Avertissement: discussion sur l’inceste, la violence sexuelle et l’abus
Si jamais quelqu’un·e se demandait quelles sont les suites de la réflexion critique qui fut entamée au Québec avec #agressionnondénoncée, on pourrait lui citer le colloque «Sexe, Amour, Pouvoir»1, mais il m’apparaît que l’ouvrage de Pattie O’Green est probablement celui qui pousse la question jusqu’aux tranchées.
Sans jamais s’inscrire directement dans la continuité du mouvement social, le propos est plus précis, O’Green aborde cependant les enjeux des plaintes d’agression et de leurs traitements, de l’anesthésie des expériences (et de leur relativisation), de la psychiatrisation et la médicalisation, mais rentre aussi sa hache dans «the personal is political» (« Un jour, je suis devenue enceinte, l’enceinte de tout le monde. […] J’ai vu les plus ardents défenseurs de la notion de consentement oublier que le corps d’une femme était à elle lorsqu’elle portait un enfant.», p.92).
J’invite à lire le court texte de l’auteure qui fait la promotion de son ouvrage pour avoir une idée de sa poétique d’écriture très particulière: Achète-toi un O’Green.
Elle abat d’entrée de jeu les reproches et relativisations qu’on pourrait répondre (ou qu’on a déjà répondu) aux fortes critiques du livre. J’invite donc tou·tes celleux qui crient à la victimisation et à la capitalisation des femmes (et des hommes) victimes d’inceste à le lire au complet ou au moins le premier chapitre.
Des livres comme celui-ci, sur l’inceste, où l’on en parle sérieusement et explicitement, il n’y en a pas des tonnes, comme l’explique l’auteure sur son blog en comparant le hockey avec l’inceste. Elle effectue cette comparaison par le recensement, mais aussi les métaphores filées et la réappropriation du vocabulaire sportif pour l’adapter à celui de l’inceste. C’est un travail méticuleux qui donne des résultats saisissants comme:
« Esti que je suis fuckée, ça n’a pas d’allure, VOIR que la violence part d’un désir frustré de posséder l’autre, d’un vrai beau désir de dominer, de forcer, d’achever, de rentrer sa fucking puck dans un net, pis de faire une couple de pucks sur les corps au passage. Ok, c’est biaisé mon affaire, J’AVOUE, c’est full sain, le hockey. »
Je cite son blog puisque l’esthétique de ce dernier s’est transposé dans son livre. Grande amatrice des gifs animés, esthétique autrefois très populaire sur les sites Internet pour les égayer et les enjoliver, elle se réapproprie des gifs pour leur donner une fonction ironique poussée à bout: un bon exemple.
Dans le livre, faute de pouvoir animer le texte, on l’agrandit, on le met en majuscule et en gras. En plus de poursuivre le texte dans un autre format, sa première fonction, le texte ainsi augmenté déborde parfois dans sa propre narration créant deux instances de paroles, c’est le cas aux pages 10 à 13, mais aussi aux pages 97 à 99. À d’autres occasions, le texte sert à insister sur un mot et d’autres à conclure « There’s no place like roam! » (p.106).
Il n’y a pas que l’esthétique qui est transposée, le texte aussi est parfois repris du web au papier. C’est le cas du billet intitulé « Les violeurs offensés » repris en page 16 où on poussera la réflexion plus loin encore en précisant et resserrant les images. Ainsi la phrase «On dit souvent que le peuple cherche toutes les raisons du monde pour s’enflammer. Or, c’est faux. C’est tellement faux que ça me donne envie de pleurer. Au moindre tison, on part à la recherche du meilleur ignifuge. » est reprise au paragraphe suivant et devient: « On dit aussi que les gens cherchent désespérément des sensations fortes, mais c’est tellement erroné que ça me donne envie de crier. On se neutralise dans nos pantalons LuluLemon anti-camel-toe qui nous moulent un manifeste sur les fesses. ». Nous avons la chance de pouvoir lire au long de cet ouvrage plusieurs de ces effets, qui rappellent fortement le slam et dont l’auteure semble s’inspirer, comme en page 104 avec une rime avant la césure et à la fin de la phrase, un extrait seulement puisque ce jeu se poursuit sur toute la page:
«L’une pave la voie, l’autre continue. L’une peut bien rire, même quand l’autre raconte le pire. Elles finissent par s’unir.»
Alors qu’on pourrait songer ce style maladroit ou enfantin, l’effet est doublé d’une réflexion sur la polyphonie qui le rend très maîtrisé.
Je ne pourrai pas non plus parler du livre sans parler de son usage remix des références culturelles et littéraires. L’auteure l’annonce dans une interview avec le Devoir: « Le remix, c’est vraiment mon truc. C’est une façon de montrer tout ce qui me traverse quand j’écris ». Car, oui, l’intertextualité est excessivement présente dans l’ouvrage et pas juste sous la forme de mentions. Des fois, les citations vont en continuité avec les phrases de la narratrice comme si les mots étaient déjà parfaitement taillés (ex: « Il faut faire preuve de considération et cesser cette « culpabilisation par le soupçon » (Françoise d’Eaubonne)»). D’autres fois, elles reprennent une phrase, mais avec une énonciation différente. Enfin, elles peuvent tout simplement ajouter au texte.
L’intertexte est toujours souligné par l’ajout de l’auteur entre parenthèses et comme si ce n’était pas assez, à la fin de l’ouvrage, on a un «Dans le mix» qui liste toutes les références utilisées.
Je parlais d’un usage de références culturelles ET littéraires puisque dans l’ouvrage, Noam Chomsky, Judith Butler et Walter Benjamin sont mis au même titre que les bandes dessinées Archie, Marion Zimmer Bradley et Ariane Moffat (ce n’est qu’un échantillon). Je n’irais pas jusqu’à avancer qu’O’Green s’inscrit en fil(l)iation et remet à jour la pertinence d’auteure comme d’Eaubonne ou Bradley, elles ne sont pas assez nombreuses pour en tirer cette conclusion et les autres figures féminines évoquées sont encore jeunes. Mais on ne peut pas ignorer que la prise de parole d’O’Green se situe en continuité avec ces femmes.
Je donnerai pour simple illustration de ce que j’avance la mention du Torchon brûle, un magasine féministe des années 1971-73, assez difficile à trouver au Québec2, mais dont une des nombreuses particularités était l’anonymat des rédactrices et la possibilité de parler d’absolument tout ce qu’elles désiraient (violences sexuelles, viol, conflits, maternité, corps, etc.) sans censure. Pour preuve, le paragraphe qui suit la mention du magazine «menstruelle», c’est ainsi qu’il se désignait, entame une réflexion sur la nécessité de la parole et du cri qui semble très bien résumer les conditions d’émergence du magazine.
Bref, en apparence extrêmement brutal et tranchant (ce qu’il est avec raisons, elle les nomme), Mettre sa hache est un ouvrage excessivement travaillé au niveau de la réflexion sur les thèmes abordés, au niveau du style, mais aussi dans la réponse aux éventuelles critiques.
Pour finir, je glisserai un mot sur les images qui servent d’excellents épigraphes aux différents chapitres du livre et arrivent à illustrer et ajouter une violence supplémentaire au texte. C’est le cas de l’illustration page 46 où une main dit « Allez! Viens! On va jouer. » à un vagin (rappelons que nous parlons d’inceste dans le texte). Je laisse aussi à la lecture les deux dernières illustrations qui concluent l’ouvrage et qui sont toutes aussi fortes, mais nous laisse sur le «HAPPY END» promis.
Notes: