Présentation du projet
Je suis déjà sensibilisé· au besoin de balancer mon corpus de lecture. Cette prise de conscience est facilitée par le fait de travailler dans une librairie féministe ce qui me permet, plus aisément, d’être capable d’effectuer une sélection beaucoup plus représentative des divers écrits contrairement à, par exemple, des critiques ou des prix littéraires. Cependant, même le fait d’être conscient·e de certaines réalités n’empêchent pas l’inscription de nos biais dans plusieurs sphères de notre vie comme le genre des personnes qu’on suit sur Twitter (ou les personnes qu’on re-gazouille) ou le type de livres qu’on prend (qui peut être influencé par une critique, une disposition et une disponibilité des livres écrits par les hommes).
Afin de prendre conscience de mes propres biais, que je remarque chez certains autres dans leur biographie presqu’exclusivement masculine, j’ai non seulement noté toutes mes lectures de l’année, mais leur ai aussi donné une note sur 5 (de 1 à 5, entièrement subjective, j’ai donné des notes de 1 à des ouvrages que d’autres pouvaient considérer digne de prix littéraires et il est probable que l’inverse soit possible!!!) afin de voir comment je jugeais la littérature de personnes que je lis en fonction de leur identité de genre, leur ethnicité ou leur orientation sexuelle. Je n’ai pas constitué cette base de donnée avant la fin-décembre (et après avoir choisi les livres que je lirais avant début janvier) afin qu’elle n’influence pas mes résultats, mais j’avais déjà fait l’exercice l’an dernier donc j’avais clairement en tête ce billet lors de l’achat de certains de mes livres. Je referais l’exercice l’année prochaine, mais cette fois-ci, j’aurais des quotas fixes en tête (au moins un auteur des Premières Nations par mois à lire par exemple).
Une perturbation importante dans les données
Je suis libraire dans une librairie féministe et que j’ai tendance à sur-privilégier les livres de femmes à ceux d’hommes pour rééquilibrer ma bibliothèque, mais aussi pour pouvoir parler des livres que je vends. Je suis aussi très fan de Doctor Who, ce qui me pousse à acheter et écouter beaucoup de drames et livres audio produits par une compagnie anglaise (Big Finish Productions). Toutefois, malgré un plus grand nombre d’actrices que d’acteurs la vaste majorité du temps dans ces oeuvres, l’omniprésence d’écrivains derrières ces audios est consternante. Ma collection préférée (en terme de prix et d’accessibilité) ne comporte qu’une seule écrivaine sur 72 audios (note: je compte les 7 premières saisons avant le changement complet du format, après on compte une femme et 15 hommes pour quatre saisons). Je fais souvent attention à mes achats à cet égard, mais la BBC diffusant des épisodes gratuits au moins une fois par année (et les DCs étant un luxe pour le dollars canadien), je saute toujours sur l’occasion de les écouter gratuitement.
Mon hypothèse de l’an dernier était que les hommes allaient probablement avoir une meilleure note moyenne que les femmes pour la seule et unique raison que si je lisais max. 2 hommes par mois (sur une quinze-vingtaine d’ouvrages par mois), j’allais certainement privilégier des ouvrages que je risquais d’aimer beaucoup plus que ceux des femmes, mais ça n’a pas été le cas l’an dernier ni cette année.
Cette année, j’ai aussi ajouter une colonne pour mes lectures de personnes non-binaires.
Analyse des résultats
J’analyserais les résultats colonne par colonne les résultats avant de livrer un comparatif de l’ensemble. Petite précision toutefois, j’ai tenté de chercher pour chaque auteur·es les différents critères de sélection, pour certains, je suis persuadé· de n’avoir fait aucune erreur (concernant le genre de l’auteur·e ou son statut de canadien·es ou d’étrangèr·es), mais l’appartenance à une minorité de sexualité, ethnique ou autochtone peut être légèrement sous-estimée.
Genre
La note moyenne des 200 ouvrages que j’ai notés (ça ne comprends pas les revues et beaucoup de livres pour enfants que je lisais au travail toutefois) est de 3,745, un peu plus haut qu’une moyenne parfaite (3) si j’avais vraiment lu des livres de toutes les qualités en proportions égales et elle est aussi plus élevée que l’année dernière (3,6) probablement dû au fait que je ne suis pas dans un comité de lecture cette année et que j’ai vraiment pu privilégier les ouvrages que je voulais lire. Celles des hommes, 3,625 , est légèrement en-dessous de celle-ci (et est beaucoup plus élevé que l’année dernière, 3,3 , clairement dû à mon retrait du prix). J’ai aussi évidemment lu beaucoup plus de femmes (on parlerait de 70,5% de femmes si on ôtait les collectifs et ouvrages mixtes) que d’hommes, probablement plus toutefois de ce que je pensais lire (de l’ordre de 1 H pour 4, 5 F).
Pour ce qui est des ouvrages collectifs et/ou mixtes, je ne semble pas en avoir lu beaucoup, à peine 17, et la note n’est pas si haute, 3,65 , non plus, mais j’ai souvent tendance à ne pas pouvoir mettre des notes parfaites à des collectifs en raison souvent de la présence de textes moins parfaits (subjectivement) à d’autres, ce qui leur donne souvent une note moyenne selon mon jugement. À l’exception de Gallifrey: Time War 2 qui obtient une note parfaite, les notes sont toutes de 3 ou 4 contrairement aux textes de femmes et d’hommes qui comptent plus d’entrées dans les extrêmes.
Nationalité
J’ai été très surpris de voir que le corpus canadien ne comptait que pour 23% de mes lectures! Un effondrement total depuis l’année dernière où j’étais à 36,6%. La présence de Français·es et d’Américain·es dans les « classiques » que je lis joue certainement là-dedans, mais je semble être plus porté naturellement vers des corpus étrangers malgré une très grande présence québécoise dans ma librairie. Mon appréciation de la littérature étrangère se reflète aussi beaucoup dans la note que je lui attribut qui est légèrement plus positive (3,76 exactement la même que l’année dernière) que celle des Canadien·es (3,7, beaucoup plus élevée que l’année dernière, encore une fois dû en partie à mon retrait du comité de sélection).
L’année dernière, j’ai émis l’hypothèse pour expliquer cette immense disparité en terme de jugement est que le corpus étranger étant tellement immense que les livres que je finis par me procurer sont généralement meilleurs, à mon avis, simplement parce que j’ai déjà effectué une présélection (influencée par la critique notamment). Mon corpus canadien étant souvent composé de nouveautés, je découvre souvent avant les autres la qualité d’un livre ce qui aura comme conséquence évidemment d’influencer la lecture que d’autres pourront avoir. C’est pour l’instant ma seule hypothèse, mais je pourrais certainement réfléchir à mon biais favorable à la littérature étrangère au cours de l’année. Je crois maintenir cet avis cette année aussi.
Minorité d’identité de genre et d’orientation sexuelle
Pas trop de surprises à cet égard, je lis 14% d’ouvrages pouvant tomber dans cette catégorie (incluant, quand même, tout le spectre LGBPT2QIA*), un pourcentage légèrement plus élevé que celui de la population (évaluable très très grossièrement entre 5 et 12%). La note moyenne, de 3,929 m’a encore surpris· étant vraiment beaucoup plus haute que la moyenne et que tous les autres groupes analysés (la même situation que l’année dernière). J’avoue ne pas avoir trouvé d’explication à cet égard sinon un reflet de ma propre subjectivité et expérience. C’est un pourcentage de lecture très correct à mon avis puisque, comme précisé, je n’ai pas cherché activement les livres que je lisais cette année en fonction de mes paramètres d’analyse, mais j’aimerais viser à augmenter ce dernier un peu plus considérant mon métier.
Cette année, j’ai aussi lu six ouvrages de personnes non-binaires avec une note moyenne de 3,833 , la deuxième meilleure moyenne de note juste au dessus des minorités ethniques ou autochtones (3,815). Cinq des six ouvrages avaient des notes de 3 ou 4 et seulement A Quick & Easy Guide to They/Them Pronouns avait une note parfaite.
Lorsque je sépare la nationalité dans mes résultats concernant ces minorités, il est intéressant de trouver que je lis moins d’auteur·es canadien·nes (10,87%) qu’étrangèr·es (14,94%), l’échantillon étant tellement bas toutefois qu’un seul de plus ou de moins fait remonter ou descendre les pourcentages rapidement. Ces pourcentages ont à peine varié depuis l’année dernière (respectivement 11,54% et 14,07%).
Minorités ethniques et autochtones
Pour cette catégorie, considérant le grand nombre d’auteur·es étrangèr·es que j’ai lu (et qui pouvait alors fausser les données), je me suis donné une règle: ne rentre dans cette catégorie que les minorités ethniques et autochtones au sein du pays dans lequel ces auteur·es vivent en ce moment (excluant les résidences d’auteur·es évidemment). Ainsi, une écrivaine japonaise (d’origine japonaise) ne rentrera pas dans cette catégorie (ex: Moto Hagio), mais une immigrante nigériane noire aux États-Unis le sera (ex: Nnedi Okorafor). Cette catégorie étant assez complexe, j’ai tenté de me baser, toujours, sur les informations biographiques de l’auteur·e. Ainsi, une personne née dans un pays dont les parents sont immigrants, mais qui n’a jamais mentionné appartenir à une telle minorité dans un pays n’apparaîtra pas.
Je constate qu’il s’agit probablement du plus grand biais dans mes lectures: je n’ai lu que 13,5% de personnes issues de ces groupes bien que je semble apprécier leurs ouvrages un peu plus que la moyenne (3,815). Il est impossible de calculer le pourcentage de « minorités ethniques et autochtones » dans le monde vu qu’il change drastiquement d’un pays à l’autre et qu’au final, il mesure des personnes différentes dans chaque pays, j’ai donc raffiné mes recherches en séparant les minorités canadiennes des étrangères. Le pourcentage s’améliore cependant beaucoup pour ce qui est des minorités au Canada (on monte à 21,74%!), dépassant un peu du pourcentage réel dans la population canadienne: on compte 20,3% de « minorité visible » à Montréal (1 personne sur 5), 11% au Québec et 19,1% au Canada (source). Aux États-Unis, ce chiffre monte à 27,6%.
Intersection de minorités?
J’ai seulement lu un livre qui pouvait être qualifié simultanément dans les deux catégories précédentes: La balançoire de Jasmin de Danny Ramadan comparativement à quatre l’année dernière. Ce livre compose 0,5% de mes lectures de 2019, un pourcentage beaucoup plus bas que le 1-2% de la population qui qualifierait à cet égard, mais clairement très insuffisant pour une personne qui s’intéresserait à l’intersection des luttes. Je vais donc beaucoup plus activement rechercher ces ouvrages en 2020 ayant failli sur ce point.
Qu’est-ce que je retire de l’expérience?
Outre la remarque que j’ai encore des biais dans mes lectures, je peux remarquer que si je ne cherche pas activement, encore plus que je ne le fait en ce moment, des livres issues de telles ou telle communauté ou de tel groupe marginalisé, ces livres ne s’imposeront, malheureusement, pas à moi tous seuls. Et ce, même si je travaille dans une librairie féministe, même si nous avons des sections spécialisées dans de tels enjeux et même si je suis très sensible à ces questions.
Ça va bientôt faire 3 ans que je travaille dans une librairie féministe et achète presque tous les livres que je lis. Depuis quelques années avant la fondation de la librairie, je me suis toujours questionné· à savoir si j’avais réussi à enfin lire plus de femmes que d’hommes dans ma vie puisque soyons honnête, le parcours scolaire était presqu’exclusivement des lectures d’hommes. J’avais calculé après mon baccalauréat et ma maîtrise en littératures française que j’avais lu, à l’université, seulement autour de 22% de femmes (et j’ai pris tous les cours de littérature de femmes qui existaient et qui faisaient vraiment augmenter la moyenne; dans les biographies de cours (en plus du corpus), on comptait plutôt près de 12-15% de femmes).
À prendre en note que je lis près de 70% de femmes, 20% d’hommes et 10% collectif depuis près de 3 ans et plus de 200 livres par année (clairement une énorme augmentation par rapport au environ 100-150 livres par année que je lisais avant).
J’ai donc mis ma bibliothèque (juste les monographies, les livres de cuisine et les zines) dans un document Excel et fait des additions rapides. Je n’ai pas été trop surpris de voir que j’avais toujours plus de livres d’hommes dans ma bibliothèque (environ 713 livres d’hommes et 683 livres de femmes, ce qui va probablement être renversé l’année prochaine!). À noter que ce n’est vraiment que ce que j’ai dans ma bibliothèque et ne tient pas compte de mes (milliers) de lecture en bibliothèque (ça inclut probablement une cinquantaine de livres d’Agatha Christie et de Jules Verne). Je pense honnêtement que les livres lu en bibliothèque doivent peser pour plus de 75% de mes lectures et à voir mes historiques à la BAnQ, c’est assez clair que 5 ans supplémentaires viendront peut-être enfin accoter cette parité de lecture.
Ma surprise est plutôt au niveau des auteur·es e·lleux-mêmes, si on tient juste compte des auteur·es individuel·les (donc on exclut le nombre de livres qu’illes ont écrit), j’ai encore une fois beaucoup plus d’hommes (406) que de femmes (370) ce qui prendra probablement encore plus de temps à renverser.
Je ne referais plus les calculs pour ça (c’est vraiment long, peu scientifique), mais ça montre à quel point mes lectures, même après près de 3 ans de librairie et un immense intérêt pour le féminisme depuis 2012 (à partir de 2013, quand j’entrais dans une librairie, je m’interdisais d’acheter plus de livres d’hommes que de femmes pour balancer), n’est même pas encore proche d’être paritaire.
Une dernière observation que cette rapide base de données m’a permis de voir, c’est qu’à l’exception de Françoise d’Eaubonne, j’ai très très peu de femmes avec plus de 2 ouvrages dans ma bibliothèque contrairement aux hommes dont les 4-5 ouvrages et plus ne sont pas rares.
[En musique, et je n’écoute presque que de la musique classique, j’ose même pas faire le calcul même si je n’achète que des compositrices depuis 3 ans (2 exceptions) et je dois le faire par Internet parce que je n’ai pas vu un seul magasin de musique avoir des compositrices classique en magasin depuis ce temps là.]
Ce n’est pas un constat « dramatique », je réussi probablement à avoir une moyenne beaucoup plus élevée que la majorité des gens, mais force est d’admettre que je peux non seulement faire mieux, mais qu’en plus, c’est un effort que je dois doubler pour simplement balancer le fait que, tout au long de ma vie (et surtout dans ma vie universitaire), j’ai lu en très très vaste majorité des hommes blancs hétéro (et cis).
Bref, il faut que je recherche activement certains ouvrages pour l’année prochaine, je vais encore ne rien noter dans mon tableau avant la fin-décembre, ne connaissant seulement ce que je dois rechercher, pour enfin arriver à m’améliorer.
J’encourage, en attendant, à voir vous-même la composition de vos lectures. Je vous partage même ma base de données pour que tous les calculs se fasse automatiquement de votre côté. Entre l’entrée de données et la recherche pour savoir si vos auteur·es se qualifient ou non dans telle ou telle catégorie prend toutefois beaucoup de temps (à 200 livres, j’ai probablement mis quelques heures, mais je compte la création de la base de données et la réflexion sur les critères à analyser dedans).
Je vous souhaite de bonnes lectures diversifiées pour 2019!