Un aperçu de mes livres préférés que j’ai lu en 2019. Il ne s’agit pas uniquement d’ouvrages publiés cette année là. Un lien vers la boutique en ligne de l’Euguélionne, librairie féministe est disponible pour les ouvrages. Ils sont présentés par genre (Essais, Romans, SFF, BDs et mangas et des ouvrages qui m’ont très agréablement surpris), mais pas dans un ordre quelconque.
Essais
La boîte noire (2019) par Ito Shiori
Un essai très très difficile à lire puisque la majorité des pages portent sur son expérience personnelle face à une agression sexuelle dont elle a été victime alors qu’elle était inconsciente (drogue du viol), mais aussi absolument toutes les démarches possibles et imaginables qu’elle a entrepris pour tenter d’accuser son agresseur qui ont toutes été vaines au niveau des enquêtes judiciaires et policières (moins toutefois dans le milieu journaliste malgré des pressions de l’entourage du premier ministre japonais).
Il faut prendre des pauses parce qu’elle revient souvent sur des détails de son agression, la violence des témoignages qu’elle doit dire et répéter sans cesse et l’enquête qu’elle finie par elle-même mener puisque la police ne fait rien (des pressions de supérieurs ont étouffé le dossier). C’est aussi difficile parce qu’elle parle de sa famille, de ses ami·es, d’autres victimes de viol, des problèmes que ça a causé, de son SSPT, de sa perte de cheveux, des séjours à l’hôpital parfois qui ont aussi fait suite au viol.
Le mémoire/essai réussit toutefois à partir de son expérience pour montrer à quel point les agressions sexuelles ne sont pas prises au sérieux, bien recensés, ni ayant les ressources nécessaires pour les combattre (policière, judiciaire, hospitalière, journalistique, humaine, etc.) au Japon (dans la majorité des autres pays aussi). Elle parle de son combat personnel contre plusieurs institutions japonaises (dont elle est autrement très fière), mais à travers cette lutte, on voit comment elle dénonce l’organisation implicite de ces structures qui finissent pas défendre l’agresseur dans tous les cas sauf si le viol n’est pas situé dans une boîte noire (c’est à dire qu’il y a un·e autre témoin du viol) ou que la victime à moins de 13 ans. De nombreuses preuves à l’appui étayent son argumentation.
Ito Shiori étant journaliste, le livre est aussi écrit comme une enquête sur elle-même ce qui montre définitivement à quel point le travail des médias japonais (en grande partie) n’a pas été fait, mais aussi la surabondance de preuves qui auraient dû mener à la condamnation du violeur qui n’est jamais arrivée malgré toutes les démarches (et je dis bien TOUTES) prises par Shiori pour tenter de connaître la vérité et de réformer les pratiques.
On ne peut qu’être admiratif de l’immense travail accomplie par l’autrice, non seulement pour l’enquête, les témoignages recueillis, l’accumulation de preuves, toutes les démarches entreprises, mais même, tout simplement, pour le travail émotionnel que ça lui a pris malgré l’absence de justice au final. Elle avait tout un système ligué (in-volontairement ou non) contre elle, mais elle s’est battue jusqu’à épuiser toutes ses ressources pour faire connaître l’histoire et exposer les failles du système. Pour une histoire qui la touche aussi personnellement que ça, c’est un investissement émotionnel absolument indescriptible et je ne peux que trop fortement souhaiter, comme l’autrice, que ça n’arrive à personne d’autre.
Je déconseille la lecture à toute personne qui ne peut pas vraiment lire de témoignage très détaillé de viol, absolument tous les détails y sont présents. À lire par tous les allié·es cependant, c’est un ouvrage pertinent pour soutenir les personnes agressées dans leurs démarches et comprendre ce qui peut arriver suite au viol et les besoins qui peuvent être nécessités. Le récit se passe au Japon, mais l’autrice démontre très bien qu’aux États-Unis et dans plein d’autres pays de telles violences peuvent se produire, il ne faut donc pas prendre ce livre comme un témoignage tout particulièrement japonais (si ce n’est la structure et les lois japonaises qui diffèrent), mais bien comme un ouvrage universel sur la question du viol.
Je tiens aussi à souligner l’intérêt grandissant que j’ai pour les éditions Picquier qui ne m’ont jamais encore offert de lectures décevantes et dont je trouve toujours les traductions (du japonais) d’une grande qualité.
Françoise d’Eaubonne et l’écoféminisme (2019) par Caroline Goldblum
Évidemment, personne ne sera surpris de le retrouver dans cette liste.
Un essai (d’une soixante-dizaine de pages, le reste est des extraits de textes) d’une grande pertinence et nécessité. Un très bon aperçu, surtout historique, mais aussi littéraire, des liens entre la créatrice du néologisme écoféminisme Françoise d’Eaubonne et les différents essais et textes qu’elle a écrit sur le sujet ainsi que les actions (parfois illégale) écoféministes qu’elle a entreprise, parfois seule, parfois en groupe.
Cet essai résumé très bien la pensée écoféministe de Françoise d’Eaubonne, en quoi elle se distingue d’un néo-malthusianisme ou d’un essentialisme (accusation trop souvent lancée à tort à l’égard de l’écoféminisme).
Françoise d’Eaubonne étant mon écrivaine préférée au monde et ayant écrit un mémoire sur un des ses livres, je n’ai toutefois rien à ajouter après cette démonstration, preuve, s’il en fallait vraiment une, qu’elle est absolument réussie. Un ouvrage parfait pour découvrir la grande autrice et sa pensée écoféministe.
Nègres noirs, nègres blancs : Race, sexe et politique dans les années 1960 à Montréal (2015) par Caroline Goldblum
Un livre d’histoire que j’aurais vraiment immensément apprécié lire plus tôt puisque, en plus d’être un livre d’histoire en soi, il aborde une panoplie de sujets (l’appropriation du terme de nègre par les québécois·es (« nègres blancs d’Amérique »), par le mouvement des femmes; les liens entre le mouvement indépendantiste québécois et les milieux séparatistes noirs aux États-Unis, les même critiques que je faisais du livre sur l’esclave de Marcel Trudel!! Deux siècles d’esclavage au Québec, comment les québécois se réclament d’une identité de victime des canadiens anglais sans observer leur impact sur les premières nations, la surveillance des communautés afro-québécoises, etc.) dont je discute à l’occasion avec plusieurs personnes.
L’essai s’attarde surtout à analyser la période autour du Congrès des écrivains noirs en octobre 1968, un peu avant, un peu après, beaucoup pendant, parlent des figurent américaines, caribéenne, québécoises influentes (et ne néglige pas du tout l’apport des femmes comme tant d’autres bouquins sur les mêmes sujets et possède définitivement un aspect féministe à plusieurs égards dans son écriture de l’histoire!). L’essai s’attarde aussi au milieu culturel et intellectuel blancs (notamment en ce qui à trait à la soi-disante négritude blanche), les médias et les actions de surveillance et de perturbation de cet événement par la GRC.
Non seulement cet essai donne un contexte beaucoup plus large et précis de ce que je crois savoir , mais apporte aussi beaucoup d’eau au moulin argumentatif et a certainement ré-orienté certaines de mes opinions vis-à-vis certains sujets et m’amène à me poser plein de nouvelles questions tout en connaissant davantage la communauté afro-montréalaise et cet événement que trop rarement évoqué, mais immensément important, dans l’histoire du Québec.
Fictions et romans
Eremo : chroniques du désert, 1939-1945 (2019) par Louky Bersianik
Après Permafrost, Eremo (qui signifie désert) poursuit les récits d’inenfances de Sylvanie Penn dans un nouveau pensionnat presqu’aussi dépourvu d’amour que dans Permafrost. Les critiques de l’institution catholique se poursuivent, ainsi que les nombreuses réflexions sur la langue (dont l’absence de féminin pour le mot vainqueur), tandis que les mythes (Squonk) et Sperenza (la narratrice plus âgée) s’efface progressivement à mesure que Sylvanie grandit et qu’elle se construit un nouveau monde bien à elle.
Tu sais que tu vas lire un super livre quand tu as une note des éditrices avant le texte soulignant l’importance de Bersianik pour la littérature.
Je dois avouer avoir préféré Eremo à Permafrost qui m’a semblé beaucoup plus aisé à comprendre notamment parce que les références sont surtout faites vis-à-vis du premier tome plutôt que dans son univers plus large dont les livres ne sont malheureusement pas encore tous publiés.
On y retrouve toutefois l’humour propre à l’enfance, mais aussi sur les mots, que ce soit au premier degré (comme son frère Plum-Pudding, la sœur Sado, la sœur Maso) ou au second comme les verres incassables Duralex qui font écho à l’expression latine « dura lex sed lex ». Les citations latines et grecques sont toutefois expliquées à l’intérieur de la narration même ce qui permet à tout le monde de les apprécier ce qui est un gros plus (ce qui est quand même rare dans les livres, à peine voit-on parfois des notes de bas de pages les expliquant).
Même si Eremo peut se lire indépendamment du reste de son oeuvre, je recommande toutefois la lecture de Permafrost pour comprendre mieux le rôle de Sperenza, du Squonk (bien qu’on reproduit sa légende en début d’ouvrage), mais aussi l’évolution de la protagoniste dans les pensionnats.
Un roman qui, je l’espère, trouvera sa place avec les classiques de la littérature québécoise; il en a définitivement tous les mérites.
L’aimée : une femme m’apparut (2019, première parution en 1904) par Renée Vivien
Chaque chapitre est presqu’un poème en prose, chaque mot, chaque fleur est symbole. On retrouve les traditionnelles fleurs de Séléné, les violettes, l’inspiration Psapphique, les digitales et la lumière qui compose les poèmes de Renée Vivien, mélangé avec d’étranges amours passionnées et tristesse. Un désir de liberté total, s’affranchir du mâle et de l’attention grâce à l’amour, la passion, la musique, la beauté et l’admiration de l’autre.
Il n’y a évidemment aucun texte de Renée Vivien que je n’aime pas, c’est après trop longtemps que je découvre enfin L’aimée (ou Lorély ou Une femme m’apparut) et aucune déception, que de l’admiration, que de beauté, que de précision et que de clins d’œil à sa propre poésie, à Psappha, mais aussi à la poésie et à la musique.
Merci tant à l’éditrice d’enfin faire revivre ces textes qui n’aurait jamais dû échappé à la l’impression durant toutes ces années. La collection Les Plumées vient dépoussiérer enfin ce vieux canon masculin et L’aimée ouvre magnifiquement cette collection avec une histoire d’amours lesbiennes, de désir, de rupture, de passion, de quête de soi, de recherches, de tristesse et d’amours encore.
Ça fait plus de deux ans que je conseille La Dame à la louve presque systématiquement en librairie pour toutes ces personnes qui m’ont fait confiance, mais L’aimée va maintenant devoir prendre sa place. Un peu comme les amantes de Lorély, les oeuvres de Renée Vivien doivent aller et venir, mais toujours être aimées et désirées.
Under the Udala Trees (2015) par Chinelo Okparanta
Un très beau roman autour d’une protagoniste lesbienne au Nigéria (le deuxième pays le plus religieux juste après le Ghana) dans un pays où il est non seulement illégal de l’être, mais les conséquences peuvent souvent aller jusqu’à la mort.
On suit la protagoniste depuis son enfance (durant la guerre du Biafra) et de ses amourettes lesbiennes de jeunesse jusqu’à l’âge adulte où elle est forcée de marier un homme, qui bien qu’il semble être pas mal moins religieux, voir athée, que ses congénères, est tout de même pris dans des performances sociales, des pressions, dont il a du mal à l’extraire et qui se répercutent évidemment dans la violence qu’il exerce sur notre protagoniste.
C’est une histoire, qui malgré ses nombreux moments difficiles, fini quand même du mieux qu’il peut au Nigéria (je dis ça sans divulgâcheur) ce qui est quand même très apprécié.
Je recommande fortement de lire/voir un peu sur la guerre du Biafra avant de commencer la lecture, l’autrice ne donne pas de repères à ce niveau et c’est assez pertinent dans la construction des personnages (et de votre culture général 😉 ) de connaître ces événements.
Je recommande aussi de connaître les différentes religions associées aux différentes ethnies nigérianes. Ça permet de comprendre les dynamiques sociales et attentes entre les différents personnages (les Igbos sont majoritairement chrétien, les Haoussas et Foulani musulmans, les Yoruba sont plus diversifiés, etc.). La connaissance du contexte politique et religieux nigérian, sans être nécessaire, permet toutefois de mieux comprendre et appréhender le roman.
Je comprends très bien son gain d’un prix Lambda, définitivement mérité au niveau de l’écriture et des thèmes abordés.
Science-fiction et Fantasy
Sign of the Labrys (2019) par Margaret St. Clair
Résumé en une phrase, ce livre serait un roman de science-fiction post-apocalyptique labyrinthique d’inspiration wiccan sur le LSD. Le protagoniste est un homme assez ordinaire pour la société où un démolisseur d’un niveau souterrain avec des aptitudes extra-sensorielles rendu plutôt misanthrope par les effets de l’apocalypse est ordinaire. Je vais m’arrêter là pour les listes interminables de description, mais ça vous donne une idée du type de roman que c’est.
Suite à la visite d’un agent du FBY (et son décès), notre protagoniste est lancé dans une quête à la recherche d’une femme, Despoina, dans les niveaux encore plus sous-terrains que le sien (en contexte, l’homme est situé au niveau sous-terrain E; il tentera d’atteindre le niveau H).
Dans sa quête, il se fera aider par Kyra, une femme mystérieuse qui le guidera à travers un étage (F) rempli d’expériences scientifiques étranges (incluant une machine projetant de la radiation à travers un mur pour une raison jamais expliquée), il se retrouvera après sur un étage réservé à l’élite (VIP) (étage G) ayant survécu à l’apocalypse, etc.
Sa quête va comprendre aussi des hallucinations, des rêves, des perceptions extra-sensorielles, des interactions avec de la technologie et de la magie, des humains/créatures parfois assez étrange.
Bref, un roman complètement éclaté et foisonnant dans un univers riche et labyrinthique à en s’y perdre. Un récit unique en son genre (après, je n’ai pas lu le reste de la fiction de l’autrice), je suis définitivement intrigué· à en lire davantage d’elle et bien que certaines questions restent non répondues, il était intéressant de voir le casse-tête narratif être assemblé.
Native Tongue (1984) par Suzette Haden Elgin
Le meilleur livre que j’ai lu cette année de très très très très loin (même s’il a été écrit en 1984)!!! D’une immense qualité littéraire, science-fictionnel et féministe!!! C’est tellement un des meilleurs livres au monde, clairement dans mon top 10 à vie maintenant. Merci 10 000 fois aux Feminist Press qui réédite cette trilogie aujourd’hui.
Je ne suis pas très porté· sur les dystopies pour plusieurs raisons, mais ce roman est à la fois une dystopie, mais une porte de sortie à l’intérieur d’un système patriarcal (et de ses nombreux boys’ club) et complètement corrompu (ça se passe dans un monde où les femmes n’ont plus le droit de vote ni des décisions, mais continuent de travailler et de faire le ménage le soir). L’intrigue tourne autour d’un groupe de linguistes qui peuvent parler un grand nombre de langues terrestres et extraterrestres et des femmes dans ce groupe qui, tout en étant opprimées (et abusées de 1 001 façons), commencent à construire un langage pour les femmes sous le nez des hommes et eux en ont toutes connaissances de causes, mais trouve que c’est tout simplement une vaine distraction de femmes sans conséquence (puisque les femmes sont considérées comme inférieur).
Je ne veux pas trop gâcher l’intrigue (qui tourne autour de beaucoup plus que ça!), mais il suffit de dire que Suzette Haden Elgin explore l’hypothèse Sapir-Whorf de plusieurs manières très intéressantes (autant de par le langage des femmes que parle les langues extraterrestres qui peuvent avoir des conséquences désastreuses pour ses locuteurs et locutrices terrestre). Le film Arrival est presque de la petite bière à côté de ce livre.
Pour moi, ce roman est aussi une pièce maîtresse dans la critique de l’androlecte (le langage des hommes) et la formation d’un gynolecte (un langage propre aux femmes) et comment ce langage permet de parler des réalités de femmes occultées du langage. Avec Monique Wittig et Michèle Causse, je crois que c’est définitivement des propositions linguistiques fascinantes et explorées avec brio! Le roman propose même un concept pour la récente idée de « charge mentale »! (comme quoi les mots permettent vraiment de mettre le doigt sur une idée et de forger de nouvelles manières de penser). La présence d’un lexique du nouveau gynolecte à la fin excite définitivement mon côté geek et des mes recherches sur la science-fiction féministe.
J’ai tout de suite commander les deux autres volumes de la trilogie et j’ai vraiment hâte à savoir comment cette société et ce langage se développent dans les volumes suivants.
Je suis encore beaucoup enthousiaste par rapport à ce roman pour écrire quelque chose de bien et de sensé, il y a tellement à dire; mais avec les Bergères de l’Apocalypse et l’Euguélionne, Native Tongue est un de ces romans de science-fiction féministes qui sont des propositions fascinantes livrés dans une narration impeccable et réfléchisse dans la forme comme dans le fond sur leurs projets (le langage, et pas simplement celui écrit, est définitivement quelque chose de très important et à double usage dans ce roman sur le langage).
The Judas Rose (1987) par Suzette Haden Elgin
Après l’immense force narrative et intellectuelle qui a poussé le premier roman, Native Tongue, on aurait pu croire que le deuxième tome de la trilogie pourrait être légèrement moins intéressant que le premier. Que nenni!!
The Judas Rose propose une réflexion sociale beaucoup plus large sur le monde dystopique, avec une plus grande variété de personnages, d’enjeux, va beaucoup plus en détails sur les relations entre extraterrestres et humains, parlent des colonies, explorent les aspirations patriarcales et celles des femmes linguistes après avoir créer le gynolecte afin de le pousser à l’ensemble des femmes (et comment vont-elles pouvoir le faire en étant isolées dans des maisons closes).
Nous retrouvons pas mal tous les personnages du tome précédent, qui vieillissent, pris dans des « complots » de plus en plus ourdis par les femmes et les hommes (avec les femmes toujours deux pas en avant dans des machinations abracadabrantes et tellement jouissive lorsque dévoilées!!!). Je ne me risquerais pas à une analyse littéraire pour le moment, la postface du roman est honnêtement très intéressante à cet égard et souvent reprend et élargi la réflexion du premier roman et ma première critique de Native Tongue reste actuelle. Le thème de la non-violence, et de la violence, est cependant la grande nouveauté philosophique du roman, avec de plus en plus d’attention qui lui est porté et des réflexions entre le langage et l’action qui sont posées de manière plus concrète. L’épilogue est on ne peut plus clair à cet égard aussi.
Ce tome a cependant quelques écueils à l’égard d’une certaine essentialisation qui semble parfois émerger, même s’il semble s’agit d’un « jeu » pour se protéger, je ressens un doute grandissant face au double personnages des femmes des Lignes à la fois porteuse d’un nouveau language, mais aussi violentées de 1 001 manière sans vraiment s’y opposer autrement que par le rire et l’espoir. J’espère qu’Earthsong explorera un peu mieux cette question d’une potentielle mutation de la pensée à l’international un jour puisque nous sommes toujours complètement ancrée dans une dystopie et l’espoir des femmes de l’utilisation d’un nouveau discours s’échelonne sur des siècles plutôt que dans un futur proche et accessible pour elle. C’est peut-être le danger de l’intellectualisation du langage ou de l’approche, d’un autre côté il faut s’assurer que le langage soit diffusé et pas détruit avant d’éclore ; de l’autre on semble hésiter autant que les premières créatrices du language n’osaient pas l’ « officialiser » de peur qu’il ne soit pas fini.
Ça reste une toute aussi fascinante lecture que le premier!!
Earthsong (1994) par Suzette Haden Elgin
Avec une couverture très différente de deux premiers tomes, l’éditrice semble nous annoncer dès le départ qu’on s’éloigne un peu des thèmes qui prédominaient alors pour se concentrer sur de nouveaux questionnements. Alors qu’on peut penser que le gynolecte a échoué, selon le point de vue des femmes des Lignes, elles se tournent vers le projet de supprimer la fin dans le monde à l’aide de l’audiosynthèse, une pratique de chant qui nourrit à la place de la nourriture et qui permettra aux êtres humains de se débarrasser de leur dépendance au système capitaliste et des enjeux de pouvoir disproportionnés dans un monde pris dans des catastrophes de tous les ordres (économiques, climatiques, etc.).
Ce n’est évidemment pas un rejet du Láadan qu’on observe dans le roman, le language n’étant qu’une des étapes dans l’ « évolution » humaine, mais de nouvelles perspectives de mettre fin aux formes de violences émanent de différences de pouvoir (tout ça est très Foucaldien).
Je dois avouer être légèrement déçu· par ce dernier opus, non pas seulement qu’il ne s’inscrit pas en continuité avec les précédents ou semble abandonner un peu trop le Láadan et l’aspect science-fictionnel au profit d’une certaine fantaisie (communiquer avec les esprits / l’idée d’audiosynthèse). Earthsong semble fragmenter encore plus son récit en plusieurs « nouvelles » liées, ce sont encore de nouveaux personnages qui émergent, les anciens disparaissant complètement vers le milieu du roman au profit du nouvelle génération, mais les nouveaux ne semblent plus être aussi travaillés ou je n’ai pas ressenti d’attachement particulier envers elles et eux. On semble avoir un peu tout lâché les structures du départ (ce qui est bien pour la société du roman ; les femmes semblent avoir même regagné le droit de vote [pas celui de représentation par exemple]), mais les nouvelles organisations ne sont pas détaillées, on en apprend davantage qu’ « accidentellement » dans la narration.
J’ai bien aimé la présence de l’annexe à la fin. Le rôle des Premières Nations dans le récit aurait probablement été mieux servi si celles-ci avaient été présentes dès le premier tome de la trilogie et non pas comme simple ressort narratif issu d’une idée de diversité (qui est assez mal justifiée à la fin, on comprend que ce n’est pas ce que les femmes veulent nécessairement véhiculer comme idée, mais ça reste assez mal formulé/justifié).
Bref, une finale qui se tourne vers de nouvelles directions plutôt que de poursuivre sur la lancée des deux premiers romans ; on comprendra que les opinions peuvent différer sur son appréciation.
Bandes dessinées et mangas
La chair et le sang (Médée vol.4) (2019) par Blandine Le Callet et Nancy Pena
La fin d’une série que j’attendais depuis très longtemps, mais aussi la fin parfaite que je suis vraiment content· d’avoir lu.
Après avoir quitté Iolcos après avoir assassiné le roi Pélias, Médée et Jason se rendent à Corinthe où ils sont accueillis par Créon qui les accueille à bras ouvert en échange des plans de l’argo et de l’expertise marine de Jason malgré la méfiance du roi à l’égard de la réputation de sorcière de Médée. Je ne voudrait pas trop divulgâcher, mais ça, c’est le début du premier livre sur deux de ce quatrième et dernier tome de Médée.
Inscrit beaucoup plus formellement dans le récit de Médée de son propre récit (au début et à la fin), de la réappropriation/réécriture du récit, de la justification des crimes qu’elle a commis, des questions d’héritage, mais aussi de recommencement (le deuxième livre du volume est beaucoup plus explicite dans ces questions recommencement et de boucle, dans la trame narrative principale, mais aussi avec l’idée de l’île où les femmes ne vieillissent presque plus).
Le lectorat découvre encore comment une femme a fait tomber des empires, des rois, de par ses seules connaissances médicales, on apprécie aussi quand même beaucoup le Jason du début du premier livre qui est très intéressant (et comment il finit, petit à petit, par devenir un autre de ces hommes qui rejette Médée). Le dessin est plus raffiné, précis et joli que jamais et rend vraiment justice au récit. C’est assez rare, pour moi, de voir des récits se terminer aussi bien stylistiquement sans jamais perdre de vue sa poétique initiale, ses thèmes, et offrir quelque chose de neuf et d’innovant à chaque fois en plus d’être, à mon avis, le meilleur des quatre volumes.
C’est définitivement une série que je recommande chaudement, cette réécriture/ré-évaluation de Médée doit être bien en haut de cette longue liste de réinterprétations mythiques.
La Rose de Versailles, tome 1 (1972) par Riyoko Ikeda
Un manga historique (avec des personnages et quelques intrigues fictives) sur la vie de Marie-Antoinette, épouse de Louis XVI. La narration de la vie de Marie-Antoinette semble être par moment un peu un prétexte pour pouvoir raconter l’histoire d’Oscar, un soldat royal, née femme, mais élevé comme un homme par son père. Alors qu’il semble s’en acquitter dans les premiers récits sans problème (et séduit autant les hommes que les femmes de la cour), plus le récit avance, plus les discriminations contre lui s’accentuent, en tant que femme, mais aussi en tant que travesti (ce n’est pas un manga sur des enjeux trans bien qu’on peut certainement faire beaucoup de liens quand on voit le traitement qui est réservé à Oscar par la cour).
J’étais un peu craintif· quant au traitement de Marie-Antoinette au départ, montré comme une jeune enfant naïve qui ne pense qu’à s’amuser et passe son temps à se faire manipuler par son entourage, mais je crois que le genre, Shōjo, justifie cette attitude assez bien: il faut une personnage de porte d’entrée, sans réel caractère, qui doit découvrir comment la cour se déroule. Elle acquiert une certaine indépendance, très lentement, et la création du personnage de Rosalie permet un nouveau point d’entré pour développer un peu mieux Marie-Antoinette qui perd sa naïveté et commence à comprendre les intrigues de cour.
Une brique de 650 pages comme ce premier tome a son lot d’action et de personnage: des intrigues de cour concernant la descendance noble d’une pauvre, la fameuse affaire du collier de la reine avec Jeanne de Valois, un voleur de noble masqué (qui évoque un Robin des Bois), (plein plein de) drames amoureux, des discriminations fondée sur le genre, des menaces de toutes sortes sur les protagonistes, des remises en question de la noblesse face à la pauvreté, etc. le tout sur fond de révolte qui grogne (et on connaît quand même la fin de Marie-Antoinette).
Avec des illustrations magnifiques, un superbe style, une grande créativité dans l’inscription historique, je comprends que ce manga est lui-même tombé dans l’histoire et aura influencé grandement le genre et certaines carrières.
Ravina. The Witch? (2014) par Junko Mizuno
Un des plus beaux livres illustrés que j’ai pu lire dans ma vie, tout simplement.
J’avais déjà lu Cinderalla et La Petite sirène de la même autrice et tout simplement adoré la réactualisation des ces figures européennes avec de nouveaux niveaux de sens, des graphiques à couper le souffle, le tout dans une narration et un style absolument unique à Mizuno.
Ici, on a affaire à un conte pour adulte (notamment parce que Ravina fouette des hommes avec un tel fétiche et il y a des concours de boisson, mais le reste pourrait très bien passer pour un enfant assez mature) illustré. L’édition française a une couverture rigide, mais texturé (et brillante) qui font ressortir les détails du dessin, mais l’intérieur, à défaut d’être texturé, reste aussi percutant visuellement que la couverture. Aucun scan ne peut vraiment faire honneur à ce texte.
Le conte se déroule dans un pays d’Europe au temps de l’Inquisition. Ravina, une enfant orpheline élevée par des corbeaux dans une décharge publique se voit offrir une baguette magique dont elle ne sait pas encore se servir par une vieille femme à qui elle a offert son aide (on a déjà pas mal d’élément de conte juste ici). Elle doit toutefois quitter sa décharge et habiter chez un riche monsieur qui lui demande de la fouetter en échange de tout ce qu’elle désire. Insatisfaite de ce mode de vie, elle finira par quitter et se liera d’amitié avec un homme qui aime porter des robes à qui elle indique que se n’est pas son port de robe qui fait fuir les autres, mais bien le fait qu’il met trop de parfum au point où les gens s’évanouissent! Le conte poursuit sa lancée dans d’autres situations et ne cesse de rebondir d’un élément, d’un lieu commun, d’une fantaisie à l’autre. C’est là une bonne partie du charme de l’histoire.
Au niveau stylistique de l’écrit et du narratif, la figure de la sorcière est aussi superbement exploré! Mizuno ne fait pas qu’introduire une femme marginalisée avec de la magie au temps de l’Inquisition, mais il y a une véritable exploration d’une communauté de femmes ou de marginalisées, en marge de la société, qui se réunit pour fêter et avoir du fun! L’ostracisation sociale, mais aussi le pouvoir des plantes (et surtout du vin), la communication avec la nature (que ce soit à travers les corbeaux, le hibou, le chat noir, etc.) et la paranoïa autour de la figure de l’étrangère qui amène un élément étranger dans une communauté et laquelle prend peur, tous ces éléments viennent compléter des angles d’approches de cette figure de la sorcière européenne. L’autrice n’hésite toutefois pas à glisser une double page sur les tortures (toutes véridiques) que les personnes accusées de sorcellerie (en très vaste majorité des femmes voir notamment Le Sexocide des sorcières de Françoise d’Eaubonne) subissaient et l’injustice des procès qu’on leur a fait subir: la condamnation étant rarement évitable et n’importe quel prétexte suffisait à justifier l’accusation de sorcellerie.
La fin est aussi ouverte et laisse entendre, avec la disparition de Ravina (je n’en dis pas plus) comment autant de récits peuvent former le conte puisqu’ils viennent en fait de divers personnes qui ont toutes leurs version des faits et ne peuvent que témoigner de ce qu’elles et ils ont vus.
Je me dois de répéter que c’est vraiment un livre magnifique ; probablement même dans mon top 50 de livres préférés à vie.
Exit Stage Left: The Snagglepuss Chronicles (2018) par Mark Russell et Mike Feehan
Une assez incroyable surprise que ce comic, la critique dans le magazine Fugues m’avait vraiment donné le goût de le lire, mais sa lecture s’est avérée encore meilleure que ce que je pouvais imaginer (il a quand même reçu un prix GLAAD donc c’est une impression assez généralisée!).
Snagglepuss, dans ce comic, est un dramaturge gai qui vit dans les années ’50 aux États-Unis en plein maccarthysme. Durant sa carrière, il est convoqué à la « Commission parlementaire sur les activités antiaméricaines » qui tente d’enquêter sur les activités communistes aux États-Unis. Cela mène Snagglepuss a une situation similaire aux « Dix d’Hollywood » où, je cite Wikipédia: «la commission tient neuf jours d’audiences sur la présence d’une supposée influence et propagande communistes dans l’industrie cinématographique d’Hollywood. Les Dix d’Hollywood sont les dix producteurs, auteurs et/ou réalisateurs qui ont été condamnés pour avoir refusé de répondre aux questions de la commission et ont été inscrits sur une liste noire dans l’industrie. Finalement, ce sont plus de 300 artistes qui ont été boycottés par les studios.»
Snagglepuss dans ce comic, doit choisir entre conserver sa carrière, sa réputation et celles de ses ami·es (dont Huckleberry Hound, un autre écrivain gai qui lui sera exposé par les médias) en mentant et mettant son art au service de la propagande américaine ou alors exposer les faits et risquer sa carrière et la vie de ses ami·es et amants.
Il y a beaucoup d’actions narratives qui se déroulent dans ce comic, plutôt que d’en faire des paragraphes pour chaque (il y a tellement de matière pour faire une analyse vraiment super riche), je vais simplement les lister: les parallèles tracés entre ce qui se passe simultanément à Cuba et aux États-Unis, les questionnements sur les masques de théâtre et les masques métaphoriques (prétendre à l’hétérosexualité durant les années ’50 comme survie), on parle des liens entre les lieux de refuges des gais, la mafia, le communisme et la subversion (même quand, des fois, ils n’existent pas), Snagglepuss est très inspiré par le dramaturge Tennesse Williams dans ce comic, on parle (et dépeint) de la violence homophobe physique et psychologique dans ces années là, le début surtout me semblait des critiques très contemporaines de la politique américaine, une belle réflexion sur le rôle de l’art (l’opinion de Snagglepuss est que l’art est là pour subvertir par essence), la fin clôt quand même plutôt bien avec les dessins animés comme s’il s’agissait là d’une continuité, un clin d’œil plutôt réussit.
Évidemment, de très nombreuses allusions au vedettariat et à la politique américaine sont aussi présentent, un glossaire à la fin est assez apprécié et m’a permis de mieux comprendre certaines scènes (dont celle du maïs que j’ignorais totalement!). Ce n’est certainement pas le comic le plus rose qui existe, il arrive cependant à représenter les difficultés des communautés gaies et artistiques dans les années ’50 avec beaucoup de réalisme et d’allusions, la fin laisse une bonne note d’espoir, surtout quand on connaît la suite. Une grande réussite!