dans les annales, confèrent à un événement sa portée et son rôle» (p.54), on ne peut que réaliser que la théorie du récit de Ricœur et cette asynchronie qui prend son sens après avoir été vécu (auquel on relie même la notion d’événement) coïncide fortement. L’ungleichzeitigkeit n’est alors pas seulement une simple théorie qui permet de comprendre certains passages plus flous de l’histoire, mais réalise dans l’ouvrage et dans le réel le concept de (re)configuration du texte et du lecteur au sein même de Danube et illustre bien ce que le métissage des textes, des narrations filées que le narrateur donne à voir au lecteur : une courtepointe qui possède un esprit, une temporalité et un sens.
Bibliographie
ANONYME, Las Castas, Huile sur canevas, 18ème siècle dans ANNENBERG LEARNER, «Human Races (Las Castas)», en ligne, http://learner.org/courses/globalart/work/85/zoom.html [consultée le 4 décembre 2013], n.d.
ITALIEN-PASTA.COM, «Glossaire de la cuisine italienne», en ligne, http://www.italien-pasta.com/GLOSSAIRE%20DE%20LA%20CUISINE%20ITALIENNE.php [consultée le 8 décembre 2013], n.d.
MAGRIS, Claudio, Danube, Gallimard, Paris, 1988, 497 pages.
MORALIC, Izvor, «Book Review: Claudio Magris’ Danube», The Vienna Review, en ligne, http://www.viennareview.net/vienna-review-book-reviews/book-reviews/claudio-magris-danube-river-of-melody [consultée le 8 décembre 2013], Mai 2007.
RICœUR, Paul, Temps et récit 1. L’intrigue et le récit historique, Seuil, Points essais n°227, Paris, 1991, 404 pages.
WESTPHAL, Bertrand, La géocritique, Éditions de Minuit, coll. Paradoxe, Paris, 2007, 278 pages.
Notes
1 Exemple : «avec l’espoir que par ces fissures, comme par les entailles ménagées dans les rideaux de coulisse sur la scène du quotidien, passera au moins un souffle, un courant d’air en provenance de la vraie vie masquée par le paravent du réel» (p.33)
2 Le speck est une «[c]uisse de porc désossée, légèrement salée et aromatisée, fumée à froid.» (Italien-Pasta.com), une autre métaphore pour désigner un certain âge.
3 MORALIC, «Book Review: Claudio Magris’ Danube», en ligne.
4 WESTPHAL, La géocritique, p.64.
5 RICœUR,Temps et récit 1. L’intrigue et le récit historique, p.288.
6 WESTPHAL, op. cit., p.230.
Ce billet est issu d’un travail présenté dans le cours FRA 6351 – Littérature contemporaine (Poétique du lieu) donné par Élisabeth Nardout-Lafarge à l’Université de Montréal le 10 décembre 2013.