L’allégorie de la Richesse dans le Chemin de longue étude de Christine de Pizan

Quelques mots d’ordre méthodologique tout d’abord. Quand nous parlons d’ethos prédiscursif, nous désignons l’ethos que Richesse possède avant de débuter son discours, c’est-à-dire l’ensemble des signes extérieur au discours rhétorique qu’elle aura pendant sa présentation. Semblablement pour l’ethos post-discursif qui désigne l’ensemble de la perception de la figure allégorique après son discours à l’assemblée.

À la fin du Moyen Âge, les figures allégoriques se concrétisent de plus en plus dans des personnifications au lieu de prendre place, comme auparavant, dans des comparaisons selon A. Strubel1. Le Chemin de longue étude est un récit assez explicite de ce fait. Au début de l’ouvrage, Christine de Pizan doit composer avec la mort de son mari et rejette la faute sur la Fortune qui ne s’incarne jamais dans le texte et est seulement évoqué en temps que métaphore de la vie, de la mort et de l’injustice qui peut frapper n’importe quand et n’importe qui. Plus le récit avance cependant, plus les métaphores tendent à s’incarner, d’abord dans la scène de la fontaine de sapience, mais beaucoup plus concrètement avec le débat à la fin du récit où Richesse, Sagesse, Noblesse et Chevalerie doivent convaincre dame Raison qu’elles sont plus importantes que leurs consœurs, doivent être écoutées à meilleur titre qu’elles et leurs conseils suivis. Ce débat semble être une métaphore des conflits réelles entre plusieurs classes de la société française : nobles, chevaliers, bourgeois qui se perpétue alors en France. Ce conflit est cristallisé dans cet échange entre les dames afin, il semble, de tenter de résoudre un problème millénaire qu’est l’appât du gain. Richesse devient ainsi aux yeux de Raison «la cause de ces malheurs ; nous vous accusons tous d’inciter les hommes à sortir leurs épées, et de les pousser à leur perte parce que vous leur envoyez votre servante Convoitise […]» (p.257).

Notre hypothèse est que l’allégorie, sous la forme d’une personnification, de la Richesse permet à l’auteur de réinvestir un discours associé à la Fortune en y intégrant plusieurs nouveaux éléments, dont le pouvoir conscient que Richesse dispose auprès des hommes et en lui adjoignant aussi les défauts de convoitise et d’avarice. Nous analyserons d’abord l’ethos pré-discursif de Richesse, puis les différents éléments de son discours : l’argument de la cause première, sa réplique aux accusations, son inscription historique, son arrogance, son injustice et enfin sa conclusion avant de voir en quoi son discours n’affecte, au final, pas son ethos et ne fait que conforter la vision que Christine de Pizan avait de Fortune / Richesse.

Quelques mots d’abord sur la présentation de Richesse aux yeux de la narratrice. La figure allégorique est d’abord mentionnée dans la requête de la Terre à Raison : «La cause principal du malheur qui a cours entre eux, la racine de tous leur maux, est la convoitise, qui court dans leurs veines, d’avoir les vains trésors distribués par dame Richesse.» (p.245) Elle y est indirectement associée au vice de la convoitise en plus d’offrir de «vains trésors» aux hommes bref, une figure très négative et malfaisante pour la Terre qui veut s’en départir à tout prix il semble.

« Le plaidoyer à la cour de Raison» . BL Harley 4431, folio 196v. British Library, Londres. Daté 1410-1414.

« Le plaidoyer à la cour de Raison» . BL Harley 4431, folio 196v. British Library, Londres. Daté 1410-1414. Assises sur les trônes; en haut: Sagesse (gauche), Raison (milieu), Chevalerie (droite); en bas, Noblesse (gauche) et Richesse (droite).

La deuxième mention de dame Richesse survient alors que Raison convoque les quatre dames qui occupent les chaires célestes. Sagesse arrive alors avec ses filles Sapience et Science «qui sont sages et fines d’esprit» (p.251) et constituent avec toutes les Sciences «une assemblée belle à voir». Noblesse s’accompagne d’«une cour distinguée» ainsi que d’«une belle compagnie» et «form[e] un ensemble impressionnant». Face à elles deux, les deux Dames Chevalerie et Richesse paraissent moins bien : alors que Chevalerie arrive avec «vingt mille hommes casqués» et des «armes polies brill[ant] de propreté», Christine a peur en les apercevant car, ils étaient tout «disposés à se battre». Richesse n’est pas nommée tout de suite, on dit d’abord d’elle qu’«[à] l’occident apparut l’orgueilleuse» puis, on décrit sa compagnie qui ne possède aucune uniformité, il y a «des beaux et des laids, des bossus et des difformes, […]». À cela s’ajoute une impression de Christine qui annonce «je m’ébahis d’une chose qui a failli me faire détester Richesse : c’est qu’elle donnait des places d’honneurs à certains hommes vils ni bon ni savants» alors que d’autres plus vertueux suivaient plus loin derrière. Bref, Richesse n’est pas vue comme quelqu’un de juste, elle pourrait même être une personne corrompue vu qu’elle attribue les meilleurs places aux gens qui lui offre le plus de biens.

Finalement, la dernière mention de Richesse avant son discours est durant celui de Raison, déjà évoqué dans l’introduction, où on accuse Richesse d’être à l’origine de guerre et où on lui donne pour servante Convoitise.

Ces remarques et observations préalables dépeignent Richesse comme étant profondément injuste. On peut alors se demander pourquoi Raison la convoque dans ce débat et lui permet de tenir un discours puisque la Terre semble plus vouloir la condamner que de vouloir réfléchir à quelles qualités devraient avoir les dirigeants des nations. À l’origine des problèmes, Richesse devra donc constituer un premier discours de défense pour répondre aux accusations qui lui tombent dessus (ce que les autres dames effectuent à peine) et un second discours pour se mettre en valeur.

Une dernière remarque avant d’analyser l’ethos du discours de Richesse durant le débat : les dames convoquées n’ont pas à justifier leur prise de parole. Appelées à témoigner par Raison, elle incarne pour la plupart une classe sociale ou une condition. L’allégorie n’a donc pas à se justifier de parler puisqu’elle incarne le discours de sa représentation. Ces prises de paroles sont affirmées et assurées puisqu’il s’agit de convaincre Raison qu’elle possède la solution aux problèmes de la Terre (ou du moins qu’elle n’en est pas la cause). C’est ainsi que, bien qu’elle puissent chacune se réclamer d’un héritage et d’une tradition, les Dames n’hésiteront pas cependant à décrédibiliser et insulter leur prochaine à répétition.

La première prise de parole par Richesse se fait en renversant un compliment fait aux autres Dames en sa faveur : «ces dames ont fort bien parlé – pourvu que l’on ne les contredise pas!» (p.315). Afin de répliquer aux arguments de Noblesse et de Chevalerie qui ont parlé avant elle, elle acquiesce à leur discours, mais explique que ces valeurs et actions ne seraient tout simplement pas possible sans la richesse qu’elle possède. Il s’agit du même effet que Chevalerie avait accompli en reprenant le discours de Noblesse et en expliquant que la Chevalerie précédait la Noblesse. Richesse essaie de se mettre à l’origine des bonnes actions des autres en se présentant comme étant la cause première des actions. Cependant, son orgueil prend le dessus et décide d’affirmer sa supériorité face aux deux autres «que cela plaise ou non» et introduit sa prolepse.

Dans la première partie de son argumentation, Richesse tente de prouver qu’elle est la cause première de la noblesse et de la chevalerie et que les exploits s’accomplissent dans la perspective seule de s’enrichir. Décrédibilisant d’abord les propos de Noblesse en affirmant que ce n’est pas elle qui inspire les exploits en traitant ceux-ci de «perfides» ou encore de «discours de façade». Bref, Richesse se veut garante de la vérité sur ce qui pousse les hommes à accomplir ces tâches en utilisant le terme de «vraie origine de leurs actions». Elle va plus loin encore en affirmant que ni la noblesse, ni la chevalerie ne seraient même considérables si l’appât du gain n’était pas présent.

Puisque Richesse est une figure allégorique, il y a la présence d’un va et vient inhabituel entre la cause et les conséquences d’une action qui finissent par revenir vers elle. Ainsi c’est le désir de s’enrichir qui pousse les hommes à acquérir plus de bien. Contrairement à Noblesse ou à Chevalerie dont l’inspiration pousse à effectuer des actions nobles ou héroïques pour la seule récompense d’acquérir ces lettres de noblesse ou de chevalerie ; la Richesse se présente comme une fin matérielle en soi et tous les moyens semblent bons pour pouvoir acquérir ses biens. Une fois acquis cependant, la richesse permet à ses détenteurs d’effectuer des actions héroïques ou d’acquérir ces types de noblesse «sans cela, aucun homme d’armes, à pied ou à cheval, ne ferait un pas en avant […] s’il n’espérait en tirer meilleur profit» (p.317). Dépourvu de Richesse, ils sont sans ressources et sans valeurs.

Son ethos de prestige est ainsi construit comme étant la base de toute action. Sans elle, il n’y aurait pas de mouvement, pas d’action, et encore moins de Noblesse ou de Chevalerie.

Un autre argument de défense qu’elle choisi avant de se valoriser est l’aide qu’elle a offert à des personnages historiques importants. Elle effectue ainsi des appels à l’autorité afin, non pas seulement afin d’élever son discours et de s’inscrire dans une tradition, mais aussi dans le but de répliquer aux arguments de Noblesse et de Chevalerie qui elles aussi convoquent toutes deux de telles autorités. Noblesse évoque Hélénus («le fils du roi de Troie»), Alexandre, Énée, Romulus et Remus et plusieurs autres ; pour Noblesse, le lignage de ces gens leurs a permi d’impressionner, de rassembler ou de conquérir. Chevalerie évoque Ninus, Cyrus et les Romains qui par leurs désirs de conquêtes et leurs prouesses seuls réussissent à accomplir des exploits extraordinaires.

Richesse reprend ces exemples d’Alexandre et des Romains à son compte en expliquant qu’elle est la raison derrière leurs exploits et que, l’élément nouveau par rapport aux argumentations précédentes, sans la richesse, bref sans argent, rien de tout cela n’aurait été possible à la base puisqu’ils n’auraient pas été capable de s’assembler et de poursuivre longtemps leur route par manque de fonds.

Une autre figure qui s’éloigne des exploits héroïques est aussi convoquée, celle d’Aristote, un philosophe, ce que ni Noblesse, ni Chevalerie n’avait encore évoqué se contentant de seigneur et de chevalier. L’argument de Richesse est que si un Aristote moderne plus sage que le précédent vivait aujourd’hui, mais qu’il était pauvre, ce dernier serait relégué à l’oubli. Notre avis est que là Richesse se passionne un petit trop dans cette partie du discours. Bien qu’elle veut probablement prévenir une contre-argumentation de la part de Sagesse qui va suivre son discours, elle affirme tout de même qu’un homme plus sage qu’Aristote subirait un sort pire que ce dernier et serait probablement condamné à l’oubli ce qui semble peu adéquat pour quelqu’un qui est sollicité afin de régler les problèmes terrestres.

Cette arrogance et ces défauts d’argumentation se poursuivent lorsque Richesse mentionne qu’Hector de Troie et Alexandre auraient même été supplanté par quelqu’un de plus vulgaire qu’eux s’ils étaient moindrement plus fortunés. Ce raisonnement montre la Richesse comme une personne beaucoup plus puissante que les deux autres dames évoquées, mais qui semble aussi terriblement injuste puisque ce n’est pas la vertu qui conduit l’homme au pouvoir, mais son nombre de possession. C’est pour cela qu’un sage ou un preux sera tenu pour malheureux «s’il n’a pas de quoi régaler la compagnie» (p.323). Ainsi, Richesse est semblable à la Fortune qui accorde ses biens arbitrairement et sans considérations pour le statut ou les efforts.

Cette attitude hautaine est cependant utilisée dans le but de convaincre Raison de sa supériorité. Elle se rattrape tout de suite en rappelant qu’elle s’adresse à Raison : «Pourquoi dame Raison?» et explique que malgré de tels faits d’énumérés, la Richesse n’est pas si injuste puisque les gens qui en possèdent la redistribuent.

Elle effectue alors un renversement assez intéressant : en réponse aux accusations qu’on pouvait lui porter comme quoi le vice de la convoitise pourrait lui être imputé, elle explique qu’une telle chose n’est pas vraiment possible puisque l’argent rend valeureux sans grand effort véritable. Plutôt que convoiter la fortune d’un autre, leurs prochains admireront plutôt ces derniers et leurs attribueront des qualités. En retour, les riches sauront se servir de leurs possessions «prudemment, avec charité, sans brûler d’en acquérir plus ni être avides jusqu’à s’en écœurer» (pp.323-325). Il est possible de croire qu’elle s’évertue alors à défaire l’ethos prédiscursif qu’on lui attribuait et de rendre l’apparence de la richesse moins vicieuse.

Ce changement d’attitude ne restera pas longtemps puisque Richesse reprendra une argumentation qui montre qu’elle manipule toutes les ficelles du pouvoir grâce à son influence en citant le cas de la France. En louant celle-ci comme «le royaume le plus éminent de la chrétienté» (p.325), elle s’assure d’abord de montrer l’exemple le plus vertueux et d’essayer de s’attirer ses qualités en faisant un rapprochement entre le pays et elle-même. En effet, elle constate que dans les cours seigneuriales, sa thèse comme quoi l’argent donne le pouvoir y est confirmée et que la noblesse, la sagesse ou la vaillance restent reléguées au second rang. Elle rapproche encore plus ces seigneurs d’elle-même en les qualifiant d’«ami» lorsqu’ils sont riches.

Son arrogance la conduit cependant à effectuer plusieurs échappées langagières qui n’aident pas son argumentation. C’est là probablement qu’on sent le plus la narratrice du Chemin se faire sentir puisque Richesse ne semble plus tenir son discours, vers la fin, puisqu’elle n’est que trop honnête envers l’assemblée.

Pour se faire, elle utilise d’abord des petites allusions à droite et à gauche comme quoi ce ne sont pas que des gens vertueux qui sont rattachés à elle et qu’elle rejette beaucoup de gens qui auraient autrement mérités une plus grande reconnaissance. En page 323 par exemple, elle explique que l’homme sage et preux sans argent «n’a qu’à fuir la société s’il n’a pas d’argent» (p.325), la richesse n’est bien employée que «par ceux qui connaissent le bon sens et la largesse». Finalement, juste avant sa conclusion Richesse explique de manière très prétentieuse que les personnes qui préfèrent être sages ou encore vertueux peuvent bien le faire, mais resteront pauvres.

Sa conclusion semble détruire tout l’ethos de vertu dans lequel elle aurait pu se draper. Pour acquérir des richesses «il faut séduire avec des mots mielleux» ou encore «flatter pour dérober» (p.325), il n’y a «aucune justice ; pour gagner de l’argent, c’est chacun pour soi» et rejette un héritage qui aurait voulu que ceux qui se distinguent puisse le faire à l’aide de la sagesse ou de la chevalerie (admettant ainsi qu’il n’en a pas toujours été ainsi et détruisant son argument de cause première). Un dernier exemple : «nombre de gens s’essayent à la tricherie pour devenir riches […] d’autres se sont souvent empressés de faire le mal pour avoir de mes biens» (p.327) .

Son ethos change donc presque du tout au tout. Plutôt que de motiver les gens à des actions vertueuses afin d’acquérir de ses biens, elle est la cause des vices, dont celui de la convoitise dont on l’accusait en premier lieu et qui avait lancé ce débat. Elle se présente comme étant la maîtresse de ce monde, bref, celle qui dirige celui-ci. Son argument final, hautement tautologique, est ainsi fait : la personne possédant le plus de biens mérite de posséder le monde puisqu’il «possède plus que tout autre». Les moyens pour obtenir ses faveurs restent aléatoires et basés sur un renversement de valeur injuste : «faire le mal pour avoir de mes biens» et prend définitivement les traits de Fortune à ce niveau : «aveuglement, insensibilité à la souffrance et au mérite, mouvement perpétuel…2»

Après son discours, Raison ne semble pas changer d’avis sur Richesse quant à sa qualification en la traitant d’arrogante de nature et dont les paroles en sont aussi teintées (une équation entre le dire et l’être-paraître). La seule qualité qu’elle lui attribue indirectement est celui de la franchise, qualité dont s’en aussi revendiquée Richesse un peu plus tôt : «chacun sait bien que c’est vrai» (p.325).

Sagesse, qui poursuivra le débat, ne pensera pas très différemment de Raison en traitant ces paroles d’«inepties, vilaines, orgueilleuses et folles», elle répète sensiblement ces mêmes défauts un peu plus loin : «vile et nuisible saleté qui ose, tant elle est orgueilleuse, plaider devant vous dans sa vanité outrancière!» (p.329) Sans oublier que de telles insultes font probablement parti d’une stratégie visant à détruire la crédibilité de Richesse, on peut penser que Sagesse est tout de même très choquée de telles paroles vu l’énorme pathos qu’elle met à condamner ces propos : «je ferais en sorte que Richesse se souvienne de moi : je la battrais, la garce, jusqu’à la terrasser.»

Bref, l’ethos prédiscursif de Richesse s’empire après son discours. D’une simple impression de la part de Christine qu’elle était injuste, et qualifiée d’orgueilleuse en plus d’être évoquée comme étant à l’origine des maux du monde, elle affirme son arrogance et le fait qu’elle est la source du vice et des injustices qui sévissent dans le monde. Honnête pourtant, son discours tend plus à montrer qu’elle détient le pouvoir et que rien n’y pourra changer. De facto, il faudrait donc le lui laisser.

Bref, la perception de Richesse ne change pas vraiment aux yeux des autres après son discours, elle semble même avoir donné une plus mauvaise vision d’elle suite à son intervention. Elle est orgueilleuse, arrogante, injuste et vicieuse. Dans son discours, elle s’évertue tout de même à montrer comment elle est la cause première et prime sur noblesse et chevalerie puisque, sans elle, les hommes n’auraient tout simplement pas envie de se fatiguer. Elle met de l’avant le fait qu’elle est capable d’élever n’importe quel homme, peu importe sa condition, au moyen d’une fortune qu’elle distribue parfois au hasard (d’où l’image de la Fortune qui revient à deux reprises et accompagne Richesse). Bref, malgré ce que les autres pensent d’elle, Richesse se perçoit comme étant la maîtresse du monde et capable des plus grandes largesses, prouesses et pouvoirs. Les autres vertus ne seraient qu’une forme d’hypocrisie pour masquer le fait qu’on la désire comme finalité de l’action d’où son sourire au discours de Chevalerie et Noblesse. Elle se présente enfin comme une personne néanmoins très honnête qui ne cachera jamais la vérité même si cela peut se retourner contre elle. C’est en cela qu’elle reprend la figure de la Fortune en s’alliant maintenant au pouvoir et désignant l’objet de l’infortune comme étant les biens qui s’accumulent dans les mains de certains gens.

Finalement, sa prise de parole franche, son absence d’humilité et le pouvoir dont elle fait démonstration est semblable à ce que les autres allégories possèdent comme ethos dans leur discours. Ce dernier varie cependant face aux autres et en se soulignant comme injuste et alliée de la Fortune. Elle n’arrivera certainement pas à convaincre par son discours Christine qui accuse la Fortune au début du Chemin (p.91) de lui avoir ôté son mari. La différence d’allocution n’est peut-être pas alors dans l’ethos qui transparaît du discours de Richesse, mais peut-être de l’ethos prédiscursif (et post-discursif) qui souligne beaucoup plus les différences de traits entre les quatre dames convoquées et qui semblent sceller, dès le départ, la personne de qui on va le plus retenir les propos. Bref, l’ethos des allégories de Chevalerie, Noblesse, Richesse et Sagesse correspond plutôt bien à ce que Christine s’imaginait d’elles en les voyant et les discours n’ont pas réussis à les ébranler sinon à renforcer ces perceptions. Il est possible que la narratrice du Chemin ait donc voulu faire correspondre les allégories à leur représentation dans des discours affirmés, mais dont l’issue était déjà prévues puisque la narratrice avait déjà complété son chemin et redescendant a pu constater que son apprentissage l’avait plus instruite encore qu’elle ne le pensait et qu’il ne restait qu’à tester celui-ci. La reprise de l’image de Fortune dans le corps de la personnification de Richesse peut aussi se vouloir comme un déplacement de certains enjeux de l’époque. Plutôt que d’accuser injustement la Fortune d’être la cause des malheurs, la Richesse bref, les défauts de la convoitise et l’avarice permet d’émettre d’excellentes mises en garde contre de réels danger qui menacent la France et dont il faudrait se prévenir le plus rapidement possible en se munissant de sagesse. Ce débat reprend ainsi un peu le début du Chemin où Christine de Pizan venait de subir un revers [de Fortune] avec la mort de son mari, mais trouve confort et sagesse dans la lecture de la consolation de Boèce avant d’effectuer son songe :

«Les vertus sont les seuls biens
qui gardent toujours leur force;
Fortune ne peut pas les enlever
bien qu’elle puisse reprendre les richesses.
Celui qui s’est enrichi de vertu
ne sera jamais assujetti
à la douleur,
quel que soit son destin;
il n’y a pas d’autre richesse
assurée ni durable.» (p.103)

Bibliographie
BOHLER, Danielle, «Un regard sur Christine de Pizan», dans Clio n°13, 2001, pp.117-123.
DE PIZAN, Christine, Le Chemin de longue étude, Paris, Le Livre de Poche, 2000, 476 pages.
STRUBEL, Arnand, «Grant senfiance a» : Allégorie et littérature au Moyen Âge, Paris, Honoré Champion, 2002, 464 pages.

Notes

1 STRUBEL, «Le règne de Fortune et l’âge de Raison» dans Allégorie et littérature au Moyen Âge, pp. 321-339.

2 STRUBEL, Idem, p.330.

Ce billet est issu d’un travail présenté dans le séminaire FRA6443 Écrits des femmes donné par Jean-Philippe Beaulieu à l’Université de Montréal le 30 avril 2014.

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