D’où provient le symbole féministe?

Une version zine de ce billet mis à jour et augmenté en 2018 est disponible! Vous avez le droit d’imprimer et de distribuer gratuitement ce zine si vous le désirez. Des exemplaires sont aussi disponibles à l’achat à la librairie l’Euguélionne à Montréal.

Préambule
Je suis une personne blanche. Je vais véhiculer des idées qui remettent peu ou pas du tout en question le statut quo. Ma vision des choses risque ainsi d’être écoutée plus attentivement qu’une personne de couleur ou encore une affirmation qui remettrait en cause l'(his)toire d’un mouvement. De plus, ce n’est pas parce qu’une personne de couleur approuverait mes conclusions que ce que j’avance est nécessairement exact. De la même manière, une personne de couleur qui désapprouverait mes conclusions n’est pas une personne biaisée de par son expérience bien au contraire. Le féminisme de l’expérience (standpoint feminism) a été conçu par le féminisme noir (Black feminism) pour mettre de l’avant l’importance de l’expérience individuelle qui contredit la pensée et théorie institutionnelle blanche patriarcale. Cette expérience est nécessaire afin de remettre en question la situation de la parole canonique et institutionnelle. Ma parole est autant située qu’une autre, possède ses propres biais, sa propre histoire, son propre potentiel d’impérialisme, de colonisation et de blancsplication (whitesplaining). J’ai des privilèges (temps libre, Internet, éducation, etc.) qui font en sorte que ma parole et mes recherches auront plus de crédibilité que quelqu’un·e qui n’en a pas. Je n’écris pas ceci simplement pour dire, hop, voilà, j’ai pris des précautions, je peux maintenant passer à autre chose.

Si j’écris ce préambule c’est pour expliquer que ma parole est biaisée de par ma propre éducation, mes propres expériences et de mon (his)toire de blanc colonisateur. Ce n’est pas à travers l’enseignement que j’ai appris l’existence de Marie-Josèphe dite Angélique, du génocide culturel autochtone ou encore de l’esclavage au Canada, mais bien à travers les récits et les expériences des personnes autochtones et noires qui ont pris le temps de nous instruire sur ce sujet (alors que ce n’est pas leur travail, mais le nôtre à effectuer). Penser que ces oppressions sont choses du passé sont aussi fausses malgré ce que les gouvernements (blancs) s’évertuent à nous faire croire. Outre l’assassinat et la disparition de plus de mille femmes autochtones entre 1980 et 2012 et le refus de faire une enquête, les femmes autochtones continuent à vivre dans la pauvreté et la violence qu’elles subissent n’est pas terminée. Les personnes de couleur, plus généralement, au Canada sont aussi plus à risque d’avoir un faible revenu (euphémisme) et d’être victime de violence. Ce texte est écrit en territoire mohawks (ou Kanien’kehá:ka) non cédées et rien dans notre constitution ne le souligne.

Ce billet, malgré son préambule, peut donc très bien s’inscrire en continuation avec cette histoire d’oppression, de colonialisme et de refus d’écouter les personnes de couleur. J’espère que ce n’est pas le cas, mais en tant que personne blanche, il n’y aurait pas de conséquence le cas échéant ce qui confirme qu’en tant que personne privilégiée, je peux très bien refuser d’écouter les personnes de couleur, avancer ce que je veux et ne pas me faire taper sur les doigts pour avoir dit n’importe quoi ou encore quelque chose qui pourrait blesser ou offusquer quelqu’un·e. Je prends donc une parole à laquelle je demande de faire attention, de reconnaître ses biais et son histoire d’oppresseur.

Dans le cas où les conclusions du billet seraient inexactes (ou fausses) et que vous n’avez pas envie de perdre votre temps à me répondre (parce que vous n’avez pas à perdre de votre temps pour instruire une personne blanche bénévolement), mentionnez moi tout simplement d’aller promener, je saisirais et je n’en voudrais à personne (je n’effacerai pas les commentaires [sauf s’il s’agit effectivement de menaces]).

Si vous prenez la peine de répondre, d’apporter des précisions supplémentaires, de parler de votre expérience, vos témoignages, soyez certain·e que je réviserai ce billet avec votre rétroaction et vous nommerez comme source (parce que j’essaie de ne pas réapproprier). Si vous désirez rester anonyme, pas de problème, je ne mentionnerai pas votre nom, mais préciserai que la donnée ne vient pas de moi.

Finalement, je prends la parole uniquement parce que j’ai été amené· à m’intéresser aux symboles féministes des années 60-70 dans le cadre de mon mémoire de maîtrise puisque le sujet de ce dernier, Françoise d’Eaubonne, ne cesse d’en faire des allusions à droite à gauche et qu’une partie de mon travail est de retrouver ces allusions et de comprendre leur insertion dans la narration. Je n’ai autrement pas l’habitude de me prononcer sur des sujets que je connais peu ou prou. Surtout sur des sujets aussi sensibles et dont mon opinion n’est probablement la bienvenue.

Introduction
Ce billet se veut une réponse au statut tumblr qui circule et indique que le poing à l’intérieur du symbole de vénus ne représente pas le féministe mainstream, mais qu’il aurait été en fait créé par des féministes noir (black feminist) pour représenter leur lutte contre la misogynie anti-Noire. Ce symbole serait un des exemples de vol, appropriation culturelle (cultural appropriation) par des féministes blanches pour leur propre lutte sans jamais reconnaître son origine des milieux féministes noirs. (Note: le statut tumblr original a été supprimé en même temps que son compte et est maintenant impossible d’accès même à travers les archives web, un autre tumblr a cependant repris le contenu du statut tel quel et pourra être pris comme référent pour comprendre ce texte)

Symbole féministe

Le symbole féministe de couleur rouge menstruel. Source de l’image.

Tout d’abord, je suis en partie d’accord avec la première affirmation qui annonce que « this symbol does not represent mainstream feminism ». En effet, le symbole est aujourd’hui tout particulièrement associé au (dans l’ordre alphabétique) féminisme noir, à l’anarchaféminisme [bien qu’un poing légèrement différent] et au féminisme radical. D’autres formes de féminisme ont leur propre symbolique, parfois multiple, pour désigner leur courant (féminisme trans, écoféminisme, féminisme islamique, etc. [souvent dérivé du symbole de Vénus]) ou n’en ont tout simplement pas.

Cependant, plusieurs éléments m’amènent à penser que le poing dans le symbole de Vénus n’est probablement pas issu des mouvements féministes noirs américains et que son origine pourrait même être plus complexe. Je ne l’exclus pas, il m’a été impossible de vraiment retrouver UNE première apparition bien affirmée de ce symbole, bien que plusieurs clament être à son origine, mais il semble improbable, avec les données disponibles pour le moment, d’affirmer avec certitude que le symbole provient d’un courant ou d’un autre.

Mon argumentation se divisera en 3 parties :

La première, « Le symbole de Vénus et le poing levé », traitera des symboliques du poing et du symbole de vénus individuellement. Pas dans le but de dire : «oh! Le poing est issu des milieux gauchistes et anti-fascistes européens», mais plutôt dans le but de démontrer que la forme du poing présent dans le symbole de vénus n’est pas celle associée aux mouvements féministes noirs.

La deuxième partie, « Le statut tumblr et réponses aux critiques soulevées », s’intéressera aux trois images présentent sur le tumblr et montrera en quoi ces images sont postérieures aux premières apparitions de la symbolique. Nous répondrons aussi à quelques commentaires que nous avons trouvés qui critiquaient les réponses au fait que le symbole féministe ne serait pas féministe noir.

La troisième partie, « Les origines possibles du symbole féministe », s’attardera à retrouver les origines véritables du symbole féministe.

Cette argumentation voudra se faire dans le plus grand respect possible des mouvements féministes noirs, nous l’espérons. Pour ce faire, nous allons détailler certaines parties de l’histoire féministe noire à des fins d’éducation, de démonstration et de rappel de l’importance de ces mouvements dans l’histoire. Ceci, non pas de le but d’éviter une critique de colonisateur qui ne connaît pas les mouvements féministes noirs, mais vraiment à fin de les faire découvrir.

1- Le symbole de Vénus et le poing levé
Pour rappel, le symbole de Vénus (ou encore plus anciennement, l’ankh ☥) est une image en elle-même intemporelle qui a toujours été synonyme de vie, de fertilité ou de la femme. La réappropriation par les féministes de ce symbole semble assez naturel dans la plupart les cultures (des féminismes islamiques à celles occidentales). Nous passons rapidement là-dessus puisque là n’est pas le cœur du débat.

La première image qui vient en tête lorsqu’on parle du poing levé, est probablement celle de Nelson Mandela qui le leva le 12 juin 1964, jour de sa condamnation (à vie). Ainsi qu’un article de Slate l’explique, ce poing n’est pas exclusif à ce dernier, ni aux mouvements des Black Panthers par la suite, mais est aussi tributaire d’une histoire en Europe. Il fut utilisé autant par des mouvements marxistes, communistes et anti-fascistes dès le début du XXème siècle. Par ailleurs, sur ce continent, ce sont ces mouvements qui vont lui être associés plus fréquemment depuis les années 30.

J’attirerais cependant l’attention sur la forme du logo que le poing levé afro-américain, qu’on nomme le « Black Power fist » ou parfois simplement le « Power sign » possède des traits discernables qui le distingue du poing du symbole féministe. Le «Black Power fist» est toujours noir, très carré, il montre aussi le pouce traditionnellement vers la gauche contrairement au symbole féministe où le pouce est toujours à droite et les doigts beaucoup plus ronds. Finalement, il est beaucoup plus incliné.

Bref, visuellement l’intertexte n’est pas présent à ce niveau et s’éloigne beaucoup trop du modèle des Black Panthers pour conclure à un filiation en ce sens. La multiplicité des sens du poing et la possibilité qu’un groupe féministe noir se soit inspiré d’un autre symbole ou en ai redessiné un complètement reste cependant une possibilité. C’est pour cela qu’on va jeter un coup d’œil aux photos du tumblr et regarder du côté des premiers mouvements féministes noirs.

2- Le statut tumblr et réponses aux critiques soulevées
Le statut tumblr nous présente trois images, deux photos et un montage (non datée par elle), pour nous prouver son point. La première montre une banderole avec le poing levé dans un cercle ainsi qu’une petite affiche où on voit un symbole de vénus et on peut deviner un poing (bien qu’on ne voit pas sa forme). Le deuxième est un montage de trois femmes où en arrière-plan plusieurs symboles féministes de différentes tailles sont ajoutés et finalement la dernière photo est datée de l’an 1972 à New York et concerne une manifestation en support à Angela Davis. Deux symboles féministes sont présents, un gros avec un fusil dans le poing et l’autre un symbole féministe ordinaire sur une pancarte.

La première photo est tirée d’une manifestation du Women’s Liberation group qui marcha en support du Black Panther Party à New Haven en novembre 1969 (source). Ce qui en fait une candidate très intéressante pour le titre de première occurrence, mais comme on le verra dans la troisième partie, ne l’est cependant pas. Détail intéressant: l’affiche avec le symbole féministe en arrière sera réutilisé dans plusieurs autres manifestations en soutien aux Black Panther incluant une en 1971 de nouveau à New Haven.

Pour la deuxième image, il m’a été impossible d’en retrouver l’origine. Sa première apparition sur le web semble dater du 17 octobre 2006 sur un site néérlandais socialiste. Absolument rien ne nous permet de dater plus encore cette image. Les habits semblent cependant plus contemporain que les années 1970. Cependant, la qualité de l’image, pour un article de 2006, nous indique aussi que le montage n’a pas été fait avant sa copie, mais plutôt par ordinateur (l’effet de pixellisation du symbole, mais pas des femmes).

Pour la dernière photo, toutes les indications sont déjà présentes, mais vu que la manifestation a eu lieu à New York en 1972, nous devons encore conclure que c’est insuffisant puisque le symbole féministe était déjà très largement diffusé à cette époque. On le retrouvait aussi, par exemple, sur le côté de livres des éditions des femmes en France en 1972.

Avant d’essayer de déterminer où a été affiché pour la première fois le symbole féministe, nous trouvons important de répondre à quelques critiques trouvée sur le statut Facebook de Guerilla Feminism qui critique les possibilités que les féministes blanches ont inventé le symbole féministe. Cette remarque, la plus «aimé» par les internautes adresse une question intéressante «Black people have not had access to the the printing, publishing, trademarking and copyrighting that others have had access to up until very recently. Even today there is still a disparity as those things cost money and women especially black women and other WOC who may also meet at intersections under a certain level of wealth and access still have limited options to secure intellectual property. » Sans jamais nier les faits présentés ici, il est bon cependant de rappeler que malgré un grand désert (par rapport à la production des blanc·hes) sur la publication et édition des personnes de couleur aux États-Unis, plusieurs traces restent quand même présentes. De nombreuses photographies ont été prises dans les années 1960 des Black Panthers et plusieurs zines de personnes de couleur étaient quand même en circulation à cette même époque (sans compter que des librairies afro-américaines avaient aussi pignons sur rue). Retrouver ces documents peut cependant être un énorme problème aujourd’hui puisque l’institution blanche n’a pas crû bon archiver, conserver et diffuser ces documents d’où leur oubli. Un ouvrage collectif intitulé But Some of Us Are Brave s’attarde cependant à l’élaboration de nombreuses et exhaustives listes bibliographiques d’ouvrages par/sur des femmes noires et est une importante référence en la matière pour la recherche.

C’est par cette, très relative, absence de documentation que je vais devoir refuser de conclure que le symbole féministe n’est pas créé par des féministes noires, ou encore par des féministes blanche puisque sa première occurrence peut en effet être réellement perdue (ce qui n’est pas une nouveauté dans l’histoirE des femmes). Fouiller à travers toutes les archives picturales des années 1960 prendrait plus qu’un doctorat et d’importantes ressources. De cette critique donc, je retiendrais la presqu’impossibilité de conclure, mais je tiens à ajouter l’importance quand même de souligner que les personnes noires n’avaient pas pas accès à l’impression et l’édition, mais plutôt un accès limité (une thèse dont nous reparlerons en parle plus amplement).

Plusieurs des autres critiques, dont plusieurs par les administratrices de la page, dénoncent aussi le fait que l’on ne peut pas conclure à une réappropriation par des féministes blanches du symbole féministe justement à cause de ce manque d’accès à la diffusion d’images provenant des femmes noires. L’attention portée à l’origine du poing est aussi extrêmement critiquée puisqu’elle ne parle pas de la première apparition de la superposition du symbole de Vénus et du poing, mais simplement du poing et de ses origines. En effet, l’attention que j’ai porté au poing levé étaient là en guise d’introduction et du rejet d’un filiation extrêmement marquée avec le « Black Power fist », cette filiation peut tout de même se faire de manière indirecte ou dans une tentative de réappropriation.

Enfin, l’impossibilité de conclure à une non-réappropriation est en effet problématique à plusieurs niveaux, mais amène cependant à poser plusieurs questions : le débat est parti d’un statut tumblr dont les statuts sont des photos, peu de politique (bien que le fait de se réclamer bi, noire et féministe est politique) à l’exception de ce statut qui mentionne une appropriation culturelle avec comme seuls exemples des photos datant à partir de 1969 qui attribuerait l’origine du symbole au féminisme noir (ce que je réfuterais dans la troisième partie). Des trois dernières photos, deux peuvent en effet être « problématiques », la première où une femme blanche brandit une affiche où il est écrit « Woman is the nigger of the world » et des macarons du site Etsy où on vend des images et symboles féministes (la vente d’images féministes à des fins lucratives étant souvent remise en question comme étant une appropriation du féminisme par le capitalisme). La femme blanche qui porte un symbole féministe tatoué dans le cou ne serait problématique que s’il était démontré que le symbole féministe est en effet un symbole réapproprié par les féministes blanches. Les deux images « problématiques » montrent donc du racisme dans la première et une réappropriation capitaliste du féminisme dans la dernière, non pas une réappropriation culturelle du féminisme noir.

Bref, un statut tumblr très discutable où aucune des photos n’est datée ou n’a été mise en contexte (mon but n’est pas d’attaquer la personne derrière ce statut, mais bien le texte en lui-même!) est à l’origine de la remise en question des origines du symbole féministe. Absolument tous les autres articles et statuts qui remettent en cause la naissance du symbole féministe font référence à ce statut (ou la date de rédaction est postérieure au statut et utilise semblablement les mêmes images et arguments). Encore une fois, nous n’excluons pas la possibilité que le féminisme noir ait élaboré le symbole féministe, seulement rien ne permet même d’en douter sérieusement ; un seul témoignage écrit, photographique ou oral aurait suffit, mais nous n’avons même pas ça.

3- Les origines possibles du symbole féministe
France
Déjà du côté français (mes connaissances et recherches ne me permettent pas de parler de l’Europe plus largement à cause, entre-autres, de questions de langue), le symbole féministe était en circulation dès le début des années 1970. Une manifestation «pour l’avortement libre et gratuit pour toutes» le 20 novembre 1971 avait déjà le symbole sur une de ses banderoles. Dans la revue le Torchon brûle n°3, publié en 1971 aussi apparaît aussi ce symbole. Un reportage diffusé en France le 27 août 1970 commémorant le cinquantième anniversaire du droit de vote des femmes montre aussi le poing féministe (femme avec poing levé à 0:30, symbole féministe sur un macaron à 0:50 et sur une affiche à 1:45). Avec la multiplication du MLF, de lieux en non-mixité, de groupes de travail, de groupes pour l’avortement, etc. les féministes, en 1972, ne peuvent donc pas ne pas avoir aperçu ce dernier. L’absence notable de revues et manifestations féministes avant 1970 ne me permet pas de retracer plus tôt l’utilisation du poing dans le symbole de Vénus en France.

Québec
Au Québec, une infolettre de 10 pages diffusée en mars 1970 intitulée Montreal Women’s Liberation n°1 (en anglais) présente le symbole bien visible sur sa couverture. Deux mois plus tard, un poing anarchiste dans un symbole de Vénus est visible sur une affiche faisant la promotion d’une manifestation pour l’avortement libre et gratuit au parc Lafontaine le 10 mai 1970, le jour de la fête des mères (Micheline Dumont, Le féminisme québécois raconté à Camille, p.127); le tract et un document statistique accompagnant le communiqué de presse la manifestation font aussi figurer le symbole (Anthologie Québécoises deboutte! tome 1, pp.72-73). La première apparition sur une revue semble cependant être dans le n°1 de Québécoises deboutte! en novembre 1972 avec encore une fois un poing plus proche du poing anarchiste, et plus réaliste, que celui plus largement diffusé.

États-Unis
Il est possible de remonter plus loin encore aux États-Unis que la manifestation en soutien aux Black Panthers Party pour trouver des représentations du symbole féministe. Les premières représentations que j’ai pu retrouvé du symbole pour le féminisme noir sont tirées de la thèse «Free our sisters, free ourselves » d’Agatha Beins. Il est possible de voir le symbole féministe dans le titre d’un des pamphlets des Black Panthers de novembre 1969 à la page 237. D’autres symboles apparaissent plus tard, la première en 1973 pour la Sisterhood Bookstore (p.238). La première mention académique (2007) explicite face au symbole est dans The Feminist Memoir Project: Voices from Women’s Liberation (p.488), où une féministe noire universitaire, Beverly Guy-Sheftall, mentionne « an image of the now-familiar female symbol but with a twist – in the center was a clenched fist, reminiscent of the Black Power Movement » sur un « Statement » qui date cependant d’après 1973 indiquant donc, selon ses connaissances qui incluent la consultation d’une très large documentation qu’il s’agirait de la première illustration de la symbolique féministe avec la twist féministe noir (mais comme nous l’avons vu, ce n’est pas le cas). Il ne m’a donc pas été possible, ni moi, ni d’autres, de retrouver le symbole féministe noir plus tôt qu’en novembre 1969.

Du côté des féministes blanches, on retrouve des représentations du symbole avant novembre 1969 notamment dans la revue Women : A Journal of Liberation publiée en automne 1969, ainsi que sur les revues suivantes, le symbole est présent sur la page couverture de son premier numéro.

C’est cependant en remontant jusqu’au 6 septembre 1969 lors d’un rassemblement d’une centaine de féministe contre les concours de beauté (ici Miss America) qu’on aperçoit pour la première fois le symbole sur des photographies de féministes portant un macaron avec le symbole de vénus et du poing levé. Ce macaron « depicting a clenched fist inside the biological female symbol was produced by Robin Morgan for the second Miss America Pageant demonstration, in 1969. Unlike the double X, it combined the elements of defiance and revolution with that of femaleness. The original version was a dark red on a white background. It has undergone some regional changes — Boston’s button is outlined, Chicago’s has narrow lines, New Haven’s fist crashes through the top of the female symbol– but the basic design is the same. » (Source). L’affiche de l’événement prédate encore un petit peu la première apparition dans ce rassemblement et serait donc la première apparition datée du symbole. Dans The Feminist Memoir Project: Voices from Women’s Liberation, on lui attribue directement la maternité du symbole: « In 1969, Robin Morgan and Kenneth Pitchford create the women’s liberation symbol – a raised fist inside the glyph for « female » for the second Miss America demonstration. » (Source, p.501) Notons que Robin Morgan publiera en 1970 un livre, Sisterhood is Powerful avec le symbole sur sa page couverture.

Si on voulait donc essayer de remonter aux origines du symbole féminisme, il nous faudrait demander directement à Robin Morgan si elle est à l’origine de son élaboration ou si elle s’est inspirée d’une autre représentation. Il est possible de le faire, elle est vivante.
[ Addenda 6 juin 2016: Aude Lorriaux, dans un article de Slate.fr, a posé la question. Voici la réponse: « Carol Newton, l’assistante de Robin Morgan, affirme aussi que l’activiste est la première auteure du logo, qui, selon elle, a été en réalité inventé deux ans plus tôt, en 1967. Il a été utilisé publiquement la première fois en 1968, dit-elle, pour la première manifestation contre Miss America, où il était notamment peint sur des pin’s, raconte-t-elle. » Merci! Elle ajoute d’ailleurs une image d’une première variante vraiment intéressante du symbole féministe.]

Conclusions?
Je tiens à conclure en mentionnant ceci: il n’est pas possible de trancher avec les données dont j’ai accès que les mouvements féministes noirs américains ont bel et bien superposé pour la première fois le poing levé et le symbole de Vénus. Absolument tous les articles que j’ai trouvé sur le sujet ramenait tous au statut tumblr précédemment mentionné. L’origine peut être double puisqu’autant les féministes noires américaines que les américaines blanches ont pu l’utiliser simultanément. La possibilité que les deux l’aient inventé séparément reste assez mince à mon humble avis (c’est une opinion ici, pas un fait). La seule possibilité de conclure définitivement, ou même peut-être pas, serait de questionner Robin Morgan à ce sujet. Cependant, considérant les deux contextes du poing levé des deux origines probables (il peut même y avoir d’autres origines), soit l’allusion à Mandela ou aux mouvements de gauche; nous voyons très mal retirer le symbole du féminisme à l’un ou l’autre des mouvements sans démonstration d’une appropriation culturelle. En effet, le poing levé porte sa propre histoire issu du socialisme, de l’anti-fascisme et du communisme qui a façonné une partie du mouvement féministe américain et européen. De l’autre côté, le poing brandi est indissociable de l’histoire des Noirs aux États-Unis. Ôter ce symbole à l’un ou l’autre des mouvements féministe, c’est le déposséder d’une histoire propre à lui.

Une avenue possible pour que le féminisme noir garde sa symbolique distincte et son histoire est de garder l’image où le « Black Power fist » est superposé au symbole de Vénus pour le représenter. De cette manière, ce tatouage représente très clairement de l’appropriation culturelle. Le symbole féministe rouge, lui, pourrait être utilisé par les féministes radicales (ou des mouvements féministes de manière plus large). Ce n’est cependant clairement pas à moi que revient la décision. C’est à travers son usage et les réflexions que toutes les parties en cause pourront (re)questionner leur(s) symbolique(s) et progresser ensemble. La beauté du féminisme permet justement de remettre constamment en question ses fondements et de ne jamais imposer de conclusion définitive.