Mes coups de cœur lus en 2021

Un aperçu de mes livres préférés lus en 2021. Il ne s’agit pas uniquement d’ouvrages publiés cette année là (je mets toutefois la date de publication à droite du titre), mais des ouvrages que j’ai lu cette année là. Un lien vers la boutique en ligne de l’Euguélionne, librairie féministe est disponible pour les ouvrages (ou vers l’éditeur lorsque pas distribué). Les livres sont présentés par genre (Essais, Romans, Théâtre, Livres jeunesse, BDs et mangas), mais pas dans un ordre quelconque.

Essais

Times Square Red, Times Square Blue (1999) par Samuel R. Delany

Cet essai est brillant et vraiment fascinant à tellement d’égards que tout lister prendrait une éternité.

Dans la première partie, Delany nous propose une exploration du monde des cinémas porno et de leurs fréquentations par un très vaste pan de la communauté gai à l’époque. À travers le récit sur une trentaine d’années de ces cinémas, de la population qui les fréquente, des décisions de la ville qui décide de les fermer (gentrification), des conséquences que ça a sur les lieux et les fréquentations, l’essayiste brosse un portrait à la fois sociologique large sur la fréquentation et l’importance de ces lieux, mais il le fait aussi de manière très anecdotique et fascinante sur les rapports sexuels qu’il a eu, ou que d’autres ont eu dans ces cinémas. Il raconte aussi très bien les sphères de marginalisation qui évoluent dans ces lieux et l’importance qu’ils ont pour que ces personnes marginalisées trouvent un lieu « rassembleur », presqu’exempt de jugement, où ils peuvent permettre de se retrouver, de se parler et de s’exprimer librement.

Dans la deuxième partie de l’essai, on est plutôt dans la théorisation du relationnel. Delany parle de l’importance du contact et de comment la géographie et l’urbanisme est nécessaire pour multiplier ces instances. Il contraste (pas n’oppose) le « contact » avec le réseautage « networking » de la gentrification et parle de l’austérité de ce dernier mode de relationnel. J’ai trouvé la réflexion très intéressante et j’adore qu’il définit super bien ses termes et donne de multiples manières de jeter un coup d’oeil à ses théories pour bien les comprendre. Bien qu’il donne quelques anecdotes ça et là pour illustrer ses propos, on est beaucoup plus dans les théories sociologiques et architecturales que dans la description fluide, unique et intime de relations sexuelles de la première partie (bien que les exemples ne manque pas, mais il semble vraiment montrer comme exemple plutôt qu’être inscrit dans le fil narratif du premier texte).

Je n’ai que deux critiques de l’essai: une carte aurait vraiment été importante à ajouter, je ne connais pas New York, j’avoue être complètement largué lorsqu’il me parle de la quarante-deuxième avenue ou de l’emplacement de tel ou tel lieu. Une carte avec les éléments nommés dans le texte serait certainement le bienvenu. (J’ai cherché sur Internet un google maps où une personne aurait pu mettre les lieux cités, mais rien trouvé 😦 ). Deuxième critique: son analyse du harcèlement de rue comme frustration sexuel des hommes hétéros qui pourrait être, partiellement, réglé par l’équivalent de Love Hotel japonais (il imagine une structure qui ressemble beaucoup à celle-ci, il ne la mentionne toutefois jamais s’il les connait) ; c’est du harcèlement sexuel oui, mais ça na pas vraiment rapport avec le sexe, plutôt avec la violence, la haine, le pouvoir, le contrôle, etc. Oui, comme il le suggère, établir des relations sexuelles saines et multiplier les lieux et manières d’avoir des relations sexuelles peut certainement changer la façon dont est perçu le sexe et épanouir un peu tout le monde, mais ça n’arrêtera pas, même partiellement, le harcèlement sexuel.

Un des rares livres que je vais très probablement relire dans plusieurs années (je ne suis vraiment pas une personne qui relit).

L’Amazone verte (2021) par Élise Thiébaut

Une biographie impeccable sur cette météorite filante du féminisme qu’est Françoise d’Eaubonne.

L’ouvrage d’Élise Thiébaut a non seulement l’avantage d’avoir ce ton libre sur la biographie qui était aussi une marque des biographies d’Eaubonne, très libres, riches en dialogues qui n’ont jamais eu lieu, et qui arrivent à montrer l’impact stupéfiant qu’ont eu ces figures dans l’histoire, mais surtout à leur époque.

Je parle de météorite filante parce que d’Eaubonne est arrivée en force dans le paysage français, que ce soit avec la publication de textes très jeunes, l’engagement dans une forme de Résistance durant l’Occupation, le prix des lecteurs de Julliard, ou plus « simplement » sa personnalité qui résonne encore aujourd’hui de 1 001 manière.
Filante parce qu’aussi vite arrivée, elle semble être partie, laissant un riche souvenir d’elle (et une centaine d’ouvrages), mais peut-être un peu trop vite oubliée, avant sa mort même, malgré l’illumination et les vœux qu’elle a formulée pour la planète, les femmes, les gais, les Algériens et un peu tout le monde aussi.

Cette biographie est remarquable non seulement au travail de recherche déjà bien entamé par le mémoire de Caroline Goldblum et les quelques « révélations » qu’on y apprend, mais aussi par de très très nombreuses « clés » qui sont donnés à ses romans, associant parfois tel personnage à telle personne, beaucoup que je n’aurais clairement jamais découvert ou même envisagé. On passe aussi un peu de temps à parler de ses essais et romans, passage d’une durée variable parce qu’on pourrait évidemment y passer plusieurs volumes, mais tout aussi pertinent pour comprendre les pensées et idées de l’autrice au moment de la rédaction.

C’est définitivement un sacré travail, et de lectures (je rappelle, une centaine d’ouvrages sans compter les articles d’elles et sur elles, etc.), mais aussi de recherche, de parler avec les personnes qui l’ont connu (sa fille, son fils, Alain Lezongar, etc.) pour en réveler autant d’anecdotes de sa personnalité que de moments émouvants.

Élise raconte aussi très bien les fameuses scènes marquantes dans la vie d’Eaubonne que je ne me lasse jamais d’entendre et de lire: l’interruption d’un congrès de psychiatre anti-homosexuel en Italie, le commando saucisson, son sens de l’orientation typique qui l’amène toujours à une nouvelle aventure!!, mais elle est aussi très capable de raconter les épisodes beaucoup plus tristes voir des scènes qui nous déçoivent d’elle par moment avec les nuances nécessaires pour en parler (et ne pas simplement les rejeter sur « elle est de son temps »).

Une magnifique biographie absolument nécessaire (et TRÈS TRÈS attendue de mon côté!!!!!) et éclairante sur cette (à nouveau) fameuse créatrice des mots écoféministe et phallocrate.

Suzanne Césaire : archéologie littéraire et artistique d’une mémoire empêchée (2020) par Anny Dominique Curtius

C’est un très beau (au sens littéraire, mais aussi de l’impression de lecture) et excellent essai sur la figure de Suzanne Césaire qui se penche non seulement sur ses écrits pour en tirer des constatations, des théories, des angles d’analyse, mais qui fait le travail d’archéologie et non de biographie, de la théoricienne martiniquaise.

Le mot d’archéologie littéraire du titre est choisi à escient puisqu’on a malheureusement pas tant de documents pour en tracer une biographie, mais plutôt des témoignages oraux, des correspondances, des écrits d’elles et qui seront faits sur elle qui non seulement amène parfois plus de questions que de réponses, mais peuvent aussi s’avérer incomplet, construit, détourné ou qui se concentre sur l’exotisation de l’écrivaine. Il faut donc, à partir de tout ça, le montrer au lectorat, expliquer son raisonnement et ultimement, laisser le travail se poursuivre (d’où l’archéologie). Une mémoire empêchée parce que, notamment Aimé Césaire, refusait d’en parler que ce soit des questions de deuil douloureux et/ou d’autres facteurs, restent qu’une des personnes avec qui elle a le plus travaillé et partagé sa vie n’a presque rien dit sur elle après sa mort et les quelques traces dans ses écrits sont camouflés, doivent être interprétés, devinés, etc. Ce qui est aussi le cas de d’autres écrits, correspondances sur lequel l’essai s’attarde.

Je parle beaucoup du projet d’écriture de l’archéologie littéraire ici parce que c’est non seulement un ambitieux projet qui a certainement dû demander un travail vraiment considérable, mais aussi parce que cet essai montre beaucoup comment Suzanne Césaire est montré à travers d’autres regards qu’elle-même (ses essais dans la revue Tropiques concernait presque tous un auteur en particulier) et Anny-Dominique Curtius réussi le pari d’en faire ressortir une Suzanne Césaire dans ses propres termes, à partir notamment des nuances que ses filles apportent dans leur description de leur mère (qui semble reprendre des schèmes de descriptions surréalistes et doudouistes, mais qui vont beaucoup plus loin), mais aussi des écrits et de la correspondance de Suzanne. Bref, ce n’est plus juste une biographie à travers le regard d’un personne (exotisant ou non), mais de plusieurs personnes, plusieurs témoignages qui permettent de laisser filtrer quelque chose qui dépasse le simple regard extérieur sur Césaire.
En ce sens, la couverture du livre, une lithographie de Gilles Roussi qui est aussi analysée dans l’essai, est fantastiquement choisi puisque la photo représente une jeune Suzanne Césaire, 1000 fois reprises (dans Tropiques, dans des articles, etc.), mais le code qui est superposé (et censé reprendre en ASCII un extrait de Le grand camouflage : Ecrits de dissidence) permet de réécrire et questionner le regard qu’on porte sur la photo en mettant en avant plan ses écrits et sa personne plutôt que de l’effacer derrière ce regard sur l’autre.

Sinon, l’analyse est très fine, je suis content·, très personnellement, d’avoir eu ma propre lecture de Le grand camouflage de plutôt validé à plusieurs égards notamment en ce qui à trait à l’idée d’homme-plante (ça signifie que je sais encore lire 🙂 ) et de pouvoir explorer un peu plus en profondeur les idées de l’autrice tout en explorant les questions d’influences qu’elle a eu et créé à l’international.

Femmes et littérature. Une histoire culturelle, tome 2 (2020, Collectif)

Une parfaite continuité du premier tome Femmes et littérature. Une histoire culturelle, tome 1 qui donne tout autant envie d’en lire davantage!!!

Je suis quand même un peu surpris par la brièveté des littératures francophones (hors France), notamment en ce qui à trait au Québec, j’avoue avoir été vraiment déçu à ce niveau là (mon cours de littérature de la francophonie ou mes propres lectures me semblaient beaucoup plus riche à ce niveau et il ne s’intéressait pas qu’aux écrivaines), d’immenses noms même pas évoqués (Bersianik? Laure Conan?), ça aurait probablement mérité beaucoup plus d’un chapitre ; peut-être un pour chaque continent avec des pays francophones même (et même pas une seule écrivaine des premières nations alors qu’il semble y avoir un souci pour la « diversité » au Québec en nommant Kim Thuy, Ying Chen, Robin, Farhoud, Agnant, etc. ).

Tout de même nécessaire malgré ce bémol. Peut-être ajouter Femme et littérature ; Une histoire culturelle française pour justifier un peu mieux le tout?

Chauvo-Feminism: On Sex, Power and #MeToo (2021) par Sam Mills

Un vraiment fantastique essai qui s’attarde à la figure du féministe chauviniste ou en d’autres mots, cet allié qui ne donne que son support pour en tirer bénéfice avec une analyse structurelle des enjeux, de nombreux témoignages appuyées aussi par la vie de son autrice, avec des exemples ET des contre-exemples intéressants (ainsi que des explorations, bien que brèves, concernant les prétendus flous des agressions sexuelles).

Un des essais qui peut définitivement éclairé immensément sur le faux allié, les techniques de manipulations et de gaslighting (je recommande vraiment la qualité de l’analyse sur le gaslighting, c’est une des immenses force du livre), ainsi qu’une réflexion plus large sur la culture, avant, pendant et après #metoo, les attitudes qui changent, les excuses (sincères ou non) qui sortent, les conséquences qui surviennent (ou non), etc. Il y a aussi de larges réflexions, un peu foucaldiennes ;), sur les dynamiques de pouvoir sociales (à l’université, au travail, etc.). S’il y a des gens qui posent tout le temps la question: « oui, mais les hommes aussi » ou « oui, mais les femmes aussi », Sam Mills discute aussi de ces questions-là en leurs propres termes (tout en l’inscrivant dans une plus large discussion sur le patriarcat).

Autant un essai fort de par sa qualité argumentative, de son utilité comme bonnes sources d’exemples et d’arguments, mais, sans révolutionner le monde, réussit à innover dans le bon sens, réfléchir avec beaucoup d’acuité sur une actualité très proche, très présente et sur un monde et des attitude en changement. Sa force de pouvoir parler librement d’exemples concrets, d’expériences personnelles, tout en l’ancrant librement dans la théorie féministe large en fait un ouvrage accessible et pertinent à tous les niveaux de lecture et de parcours féministes.

La question de l’allié (ou du prétendu) n’est pas souvent posé je pense, mais ici, il est bien exploré, nuancé et contribue définitivement à une discussion qui mérite de se poursuivre. Une belle découverte!

Literary Afrofuturism in the Twenty-First Century (2020, Collectif)

Un recueil d’articles sur l’afrofuturisme et la black speculation littéraire de très grande qualité.

Après l’introduction, nous lisons immédiatement après la transcription d’une table ronde de plusieurs auteur·es de science-fiction réunissant Bill Campbell, Minister Faust, Nalo Hopkinson, N.K. Jemisin, Chinelo Onwualu, Nisi Shawl et Nick Wood, on a déjà un aperçu très intéressant de la définition de l’afrofuturisme, mais aussi de ses limites (les auteur·es ne s’en réclament déjà pas ou plus, le trouve limitant, comprenne sa pertinence et en propose des analyses). C’est l’essai qui m’a définitivement fait passer de parler d’afrofuturisme à parler d’afrofuturisme, d’africanfuturism et de black speculation pour englober un plus large spectre de littérature et des liens thématique, commémoratif, esthétique qui sont entretenus entre les auteur·es de science-fiction noir·es à travers le prisme de leurs expériences et du questionnement de la « race » dans leurs écrits. Il s’agit du seul texte du genre (réunissant autant de point de vue différent), mais il est définitivement très marquant et informera la lecture (et l’écriture parfois) des articles du recueil qui vont suivre.

Les autres articles sont aussi variés dans les thèmes abordés que dans d’autres anthologies d’articles, ils se content toutefois souvent à un seul livre/nouvelle, dépassant rarement un corpus de trois ou quatre textes différents pour leur analyse. Les motifs d’analyse sont excessivement variés: de la décolonisation au racisme écologique en passant par la géologie, les dynamiques de pouvoir, l’esthétique et le style, la sociologie ou encore la présence thématique de tel ou tel sujet. Beaucoup des articles étaient très intéressants à lire (beaucoup plus que j’en ai l’habitude avec ce genre d’anthologie très divers) même si on n’avait pas lu les textes analysés à la base. Comme d’habitude, je n’ai pas pu m’empêcher de prendre quelques notes de titres pour poursuivre ma lecture.

Bent Out of Shape: Shame, Solidarity, and Women’s Bodies Work (2021) par Karen Messing

J’avais adoré Les souffrances invisibles : pour une science du travail à l’écoute des gens qui m’avait fait réfléchir à plusieurs aspects de l’ergonomie un peu après la fondation de la librairie et qui m’avait convaincu· d’adresser quelques problèmes (et de continuer à avoir un regard critique à certains égards). J’ai été vraiment ravi· quand j’ai après que Karen Messing sortait un nouvel essai qui revisitait l’ensemble de ses travaux (un peu comme le dernier ouvrage) et encore plus ravi quand j’ai réalisé que l’angle du genre (déjà très abordé dans le précédent essai), aller être encore plus observé dans cet ouvrage.

Cet ouvrage est quand même assez similaire au précédent, Messing parle de plusieurs travaux d’observation qu’elle a effectué, de ses équipes de travail, des changements qui sont proposés (trop souvent refusés par les gestionnaires), mais aussi, et ça, je ne m’y attendais pas, des erreurs qui ont été commises ou des assomptions qui ont été faites dans son travail.

On passe beaucoup de temps à réfléchir à la question du genre, des avantages, mais aussi des limites que les observations réparties en fonction du genre des personnes peut poser, des organisations du travail genré, des conséquences que celles-ci peuvent avoir. Il y a de longs et intéressants développement sur les sous-entendus du travail dit léger, dit propre aux femmes.

Il y a aussi une bonne partie sur l’absence de comptabilisation des accidents de travail, des blessures, des maladies à long terme associées au travail des femmes autant sur le manque de suivi sur le long terme des conséquences de ces travaux au détriment des accidents plus facilement observables et comptabilisable comme conséquence du travail associé aux hommes [une longue argumentation qui ne semble pas avoir connaître l’argumentation masculiniste sur le danger du travail des hommes contrairement à celui, mais qui y répond parfaitement en explicitant comment ces observations sont erronées et ignorent les dangers du travail des femmes qui est non seulement invisibilisé, mais non comptabilisé et pris en compte dans les calculs des accidents de travail].

J’ai particulièrement adoré les passages sur les centres de femmes qu’elle est allée observer avec une équipe et de la complexité de la mise en application de certains mesures même si toutes les employées, gestionnaires, C.A., etc. étaient très très enthousiastes à mettre en place les suggestions des rapports. Il y a aussi un (petit) passage intéressant sur le stress du travail collectif par rapport aux structures plus verticales.

Je suis juste un peu déçu de son argumentation au début dans l’introduction sur l’absence d’inclusion des personnes trans dans son travail: pour une personne qui parlait de souffrances invisibles dans son précédent essai, explicité que les personnes trans sont invisibles donc elle n’en parlera pas semble manquer sa cible. Son travail est toujours très honnête et pour l’avoir croisée une ou deux fois, je ne doute pas de sa bonne foi, mais elle aurait pu tout simplement mentionné qu’elle ne l’a pas pris en compte et de réfléchir à comment ça pourrait être pensé à l’avenir: c’est ce qu’elle fait à plusieurs reprises sur différents enjeux dans l’essai! Elle explicite son ignorance initiale et mentionne comment elle a pu trouver les ressources et les personnes nécessaires pour enrichir ses recherches, que le travail d’équipe et d’écoute est primordial à ses recherches, cet enjeu n’aurait pas tant été différent.

Je pense toutefois que Messing est excessivement brave, parce qu’autant qu’elle parle de ses travaux, elle souligne l’importance du travail et de la coopération des autres, mais aussi ses angles morts et les erreurs de parcours (et des conséquences de ceux-ci, mais aussi de ses bienfaits ultimement) ce qui rend cet essai très riche en apprentissage. Il y a d’intéressants développements sur le sexisme en milieu de travail et universitaire (autant celui qu’elle observait que celui qu’elle a subit), un peu de théorie féministe ça et là et de nombreuses et intéressantes réflexions sur la livraison de rapport à des gens qui n’auront pas envie d’implanter les suggestions ou qui y sont idéologiquement opposés.

Cet essai devrait autant être lu par des personnes en démarrage d’entreprise, que des gestionnaires, des féministes, des gens dans les syndicats, des universitaires, et tellement d’autres personnes. Un excellent essai qui continue de me faire réfléchir.
Il y a vraiment beaucoup, beaucoup de stock dans cet ouvrage donc je peine à vraiment couvrir tout ce qu’il aborde, mais il est vraiment très riche et couvre un large éventail de sujets qui va au-delà de la biologie, de l’ergonomie, de l’essai féministe et des conditions de travail.

I Hope We Choose Love: A Trans Girl’s Notes from the End of the World (2019) par Kai Cheng Thom

Un essai/mémoire réflexion sur l’espoir, le monde actuel, les mouvements de justices sociales, les communautés LGBPT2QIA et tellement d’autres sujets abordés de manière vraiment incroyable, touchant et de plein de bonté dans la critique.

J’ai rarement lu un essai dans cette forme, avec des courts poèmes qui accompagnent merveilleusement bien l’essai précédent. La réflexion est juste, touche au cœur de problème que je constate et peine parfois à mettre des mots dessus et pointe vraiment dans des bonnes directions.

On se situe définitivement à la suite de l’ouvrage de Sarah Schulman Conflict is Not Abuse: Overstating Harm, Community Responsibility, and the Duty of Repair à beaucoup d’égards, mais Kai Cheng Thom arrive à avoir un portrait d’ensemble que je crois beaucoup plus réaliste et qui est capable de comprendre un peu mieux d’où viennent ces perpétuations de violence (de son métier, mais aussi de sa propre expérience) et propose plutôt de repenser les mécanismes qui crée cette violence que les personnes qui en sont victimes.

Je ne pensais pas aimer un essai à ce point là pour être honnête, beaucoup beaucoup d’idées de réflexions qui vont continuer à tourner dans ma tête. Il y a trop de chose à dire je pense pour tout aborder ici.

The Heart of a Woman: The Life and Music of Florence B. Price (2020) par Rae Linda Brown

Une fantastique biographie sur Florence Beatrice Price par Rae Linda Brown qui aura consacrée une partie de sa vie à explorer cette compositrice, trouver les partitions à droite et à gauche, trouver une correspondance d’une personne qui aura laissé quand même assez peu de trace au final malgré son importance majeure dans l’histoire étatsunienne (il s’agit de la première compositrice classique afro-américaine « de renom » dans l’histoire).

La biographie compense pour les périodes moins connues dans la vie de Price par des explorations des figures qui l’entourent, mais aussi des analyses musicales (qui demande quand même de bonnes connaissances musicales pour comprendre, mais elles ne sont jamais très longues donc peuvent être sautées au besoin) et des observations des sociétés et mouvements importants à l’époque.

Cette biographie met de l’avant la participation de la vie de Price dans la culture afro-américaine, comment elle s’en est inspirée, mais aussi comment la compositrice elle-même a participé à créer une partie de cette culture. Les questions de métissage, de « passing » sont aussi abordées, impossible de les contourner, et on explore bien comment Price a pu se sentir face à ces enjeux.

J’apprécie beaucoup l’inclusion de partie de partitions et l’analyse qui en est faite (même si je n’ai pas la culture musicale suffisante pour tout comprendre), et de comment ces compositions s’inscrivent dans une continuité de la musique afro-américaine, cela permet vraiment de faire ressortir des éléments importants de l’inscription des américain·es noir·es dans la musique classique sans plaquer un héritage sur un autre, mais comment les deux s’informent et s’harmonisent dans les compositions de Price.

Je pense que toutes les personnes adorant la musique classique devraient connaître Price, à défaut de lire cette biographique, au moins écouter ses deux symphonies et quelques une de ses pièces. L’héritage de cette compositrice est brillamment mis de l’avant par Rae Linda Brown et on ne peut qu’apprécier l’immense travail de plusieurs décennies qui a été mis dans la rédaction de cette biographique.

AfroTrans (2021, Collectif)

Une super anthologie mélangeant fiction, poésie, témoignages, entrevue et théorie d’auteur·es afrotrans (comme l’indique son titre 😉 ) et couvre un vaste ensemble de pratique, personnalité, pays (bien qu’illes ont tou·tes en commun la France à un moment ou à un autre), sujets, etc.

Je suis évidemment, personnellement, beaucoup plus intéressé par la partie théorie et entrevue de l’anthologie que le reste (bien qu’il y a deux, trois fictions plutôt intéressantes à mon avis) et l’ampleur de ce qui est traité est tellement vase que j’avais commencé une liste que j’ai dû réduire considérablement tellement elle était longue. Je peux toutefois mentionner qu’on traite autant de l’histoire coloniale comme frein aux expressions de genre, du passing, des limites de l’expérientiel en ce sens qu’il permet l’individualité, mais pas le rassemblement, la transphobie en France, la transmisogynoire, l’immense fossé de différence entre la transition FtM entre les hommes blancs et les hommes noirs, l’épilation et son histoire vis à vis des corps noirs, la performance et la musique, les ballroom en France, la création d’espace trans, etc. etc. etc.

Pour un premier ouvrage par les éditions Cases Rebelles (dont je suis le blog depuis plusieurs années maintenant), c’est vraiment un recueil impeccable, le travail d’édition est top et les sujets sont traités avec un grand brio ; il n’y a pas de contribution qui se démarque moins ou plus des autres (ce que je trouve très très rare) car la qualité est toujours au rendez-vous et on sent définitivement le soin mis et aux entrevues, et aux textes proposés. Cette anthologie réussit un pari d’être une forme célébration afrotrans malgré les problèmes, difficultés et discriminations qui sont évoquées tout au long de l’ouvrage (en ce sens, ça réussit littérairement ce que Blxck Cxsper propose musicalement).

J’ai déjà très hâte de lire les autres ouvrages de la collection!

Annulé(e) : Réflexions sur la cancel culture (2021) par Judith Lussier

Un super essai qui s’attarde à remettre en contexte pas mal tous les cas d’ « annulation » qui se sont déroulés au Québec dans les dernières années (et quelques cas états-uniens, français et un belge), à présenter qui sont les protagonistes de ces événements et qui décrivent ces soi-disant annulation. On passe aussi du temps à montrer les conséquences à long terme de ces « annulations » (souvent, il n’y en a pas ou sur de la très courte durée), mais aussi sur les personnes qui ont émis la critique en premier lieu (et souvent pas demandé d’ « annuler » l’objet de la critique).

On insiste aussi bien sur le fait que l’action de critiquer est souvent retournée comme une accusation de censure par certains acteurs ce qui a ultimement but de censurer une parole critique.

L’ouvrage a le mérite supplémentaire de présenter comment la censure émanent de la droite et du gouvernement (que ce soit autour de Daniel Marc Weinstock, le retrait d’un capsule sur le racisme systémique, le harcèlement de personnalité, etc.) n’est jamais présenté comme étant de la « cancel culture », et est même normalisé ce qui débalance l’idée que ce serait les « woke » qui censurent et non pas une plus large « droite ».

J’apprécie aussi que Lussier s’attarde sur les annulations intra-communautaires et des conséquences qu’elles ont, qui est réellement le plus susceptible d’avoir des répercussions dramatiques.

Il ne s’agit pas d’un ouvrage scientifique, mais bien d’un ouvrage du vulgarisation et de démystification donc la bibliographie est très réduite (et pas listée en fin d’ouvrage sinon qu’en l’appareil de note donc pas organisé) et consistent souvent en des articles de presse et émissions radiophoniques ou télévisuelles. On vulgarise et fait l’histoire de la cancel culture au Québec donc ce n’est pas surprenant, mais on pourrait être déçu de l’absence de réflexion philosophiques plus profondes (bien que ces discussions ne manquent pas).

Il y a un bon portrait des acteurs sur la scène québécoise et qui joue quel rôle dans cette médiatisation de la cancel culture et on glisse quand même des bonnes critiques des enjeux de pouvoir (très foucaldien) qui se joue au Québec et qui se sert du pouvoir pour vraiment nuire à un autre groupe et de quel manière. Il y a aussi de nombreux paragraphes sur comment la structure des réseaux sociaux contribuent à amplifier, à escient, les problèmes avec de nombreux exemples à l’appui.

C’est aussi un excellent guide d’autodéfense intellectuel qui identifie des enjeux, des structures, de manière de procéder pour les éclaire et les démonter. Il y aussi de bons passages sur la capacité d’empathie et ses limites infortunes (souvent pour les gens qui nous ressemblent le plus).

Je crois que l’ouvrage est assez « neutre » (à escient, il faut lire l’intéressant passage sur la (non-)utilisation du terme de patriarcat par Judith Lussier) pour le donner à un large éventail de personnes sur le spectre politique et ça ne convient pas qu’à la « gauche » comme lecture, c’est vraiment aussi destinée aux gens qui sont plus « conservateurs ».

« […] assoyez-vous trois heures avec n’importe quelle personne qui a été bannie de l’espace public et votre perspective sera irrémédiablement transformée. Même chose si vous prenez le temps d’écouter une victime. Tout le monde gagnerait probablement à tendre davantage l’oreille aux personnes incarnant une posture qui entre en conflit avec ses convictions et autres a priori » (p.212)
Malgré ce que cette citation qui pourrait nous faire penser le contraire, l’essai montre bien qu’il ne s’agit pas d’un « les torts sont des deux côtés », mais qu’il est nécessaire toutefois qu’on tende l’oreille aux personnes qui tentent de s’exprimer et qu’on rejette trop rapidement la critique au risque de la faire taire dans l’espace public.

Bref, je n’ai que des bons commentaires sur cet essai, j’en aurais pris personnellement un peu plus au niveau théorique, mais encore une fois, ce n’est pas l’objectif de cet ouvrage d’en faire une théorisation scientifique ou philosophique.

Octavia E. Butler (2016) par Gerry Canavan

Un fantastique essai sur l’oeuvre et la vie d’Octavia Estelle Butler présenté de manière chronologique de sa jeunesse à sa mort.

L’essai est extrêmement riche en terme biographique et d’analyses générale de l’oeuvre et on a aussi un bel aperçu des très très très nombreux brouillons (les survols de ses brouillons sont des parties super intéressantes de l’essai!!) et ré-écriture que Butler a écrit et ré-écrit au long de sa vie avant de publier les romans. Ça nous informe aussi sur certains livres qui n’ont jamais été finis (Parable of the Trickster) et leur contenu ainsi que l’idée générale de l’oeuvre de Butler, ses séries, ses directions, ses incertitudes, ses regrets.

Au niveau biographique, on s’intéresse un peu à la psychologie de Butler, notamment à travers certains passages de ses journaux intimes ou entrevues lorsqu’un événement marquant traverse sa vie (bourse d’écriture, mort de sa mère, sa décision d’aller à l’écriture, etc.) et ça nous informe sur une personne plutôt introvertie, très très exigeante envers son écriture et qui aimait les comics et Star Trek 🙂

Une très belle entrée dans son oeuvre, ça donne le goût de la lire encore plus!

Jacques Offenbach ou Le secret du Second Empire (1937) par Siegfried Kracauer

Un fantastique essai où Kracauer trace l’émergence de la figure de Jacques Offenbach comme le fruit de l’émergence et de la fin du Second Empire en liant les événements politiques de la France avec les répercussions sur la vie et l’entourage du compositeur.

On unie à la fois un portrait historique de la politique française, l’émergence de nouveaux théâtres, de l’opérette, des hauts et des bas de la bourgeoisie, de l’empereur et des impacts matériels, artistiques, etc. sur la vie des Français (et surtout des Parisiens). On parle de l’émergence d’une presse à petit frais contre un coût d’annonces plus élevés qui permet une plus grande diffusion des journaux, et l’impact (ou non) de la critique sur la réception des opérettes, des querelles culturelles et politiques entre l’Allemagne et la France (et entre Wagner et Offenbach), de questions d’immigration, de public, de dettes et de vedettes, en même temps qu’on suit la vie de Jacques Offenbach, d’un jeune prodige qui peine à obtenir rémunération à la « superstar » qu’il deviendra et qui marquera l’histoire de la France (les dernières pages arrivent à bien démontrer cet impact du compositeur).

Je dois avouer que la lecture était très agréable, on n’avait pas l’impression de lire un livre d’histoire ou une biographie, mais presqu’un récit (par moment, on aurait dit Les Misérables avec ces allers-retours entre l’histoire plus large, les considérations sociales, puis le retour à la narration autour d’Offenbach). Certains moments semblent être tirés d’un roman tellement ils sont incroyables (notamment lorsqu’Offenbach retrouve un compositeur déchu d’une mélodie qui l’a accompagné toute sa vie).

Kracauer se défend de faire dans le biographique ou l’analyse littéraire et musicale, mais on a tout de même droit à une mise en contexte de l’hypertexte et la réception des opérettes d’Offenbach, dans quel contexte elles émergent, à quoi elles font référence (pas toujours), à leur fonction, mais surtout à leur accueil par le public, les journaux, les personnes influentes et l’héritage que ces pièces auront dans les années à suivre. L’essayiste s’attarde aussi beaucoup aux conditions matérielles des théâtres et du compositeur, qui informe la production des pièces et leur re-travail ou retard parfois et des conséquences que celle-ci auront sur les productions suivantes.

J’ai toujours beaucoup aimé la musique d’Offenbach et j’ai eu un véritable plaisir à découvrir un peu plus ce monde musical, à mettre en contexte cette production et me donne vraiment envie de voir toutes celles que je n’ai pas encore écoutée et c’est toujours un plaisir de finir un livre et d’avoir envie d’en lire/écouter davantage pas par manque de détails dans l’essai, mais pour approfondir l’appréciation de l’oeuvre d’Offenbach.

Ecofeminist Literary Criticism: Theory, Interpretation, Pedagogy (1998, Collectif)

Une anthologie de textes assez courts sur l’écoféminisme à travers la théorie et l’interprétation littéraire (et vice-versa 😉 ). Un portrait assez large de couverture quand même, on parle autant d’essais (dont celui de Françoise d’Eaubonne) que de poésie ou de romans (Ana Castillo, Christa Wolf, Octavia E. Butler, Ursula Le Guin, etc.) de différentes traditions littéraires et pays. Ma seule grande déception est vraiment la brièveté de certains des textes qui auraient bien mérité un peu plus de place.
Je ne suis pas encore trop sûr quoi penser des deux derniers textes sur l’enseignement de l’écoféminisme non plus.

J’aurais définitivement bien aimé pouvoir le lire avant la fin de la rédaction de mon mémoire, ça n’aurait probablement pas changé la théorie, mais m’aurait probablement conforté à certains égards dans mes analyses littéraires (et la piste de l’alimentation en est une intéressante que je n’avais pas exploré). J’aurais aussi probablement lu Buffalo Gals, Won’t You Come Out Tonight de Le Guin qui a l’air vraiment intéressant! mais je l’ajoute à ma liste de livres à lire à l’instant.

Fictions et romans

L’Atelier de Marie-Claire (1920) par Marguerite Audoux

Ce livre est un chef d’oeuvre, tout simplement.

J’ai pleuré 2 fois lors de la lecture et j’ai bien manqué de le faire deux fois plus souvent. Tous les éléments stylistiques du premier livre, Marie-Claire, que j’avais apprécié s’y retrouvent à nouveau: cet espèce de regard permanent sur le monde qui semble bercer et n’y toucher qu’à peine comme pour ne pas le perturber, ces observations impeccables sur les comportements, situations, etc. des différentes personnes qu’elle côtoie. Ici, on sent une véritable bonté dans les descriptions, qui même lorsqu’elle souligne des défauts, il y a toujours une cause, une possibilité d’y échapper, ce n’est pas si terrible au fond, etc. (sauf les descriptions physiques qui sont parfois un peu violente).

Grosso, l’histoire tourne autour de son arrivée dans un atelier de couture et des divers personnes qui y travaillent donc ses collègues de travail, les propriétaires et certaines clientes en plus des connaissances proches de tout ce monde là. Au fur et à mesure, certaines personnes partent, meurent, d’autres arrivent, les dynamiques changent un peu et on est jamais en manque de nouveauté.

On sent vraiment la personnalité de chaque personne complètement émerger et il y a là une véritable richesse de l’exploration des fonds intérieurs des gens et de leur potentiel. Pas un personnage n’est pas clairement décrit, dont on n’entend pas la voix dans notre tête, dont on s’imagine bien la vie. Ces impressions émergent notamment des descriptions et dialogues de ses collègues de l’atelier de couture, mais aussi des moments rares de partage de récit de vie qui sont comme une pierre qui vient s’ajouter au collier descriptif.

Elle raconte avec un style absolument maîtrisé des récits aussi tragiques que la maladie, mort, le deuil, le viol, les accidents, la déchéance, la pauvreté, la tragédie, etc. Encore mieux, elle décrit comme les personnes de l’atelier aide les autres à travers leurs épreuves, ce réseau de solidarité suite au deuil, à la mort, ces échanges et dévouement que tous mettent pour rester ensemble, aider la propriétaire à garder sa boutique, comment l’atelier évolue et change au courant des années.

On sent aussi son impuissance dans tellement de situation, notamment ses fiançailles annoncées et arrangées avec un homme qu’elle n’aime visiblement pas, mais qu’elle accepte de fréquenter par pression de son entourage. Probablement la seule personne vraiment antagoniste du récit, même à travers un récit plutôt « neutre », ses actions montre un homme avare, arrogant et complètement entitled aux possessions de sa tante qui se dévoue immensément pour lui quitte à s’en ruiner et perdre des objets qui lui sont cher. La description des rencontres dans la rue avec une personne noire et dont ses compagnons de marche font toujours preuves de racisme complètement disproportionnés envers un simple passant est aussi assez parlant de comment elle arrive à montrer comment les gens peuvent paraître gentils, mais sont réellement odieux envers tout ce qui ne leur ressemble pas. Bien qu’elle ne change pas le comportement de ses partenaires de marche, on sent bien la morale anti-discrimination (qui est bien tournée) lorsque la personne noire vient lui faire une sorte de remontrance pour lui dire qu’il est comme elle.
[Une note cependant au niveau du lexique employé: l’éditeur aurait définitivement pu moderniser le vocabulaire, c’est une collection destiné à la jeunesse et ça commence à faire beaucoup de racisme qui passe subtilement dans cette collection sans l’adresser à aucun moment ni faire des efforts de l’éviter, à ce niveau, la collection Les plumées n’évolue pas du tout et je continue dans mes reproches d’une très mauvaise édition/préfaçage des textes pour une collection qui veut se démarquer ; surtout pour Talents hauts qui est d’habitude très sensible à ce niveau]

Je pense qu’on ne ressort pas indemne d’une telle lecture, d’un très grand style et d’une immense sensibilité. Marguerite Audoux sait non seulement observer, noter, avoir une immense attention à son entourage et sait le transcrire à l’écrit et à y amener une kyrielle de subtilité et un bel élan narratif où on ne s’ennuit jamais. J’adore l’ajout de retranscriptions de chansons dans le livre, qui non seulement montre très bien l’égaiement ou la tristesse des personnages, mais ajoute définitivement un niveau de lecture supplémentaire et une sorte de mémoire de ces chants là. À ne pas manquer.

Clélie, histoire romaine (1655) par Madeleine de Scudéry

Je me suis procuré ce roman suite à la lecture de l’essai Femmes et littérature. Une histoire culturelle, tome 1 qui parlait longuement de ce roman, de son autrice et de la réception du livre dans la société française. Ma lecture date quelque peu, mais j’avoue avoir été très agréablement surpris du contenu et de devoir décrocher à grand regret lorsque j’arrivais à ma station de métro.

L’autrice compose un roman à clef sur fond de drame historique romain, sur fond de dialogue philosophique notamment sur l’amour, la gloire, l’amitié, les hommes et les femmes et bien davantage tout en gardant des enjeux de narration qui accroche son lectorat: conquête, prisonnier de guerre, mariage arrangé, dilemmes amoureux, drames, etc. Je regrette immensément qu’il s’agit d’une édition qui choisie des parties de textes (très très très très long) de l’histoire plutôt que le récit complet parce que j’aurais bien lu ces récits de guerres, de batailles et de pirates (apparemment!!!) qui était résumé en deux, trois paragraphes entre les récits qui étaient conservés.

Honnêtement, sans être moralisateur, je trouvais que ce livre permettait un apprentissage intéressant de différents points de vue sur les qualités des gens, les perceptions des un·es et des autres et que le roman qui permet de faire valoir le point de vue divergeant de plusieurs personnes sur une même situation était incroyablement réaliste, permettait un dialogue fantastique et maintenant le récit en haleine constamment. J’aurais adoré lire ça plus jeune plutôt que le dialogue de Platon sur l’amour: non seulement il ne s’agit pas d’idées abstraites sur l’amour ou si elles le sont, c’est bien mis en évidence qu’il s’agit de valeurs dont certaines personnes n’ont que faire dans le concret, mais ces dialogues servent en récit, une mise en commun des idées, alimente des querelles et dilemmes amoureux. Bref, on a l’impression que ça va quelque part, au-delà du concret, ce sont des véritables leçons sur parfois que ne pas faire (Artaxandre est probablement le personnage le plus intéressant à cet égard d’une belle élocution, de grands principes, mais de l’aspect au final super vain de toutes ces idées).

Un classique qui mérite définitivement toute sa place dans l’histoire littéraire et qui est encore super lisible et intéressant aujourd’hui. Une découverte fantastique pour moi et je regrette simplement de ne pas avoir eu le texte complet entre mes mains avec cette édition.

Théâtre

Love Song to Lavender Menace (2017) par James Ley

Quoi ne pas aimer dans cette pièce de théâtre pour moi? Deux libraires lors de leur dernière journée avant que la (authentique) librairie écossaise Lavender Menace ne ferme. Reminiscent d’auteur·es comme James Baldwin, Jean Genet, Jeanette Winterson, Rita Mae Brown, etc. tout en parlant du climat politique anglais de l’époque, c’est à la fois un hommage aux oeuvres, au militantisme de l’époque et évidemment à la librairie.

Aussi, un des libraires est très fan de Doctor Who et ça paraît non seulement dans les nombreuses allusions plus ou moins subtiles, mais aussi dans le tissu du texte même avec l’apparition d’un·e voyageur·e / invité·e spécial·e (chaque fois différent lors des représentations) qui parle de l’importance d’un lieu similaire à la librairie pour elle/lui et d’un livre qui a énormément compté.

Une pièce de théâtre idéale pour tout libraire queer ou féministe. C’est définitivement très bien écrit, bien pensé et rempli à la perfection son rôle d’hommage plus large aux mouvements LGBTQ.

Livres jeunesse

Sam et le Martotal (2020) par Louise Mey et Libon

Une super histoire dont le récit tourne autour d’une tribu qui ne rompt jamais avec la tradition comme métaphore des stéréotype de genre et du patriarcat et invite les enfants à faire les activités qu’illes désirent (tout en mentionnant quand même que faire la guerre, c’est pas tant top non plus ; un beau petit plus je trouvais au conte).

Avec des animaux aux noms croisés et aux caractéristiques uniques, des outils aux multiples fonctions qui en trouveront d’autres par la fin de l’histoire, et aux dessins vraiment géniaux de Libon, c’est une histoire parfaite à mon avis, vraiment adorable et avec une belle fin. Une belle construction d’univers.

Bandes dessinées et mangas

The Dire Days of Willowweep Manor (2021) par Shaenon K. Garrity et Christopher Baldwin

Une BD hilarante qui réussit le pari de rendre hommage tout en se moquant gentiment des lieux commun du genre gothique et de l’amener dans d’autres directions. Ces allusions sont autant visuelles que textuelles et ce qui est le fun, c’est que la protagoniste est au courant de ces tropes donc est capable de jouer avec ou de la rendre furieuse. Au final, il y a un bon jeu de reprise de stéréotypes pour créer le récit, s’en détacher, s’en moquer, les subvertir et ultimement avoir du fun avec.

La BD mélange à la fois un humour savant (par les allusions intertextuelles), mais aussi simplement burlesque et une bonne intrigue qui nous accroche jusqu’à la fin. Le tout début et la toute fin de la BD donne aussi un fondement intéressant à l’histoire générale et l’encadre à merveille.

Vernon Subutex, tome 1 (2020) par Virginie Despentes et Luz

C’est tellement bon, tellement bien exécuté, on sent qu’il y a eu tellement de temps mis à préparer, dessiner, planifier tout ça, c’est vraiment incroyable comme résultat.

En terme d’ambition, je le compare vraiment à une Comédie humaine du XXIème siècle. Il faut vraiment que je lise les livres un jour maintenant, c’est tellement complexe et intéressant, nuancé et profond.

Les cavaliers de l’apocadispe n’ont pas fait exprès (2019) par Libon

Hilarant, comme d’habitude. J’ai ris à voix haute à plusieurs reprises. Libon est un des rares auteurs qui non seulement ne me déçoit jamais, me fait toujours rire, mais avec lequel je passe toujours un très excellent moment.

Les cavaliers de l’apocadispe vont bien (2021) par Libon

En parfaite continuité avec les albums précédents, toujours les mêmes enfants toujours en train d’avoir mille accidents et en toujours en conflits absurdes avec des figures d’autorité (parentales, policières, professorales, militaires, etc.) qui abusent parfois de leur pouvoir, mais qui finissent ultimement par être rattrapés si leur rigidité se poursuit.

J’avoue avoir encore beaucoup rit, « L’interro » est probablement un des meilleurs écrits et illustre superbement la poétique de la série.

Le Pavillon des hommes, Tome 12 (2015) par Fumi Yoshinaga

Une entrée particulièrement bonne dans la série qui combine ce que la série fait de mieux: drame de cours, politique intérieure et international, développement scientifique et des personnages aux motifs opposés, dont on croit parfaitement les motifs, avec des drames interpersonnels intenses, des rebondissements inattendus et des résolutions (ou non) intenses.

L’aspect un peu plus contenu de l’histoire (bien qu’elle suit vraiment le tome précédent) avec une « résolution » et une ouverture vers la fin aide peut-être ce jugement d’avoir une histoire complète et intéressante.

Le Pavillon des hommes, Tome 13 (2016) par Fumi Yoshinaga

La série prend une tournure intéressante puisque la narration doit maintenant composer avec un « retour à la normal » (ou un monde post-apocalyptique selon moi) puisque la vaccination est maintenant normalisée et les hommes reprennent petit à petit les postes de pouvoir qu’ils avaient (au détriment des femmes) presque comme un retour de balancier. Les dynamiques femmes-hommes semblent aussi revenir à celle d’avant la pandémie (notamment en ce qui à trait à la violence envers les femmes et des préconceptions essentialistes qui surviennent dans les propos de certains personnages) et les enjeux de la politique japonaise ne sont plus simplement locaux, mais les relations internationales sont maintenant au premier plan.

Il n’est donc pas étonnant qu’on adresse de très multiples sujets dans ce volume notamment au sujet de « l’inversion » des rôles (parfois carnavalesque) superbement illustré par Takiyama qui explore, dans ses propos et sa propre vie, la transition sociale et embrasse cette multiplicité entièrement. Il a de très beaux dialogues tout le long, mais l’histoire qu’il explique à Abe Masahiro concernant les kimonos de courtisanes (et il y a un beau transfert aussi avec le kimono d’intendant à la fin, ça me rappelle l’attention porté à la poétique du vêtement dans un des premiers tomes). Il y aurait probablement à dire aussi sur cette genderqueerisation de la société.

L’importance des relations internationales vient aussi jouer énormément dans les dynamiques de pouvoir, alors qu’on avait affaire essentiellement à des intrigues de cour et faire face à la population, un troisième enjeu politique doit maintenant être pris en compte dans l’exécution de la politique ce qui fait en sorte qu’on a des personnages un peu plus mature, il me semble, en politique (sans maturité, c’est l’invasion du Japon et ce n’est évidemment pas concevable pour les gens au pouvoir). Ça se traduit par une recherche d’équilibre plus intéressante, notamment sur des questions de classe, mais aussi d’aversariat politique ce qui rend le récit très intéressant.

La question de la violence genrée revient aussi au premier plan et de manière très frontale avec la question du viol et de l’inceste et des menaces de violences envers les femmes. Une critique très directe de notre propre société qui n’avait pas vraiment été possible dans un régime matrilinéaire comme la série l’avait été jusqu’à présent (ou en fait, pas possible qu’autrement qu’à travers le prisme de l’inversion des genres et des rôles). Cette question touche aussi les enjeux internationaux qui forcent la contamination de la politique (la perception des anglais sur les femmes en poste de pouvoir comme un aveu de faiblesse force la considération des hommes shōgun).

Un volume donc extrêmement riche à mon avis. J’ai à peine effleuré les nombreux thèmes et la narration du volume, il y a encore beaucoup beaucoup beaucoup plus de choses à creuser et on voit vraiment une belle réalisation qui à la fois réussi à poursuivre la mission que l’autrice s’était lancée malgré un changement de paradigme important dans cet univers et une possible fin prochaine de la série et éviter de succomber à la tentation de juste en finir là aussi valait vraiment le détour. On n’a pas l’impression que ça s’étire, au contraire, il y a un beau second souffle à cette série.

Mes coups de cœur lus en 2020

Un aperçu de mes livres préférés lus en 2020. Il ne s’agit pas uniquement d’ouvrages publiés cette année là (je mets toutefois la date de publication à droite du titre), mais des ouvrages que j’ai lu cette année là. Un lien vers la boutique en ligne de l’Euguélionne, librairie féministe est disponible pour les ouvrages (ou vers l’éditeur lorsque pas distribué). Les livres sont présentés par genre (Essais, Romans, SFF, Drames audio, BDs et mangas), mais pas dans un ordre quelconque.

Essais

Partition pour femmes et orchestre ; Ethel Stark et la Symphonie féminine de Montréal (2017) par Maria Noriega Rachwal

Une fantastique biographie d’Ethel Stark qui s’intéresse surtout à la période de la fondation et la durée de la Symphonie féminine de Montréal.

Encore une fois, il s’agit d’une histoire des femmes qu’on ne nous raconte pas et qui devrait être absolument relaté à tou·tes!!! Un orchestre d’une 80aine de femmes dans les années ’40, du jamais vu en Amérique du Nord, une première chef d’orchestre, le premier orchestre canadien à jouer au Carnegie Hall, la première personne noire à jouer de manière permanente dans un orchestre, des expériences de musiciennes devenues professionnelles suite à l’entrée dans l’orchestre (alors que plusieurs n’avait pas nécessairement jouer de leur instrument avant), des critiques dans les médias unanimes qui célèbrent la qualité du jeu, etc. Un orchestre qui représentait ce que le Canada avait de mieux à offrir en terme de diversité, d’apprentissage, de leçon, de sagesse, de succès et de féministe (sans l’être ouvertement)!

Chaque page m’apprenait énormément, je devais noter le nom des interprètes pour pouvoir les chercher par la suite! C’est un essai beaucoup moins académique que ce qu’on a l’habitude de lire chez Remue-ménage (normal, il s’agit d’une traduction) et la narration s’approche beaucoup plus d’un récit épique par moment ou d’essais comme Le féminisme québécois raconté à Camille pour sa vulgarisation et son désir d’en faire connaître un maximum à son lectorat. On prend souvent des pauses d’Ethel Stark pour parler d’autres musiciennes comme Violet Louise Grant, Lyse Vézina, Violet Archer, etc.

Le récit de la symphonie féminine de Montréal se termine un peu tristement, délaissé complètement par les subventionnaires qui l’abandonne un par un, la ville de Montréal ou la province du Québec, vivant de mécènes donnant absolument tout pour qu’elles survivent, un cas classique de ces institutions qui voyaient cet orchestre une sorte de menace pour eux (ou de la concurrence, ce qu’elles n’étaient pas du tout, en fait fois le peu de représentations qu’elles donnaient et le public qu’elles visaient), ne le supportant que par parole et non pas monétairement malgré la réputation internationale de l’orchestre.

À lire pour tout fan de musique classique féministe, un pan de l’histoirE qu’il faut absolument remettre de l’avant!!

Mes bien chères sœurs (2019) par Chloé Delaume

Un livre d’une puissance rarement égalée, une dénonciation forte, colossale et mordante du patriarcat, un jeu d’intertexte féministe presque sans fin (tout particulièrement adoré celui avec le King Kong Théorie « j’écris de chez les », une réappropriation des textes masculins canoniques en les subvertissant sans retenu (la réécriture p.18 du Nuit Rhénane de Guillaume Apollinaire est un chef d’oeuvre en soi! « Tout l’or des coups de reins devient le chant d’un batelier, au creux des tables de nuit, le tiroir aux petites morts »).

À la fois poétique, essayistique, fictionnalisation de la pire dystopie imaginable pour les personnes friandes du bon vieux temps de la culture du viol ; un hommage aux plus jeunes générations, à cette quatrième vague de l’Internet à la parole et à l’écrit qui ne peut être réduit au silence malgré l’acharnement d’un backlash qui voit sa fin arriver.

Un ouvrage comme il est difficile d’en écrire et qui fonce droit vers ce qu’il a à dire avec une pluralité de style d’écriture, de figures de style et de force. J’ai eu l’impression de revivre les premières page de King Kong pendant toute ma lecture et de hurler ces mots dans le métro tellement ils sont beaux, énergiques et fermes. Un vrai cri du cœur.

You Look Like a Thing and I Love You: How Artificial Intelligence Works and Why It’s Making the World a Weirder Place (2019) par Janelle Shane

Hilarant, fascinant et éducatif. J’adore le blog de l’autrice, j’ai donc été super ravi· de pouvoir lire un livre entier sur le sujet et je n’ai pas été déçu une seule seconde! D’abord, bien que certaines très rares parties (surtout deux, trois listes) de ses listes se retrouvent dans l’essai, c’est vraiment majoritairement du nouveau contenu donc pas de risque de s’ennuyer ou de juste y retrouver un recyclage des billets avec un intro et conclusion voili-voilou, non, nous avons vraiment affaire à des descriptions détaillées de comment l’IA fonctionne, comment elle appréhende le monde (virtuel) dans laquelle elle évolue, ses très très nombreuses limitations et défauts, etc.

Il y a un grand nombre de sujets traités, des biais de l’IA reprises de contenu soumis (ou de sa programmation) qui perpétue des pratiques racistes ou sexistes (de ne pas faire fonctionner un distributeur à savon pour les peaux noires à la discrimination à l’embauche selon le genre ou la situation géographique). On y explique aussi comment l’IA ne dominera jamais le monde et ne remplacera jamais efficacement le travail humain ou si rarement et nécessite toujours une supervision humaine importante. On y détaille aussi comme l’IA pour les automobiles, ce n’est vraiment pas pour demain et sont plutôt dangereuse (même avec un·e conducteur·e au volant puisque cette personne risque souvent d’être inattentive).

L’essai est aussi très très très drôle. Pas un chapitre ne passe sans rire aux différentes listes que les IA produisent ou les solutions très originales qu’elles trouvent pour surmonter un problème. Dans l’ouvrage, l’autrice parle de ses propres expériences, mais aussi de celles de beaucoup d’autre

Si vous voulez lire un essai de vulgarisation scientifique qui combine un aspect éducatif avec le comique de vidéos de machines qui effectuent des tâches étranges, ce livre est pour vous.

Invisible Women: Data Bias in a World Designed for Men (2019) par Caroline Criado Pérez

Un essai féministe qui couvre très large, du déneigement aux élections américaines en passant par le Brexit, la représentation de l’univers, les foyers de cuisson, le syndrome de Yentl ou encore les crimes de guerre.

Un foisonnement de données (ou une analyse de leur manque flagrant en ce qui concerne les femmes et les conséquences mortelles que cela peut avoir), d’interprétation, de sources et d’information. Elle analyse de nombreux domaines, aussi différent que l’astronomie, l’urbanisme, la médecine, l’économie, l’architecture, l’agriculture, la politique, etc. à travers le prisme de la collecte et l’interprétation des données et statistiques.

Caroline Criado-Pérez démontre avec brio comment le manque de collecte de données réparties selon les genres conduits à l’invisibilisation des femmes pas seulement en théorie, mais comment ces negligence peuvent conduire jusqu’à la mort ou à tout le moins désavantage les femmes toujours aux profits des hommes.

Un essai qui montre comment nous devrions repenser les statistiques et la collecte de données de manière urgente à tous les niveaux ou à tout le moins, commencer à en tenir encore plus, mais de plus rigoureuse.

Le concept de couverture est aussi vraiment génial. Je n’avais jamais remarqué les pictogrammes de femmes du livre avant d’en débuter la lecture (et il était bien visible et en présentation dans la librairie donc je le voyais quand même souvent). Clairement une des meilleurs couvertures que j’ai pu admirer.

Piano Music by Black Women Composers: A Catalog of Solo and Ensemble Works (1992) par Helen Walker-Hill

Alors, pour lire cet essai, il faut au moins se préparer plusieurs choses très importantes: prendre beaucoup de note, avoir une connexion Internet pour pouvoir écouter les compositions référencées dans l’essai et avoir une carte de crédit dans la main pour commander des biographies et des partitions des compositrices présentées. Ce n’est pas une blague du tout, après avoir lu l’essai, j’ai commandé trois essais et deux partitions fautes de n’avoir pas pu en commander plus!!! (j’y reviens)

Une superbe recension qui ne se contente pas de recenser des oeuvres pour piano de compositrices noires américaines (une tâche effectuée en 1992, pas une mince affaire du tout!!), d’écrire une petite biographie pour une cinquantaine de compositrices, non, la recherchiste a aussi fait un travail immense de:
– Indiquer la difficulté des pièces (vraiment génial pour les personnes qui seraient intéressées à les jouer)
– Décrire le style des pièces, en donner une appréciation générale
– Où pouvoir lire, se procurer ou pouvoir acheter les dites pièces (avec les adresses postales et le temps que ça peut prendre avant de les recevoir!!)
– Mettre une petite bibliographie lorsque possible

Cet immense travail est vraiment incroyable en soi, doublement incroyable quand on sait le temps que ça a du prendre pour juste compiler ces noms, biographies, témoignages, rechercher toutes ces compositions avant parce que personne n’avait vraiment fait cette recension aussi exhaustive avant (on peut tout de même mentionner But Some of Us Are Brave: All the Women Are White, All the Blacks Are Men: Black Women’s Studies, mais qui est beaucoup moins détaillé).

Cette recension est aussi très intéressante à l’effet qu’elle nous montre montre bien comment les compositrices noires ne pas isolées les unes des autres et savent s’inscrire en continuité avec les précédentes ou leurs contemporaines, notamment par les concerts qu’elles organisent, mais aussi les compositions, styles, ou hommages qu’elles rendent. Pour des biographies d’une demi-page à une page, c’est quand même beaucoup d’information qui est communiquée.

J’ai trouvé aussi intéressant de noter que plusieurs compositrices noires furent des élèves de Nadia Boulanger (au moins dès 1931 avec Nora Douglas Holt) ce qui nuance pas mal ce que l’article dans Nadia Boulanger and Her World disait sur son rapport avec les communautés afro-américaines par rapport aux étudiant·es internationaux (surtout les hommes étaient dépeints dans le livre). On note quand même 5 compositrices afro-américaines (sur une cinquantaine de compositrices ) qui ont étudié sous son égide y compris une gagnante du grand prix Boulanger quelque part entre 1951 et 1954.)

La seule immense déception ne vient pas de l’essai, mais des recherches que je faisais tout en lisant l’anthologie. Beaucoup des artistes n’avaient pas une seule composition sur Internet (des fois, avec juste 5 résultats sur Google et simplement dans des listes), et on parle de grande compositrice comme Avril Gwendolyn Coleridge-Taylor dont je n’ai réussi à retrouver aucune partition et une seule vidéo de 5 minutes alors qu’elle a immensément composer et qu’elle était la fille d’un très grand compositeur (Samuel Coleridge-Taylor) qui, lui, ne manque pas d’être partout! Je lisais et je cherchais des biographies ou des partitions et je dois avouer avoir noté beaucoup trop de noms de compositrices dont je ne pourrais pas en apprendre ou en écouter davantage. 28 ans plus tard, même avec l’arrivé d’Internet et de WorldCat, ce n’est pas nécessairement plus simple de les découvrir malgré leurs immenses réalisations, mais c’est malheureusement trop souvent le cas encore dans l’histoire des femmes. C’est pour ça qu’on ne peut qu’essayer de pousser ce genre d’essai, qu’on aimerait beaucoup dire qu’il date, mais qui n’ont finalement jamais accumulé un gramme de poussière tant ils sont encore pertinents aujourd’hui et dont le travail n’a pas été continué depuis [je note tout de même que j’ai fait des recherches de base sur la question, peut-être existe-t-il des sites web et des livres consacrés à la question, mais je ne les trouve pas super facilement].

She Called Me Woman (2018, Collectif)

Une montagne russe d’émotions en lisant ce livre de témoignages de femmes nigérianes queer.
[Par queer, l’ouvrage entend la diversité des expériences des femmes qui en aiment d’autres, des lesbiennes aux genderfuck, en passant par les femmes queer, trans, butch, femme, tomboy, bisexuelles, etc.]

On a vraiment des témoignages de toutes sortes: des témoignages émouvants, qui donnent de l’espoir, heureux, qui finissent bien, mais aussi des témoignages tragiques, de violences (toutes les violences), d’abus, de peurs, de placards, etc. Dans ce qui est considéré comme un des pires pays en ce qui a trait aux droits LGBPT2QIA (notamment avec la loi qui prévoit une dizaine d’années de prison pour les homosexuel·les, sans compter les nombreux meurtres), ces témoignages offrent un portrait qui sort des statistiques nationales pour parler du quotidien des femmes qui le vivent, parfois très mal, mais souvent avec un grand bonheur d’aimer d’autres femmes.

Les témoignages sont des transcriptions orales anonymes. On sent parfois les questions qui sont posées par les éditrices une fois qu’on a lu une dizaine d’entrevue (genre: famille, religion, quand les premières fois, parcours, maintenant), mais le récit reste toujours très fluide à l’exception de deux, trois témoignages qui sont un peu plus fragmentés.

Je dois avouer que laisser la parole à celles qui le vivent dépoussière pas mal de préjugés que je pouvais avoir sur les droits des personnes LGBPT2QIA au Nigéria, souvent résultant de la propagande politique ou journalistique du pays ou encore d’organisations qui ne semblent pas toujours connaître la réalité du terrain. On y découvre des communautés queer vivantes, surtout dans certaines villes et certaines universités, mais aussi beaucoup de réseaux d’ami·es et l’importance des réseaux sociaux.
Tous les témoignages semblent, lorsqu’elles croient en un Dieu ou une religion, ne faire aucun cas du rapport conflictuel qui pourrait y émerger entre la religion et l’homosexualité, souvent dans une perspective où: Dieu m’a créé ainsi pour une raison et je n’ai pas à me renier ; ou encore: seul Dieu me jugera (toi aussi tu pêches, moi aussi je pêche, mais ce n’est pas à toi de porter jugement).

On parle évidemment aussi beaucoup de la famille, qui renie ou qui accepte, qui peut être de la pire violence à un refuge pour ces femmes. On parle aussi de mariage, pour passer inaperçu, pour ne pas risquer le rejet social, qui empêche des relations ou qui ne durent souvent jamais longtemps . On parle aussi énormément de violences, des avertissements sont placés en début de presque chaque témoignage puisqu’elles sont réelles et très difficiles à lire. La seule parole qui semble échapper au recueil serait celles de femmes prisonnières, mais on comprend aussi pourquoi c’est un peu impossible de les écouter.

Je pense que ce livre devrait être dans les témoignages importants à lire, pour toute personne qui désire lutter pour les droits qui ont trait à l’orientation sexuelle ou à l’identité de genre, pour toutes les personnes qui voudrait parler des réalités LGBTQ* du Nigéria. Après avoir lu Under the Udala Trees l’année dernière (le roman est d’ailleurs cité par une des femmes témoignant), je ne peux que réaliser encore plus la force de ce roman, son réalisme, son analyse tellement fine des réalités nigérianes avec ses religions toujours en conflit (musulmans et catholiques) et ses peuples aussi (Igbo, Hausa, Fulani, Yoruba surtout).

Un livre extrêmement touchant, brutal, choquant, qui fait autant pleurer de tristesse que de joie.

Femmes et littérature. Une histoire culturelle, tome 1 (2020, Collectif)

Aucun parcours de baccalauréat en littératures de langue française ne devrait pouvoir être complet sans avoir lu cette essai qui trace l’histoire et les fil(l)iations des littératures des femmes françaises. Il n’y avait aucun essai paru, à ma connaissance, aussi magistral et exhaustif que Histoire du féminisme français. Du moyen age a nos jours de Maïté Albistur et Daniel Armogathe (1977) et Femmes et littérature parvient à effectuer ce travail immense de présentation, de vulgarisation, d’explication, d’exposition de réseaux, de statistiques, de découverte (pour le lectorat), etc. avec toutes les avancées et découvertes effectuées depuis presque 50 ans maintenant.

Super complet et intéressant, un essai qui ne donne envie que d’en lire encore davantage (je dois avoir commandé une dizaine de livres suite à cette lecture et j’en aurais probablement noté davantage si je n’avais pas déjà suivi de nombreux cours consacrées aux femmes au Moyen-Âge et à la Renaissance).

Sinister Wisdom 118 ; 45 Years Tribute to the Lesbian Herstory Archives (2019, Collectif)

Une anthologie de court textes rendant admiration au centre d’archives lesbienne Lesbian Herstory Archives (LHA) de différentes manières: certains textes abordent leur première découverte du lieu, d’autres sur comment il a changé leurs vies, comment elles se sont impliquées à travers ce projet, des échanges de correspondance sur la LHA et même quelques poèmes dans l’anthologie!!

Ces textes traversent plusieurs générations et lesbiennes toutes très différentes et comment le projet d’archive les a traversées à différents moments de leur vie, quelles sont les découvertes qui y ont été faites (en terme d’archives, de textes, d’histoirE, de personnes ou même d’amours!) et c’est vraiment émouvant de lire ces textes et l’impact immense que ce centre a eu dans la vie de tant de personnes.

Les textes présentent aussi, souvent à travers leurs fondatrices, un peu la mission de la LHA, ses objectifs, ses ressources, ses personnalités, son influence et évidemment sa nécessité.

Une manière vraiment très belle et unique de découvrir ces archives à travers les personnes qui ont vécues ces transformations et ses évolutions de très près et qui ont contribué à les bâtir au court de ces 45 ans. Un must pour tous les fans d’archives et les membres des divers communautés LGBPT2QIA. 

Fictions et romans

Ru (2009) par Kim Thúy

J’ai pris le livre en me disant que je n’aimerais pas nécessairement: l’écriture en fragments ne m’a jamais interpellé et la déchronologie et le genre auto-fictionnel du récit allait simplement m’achever (en plus, je viens juste d’écouter un livre audio qui a ces mêmes ressorts). J’en sors toutefois à l’opposé de mon horizon d’attente et j’y ai trouvé un merveilleux récit avec des figures de styles fortes et percutantes, empli d’une grande compassion et d’une immense bonté dans son regard sur le monde malgré les horreurs qu’elle aura vues et subites (elle a quitté à 10 ans le Vietnam communiste avant d’atterrir au Québec.

Je crois, vu les grands écarts entre la réaction de lecture que j’ai pu constater et qui m’a certainement fait hésiter avant de lire du Kim Thúy, que c’est parce que ce récit est fondamentalement un texte qui sollicite beaucoup l’émotion pour sa lecture malgré un style omniprésent qui demande constamment des arrêts de lecture pour s’attarder à la force des images évoquées ; bref, la lecture demande quand même beaucoup à la fois.

Même si je ne suis pas une personne friande des récits familiaux, je suis vraiment tombé sous le charme de l’écriture de Thúy et vais clairement continuer à la lire.

Bonus de lecture: c’est vraiment le type de livre ID-É-AL pour le métro.

Drames audio

Torchwood: Fall to Earth (2015) par James Goss

Un épisode en huis clos tout simplement incroyable et époustouflante. À la fin de l’écoute, on est littéralement en pleure tellement les deux acteurs sont investis et la tension narrative est immense. Alors que Ianto est pris dans une navette à la dérive, son seul lien, et espoir, est une téléphoniste, Zeynep, qui tente de lui vendre des assurances et cette communication par téléphone est un moteur narratif immense et qui est utilisé à son plein potentiel, des mises en attentes à la confusion de ne pas se voir en personne, la narration et l’utilisation de ce motif est brillant.

Alternant entre l’humour et le drame, les revirements de situation (qui est le ou la protagoniste en danger notamment), cet épisode nous attrape émotivement et il est impossible de détourner l’oreille. La fin est tout simplement superbe.

Définitivement un des meilleurs audio de Big Finish Productions. Je vais clairement essayer de le ré-écouter dans quelques années (et ce n’est pas dans mes habitudes de relire ou réécouter!).

Torchwood: Torchwood_cascade_CDRIP.tor (2017) par Scott Handcock

Les drames audio Torchwood de Big Finish sont vraiment à leur meilleur lorsqu’il y a une tentative d’expérimentation sur la forme et le fond (avec un métadiscours, c’est la cerise sur le gâteau), Torchwood: Fall to Earth vient en tête avec l’utilisation de l’appel téléphone pour créer un huit-clos entre deux personnes, à distance, qui se communiquent de l’information.

Avec torchwood_cascade_CDRIP.tor on utilise le médium d’un fichier corrompu pour véhiculer une histoire ; histoire elle-même fragmentée (légèrement, on n’a pas affaire à une histoire complètement dé-chronologisée) et corrompue. Le travail d’ingénérie du son exploite toutes les ressources à sa portée: ralentissement, saccade, répétition, augmentation/diminution du volume, bruits perçants, prolepse/analepse, jeu sur les nuances, etc. Il y a a souvent des jeux sur la musique d’introduction et de conclusion dans cette série (TRÈS apprécié), les effets sonores n’y échappent pas ici, mais je trouve qui il y a une reconfiguration musicale très réussie et intéressante à entendre. Les effets ont aussi été très bien incorporé au point où bien que je savais que l’épisode jouais sur ces éléments, je ne pouvais m’empêcher d’angoisser à l’idée que c’était mon lecteur DC qui me jouait des tours (et il le fait parfois et étonnamment, il ne semble pas avoir planté avec cette lecture!).

L’histoire arrive à passer d’un impression de métadiscours (« stop listening ») à l’intégration de celui-ci dans la trame narrative (les bouts sur le piratage sont particulièrement amusant quand on a les deux discours en tête!) L’épisode est vraiment aussi très talentueux puisque les avertissements qui veulent nous empêcher de l’écouter ne fait que renforcer notre volonté de l’entendre. [Parmi d’autres commentaires méta-narratif, on a à la toute fin un MAGNIFIQUE glissement vers le « coming soon » auquel je ne m’attendais pas et qui m’a vraiment ravi.]

Sinon, au niveau de l’histoire en temps que telle, elle était définitivement bien racontée, superbement inscrite à au moins deux niveaux de chronologie de Torchwood (et de manière intelligente et qui font du sens pour l’intrigue et le canon en général). Le changement de la relation d’affection qu’a habituellement Toshiko entre elle et Stephen (souligné dans les commentaires de fin) était quand même très crédible et c’était super d’enfin entre Toshiko être dans cette autre position (autrement que dans l’épisode Adam qui ne faisait qu’une inversion de rôle au final).

Bref, un épisode très agréable à entendre (certains commentaires sur des sites de critique disent que les effets sonores sont gênants, je suis au contraire ravi· qu’ils le soient, qu’ils nous gênent et nous donnent de l’inconforts, un demi-effet ou une impression de… n’aurait pas donné un résultat aussi vivant), très riche au niveau de l’histoire et de son inscription et dont le potentiel de réécoute est quand même aussi assez grand.

Science-fiction et Fantasy

Maplecroft (2014) par Cherie Priest

De l’horreur cosmique comme on en voit rarement et avec une grande attention portée aux types de narration et d’explications des phénomènes.

Les récits des différents protagonistes sont tous portés par un genre différent: épistolaire, journal, narration à la première personne, rapport, article de journal… (parfois, plus d’un genre est utilisé) ce qui amène des voix uniques aux personnages et aux récits et des points de vue perpendiculaires sur certains événements. Combiné à l’horreur, ces genres permettent de mettre en valeur certaines explications plutôt que d’autres: amour, science, mythe, etc. pour expliquer les phénomènes autour de la ville de Fall River.

Cette hésitation sur la nature exacte des phénomènes (magiques, scientifiques, mythiques, une créature toute-puissante, des mutations, l’évolution, la possession, etc. ou même des mélanges de ceux-ci) rendait ce roman tout particulièrement vis à vis des genre de l’horreur et du fantastique de par les interrogations constantes sur la nature des phénomènes qui entoure les sœurs Borden et dont chaque protagoniste a ses pistes privilégiées. Cette absence totale d’explication est certainement une indication qui laisse à son lectorat la porte complètement ouverte à une ou des interprétations des éléments du récit.

Finalement, si je n’avais pas fait une petite recherche sur Internet après ma lecture, je n’aurais jamais découvert qu’il s’agit d’un roman inspiré de faits réels autour de la personne de Lizzie Borden, une américaine soupçonnée, mais acquittée, d’avoir tué ses parents à la hache. Il est intéressant de voir que certaines des interprétations des causes derrière la possibilité des meurtres était l’hypothèse de la découverte d’une relation lesbienne par ses parents (conservée dans le roman). Une autre hypothèse émise était un abus physique et/ou sexuel de son père qui, bien que pas émis dans ces termes dans Maplecroft, est tout de même abordé de front sous un angle légèrement différent en gardant en tête l’idée d’horreur cosmique du roman.

Bref, un roman intéressant à lire sous beaucoup de prisme, la découverte de l’inspiration d’un fait réel n’était que la cerise sur le gâteau! Le deuxième volume, Chapelwood, est aussi intéressant et aborde un renversement de l’horreur cosmique du côté des nationalistes blancs, des fascistes et des racistes alors que ses origines lovecraftiennes avaient plutôt tendances à être justement à l’opposé de ce récit (lié à une soi-disant dégénérescence raciale plutôt qu’à la pureté dogmatique et la recherche de la perfection comme dans ce roman).

The Future of Another Timeline (2019) par Annalee Newitz

Un livre de SF fascinant, combatif, plein d’idées intéressantes, qui ne prend pas les solutions faciles aux problèmes pour résoudre ses intrigues, plein de questionnements sur les mouvements sociaux et ce qui crée le changement dans le monde. Ça fait 4 ans que je planifiais d’écrire un livre sur des féministes qui voyagent dans le temps pour empêcher des masculinistes qui veulent ré-écrire l’histoire, je n’ai plus à le faire maintenant vu que ça été fait ici et 1 000 fois mieux que je l’aurais jamais fait avec un méchant central parfait pour le récit.

La recherche historique est fantastique et supporte le reste de l’intrigue avec des bases extrêmement solides, réalistes et qui permet à la fois des découvertes historiques, mais aussi de créer une narration impeccable et fascinante. Un roman rempli de bonnes idées partout, à chaque tour et détour, un triomphe sur le méchant principal tourné sur le ridicule qui donne lieu à une scène in-croyable, des enjeux personnels attachants et tragiques, des figures historiques oubliées mises de l’avant, des personnages queer à travers l’histoire, etc.

The Hole in the Moon and Other Tales by Margaret St. Clair (2019 bien que les nouvelles datent du milieu du XXème siècle) par Margaret St. Clair

Une autrice vraiment remarquable dont j’apprécie maintenant les nouvelles après avoir adoré le roman Sign of the Labrys. Ces nouvelles sont toutes très différentes, mais s’inscrivant définitivement dans un certain genre de « weird », de fantastique et de science-fiction en traitant de différents sujets de manière assez novatrice pour le genre et l’époque, notamment toutes ses questions autour de la sexualité, des droits des femmes, de l’intelligence, de cruauté envers les enfants, etc.

Son approche littéraire face à l’écriture des nouvelles est aussi remarquable: un récit à la deuxième personne, des constructions d’univers entiers en quelques pages qui nous présente toute une fiction en seulement une dizaine de page, un riche vocabulaire, des méta-réflexions, etc. Certes, j’ai deviné la fin de certaines nouvelles avant d’en arriver au bout (certaines idées sont quand même prévisibles), mais le voyage pour y arriver ne gâche pas du tout le récit puisqu’il y a plein d’autres éléments intéressants à regarder.

Avec ce recueil, Margaret St. Clair se catapulte définitivement dans mes autrices préférées, c’est exactement le genre de nouvelles que j’aime lire, une grande écriture et des récits weird à souhaits, c’est une tragédie de ne pas avoir plus accès que ça à ses écrits aujourd’hui (il semble avoir une autre anthologie de nouvelles que je vais me procurer, mais à part ce recueil et le Sign of the Labrys, ça semble être vraiment tout), ni qu’elle soit plus connue que ça aujourd’hui. J’imagine que c’est quelque chose qui devra changer dans les prochaines années!

Bandes dessinées et mangas

Les enquêtes de Sgoubidou (2020) par Cathon

Meilleure BD comique de l’année. De très très loin. C’est hilarant d’un bout à l’autre. Je ne peux honnêtement pas en demander plus à la littérature, mais j’en veux encore plus, toujours plus, toujours toujours toujours plus.

C’est vraiment un bijou unique.

La décalogie Descending Stories: Showa Genroku Rakugo Shinju (2010-2016) par Haruko Kumota

Une série vraiment exceptionnelle de manga qui travers près de 4 générations de conteurs de Rakugo dans un long récit tournant surtout autour de Bon (c’est tout de même avec son enfance qu’on débute et sa mort qu’on finit), mais donc chaque génération avant et après est observée avec une immense rigueur et dont on finit toujours par s’attacher.

Dès le premier volume, je suis déjà fasciné· par ce manga dont j’ai vu l’adaptation en anime avant de les lire et je n’ai pas cessé d’admirer la narration et les mises en scène et en abîme. Le manga a aussi l’énorme mérite de permettre une beaucoup plus grande compréhension des termes du rakugo, plusieurs choses semblaient m’avoir complètement échappé dans l’adaptation animée.

Les dessins des protagonistes en train de jouer sont vraiment sublime et le style de l’autrice réussit vraiment à montrer cette incarnation de personnage, tout en gardant l’essence des traits physiques des protagonistes. Superbes idées de mise en scène et de dessin.

La richesse des personnages vient entre-autre de leur complexité, ni bon, ni mauvais, parfois horrible, c’est notamment le cas du personnage principal qui oscille grandement dans ses attitudes et est souvent capable de cruauté autant que Miyokichi et comment ses comportements sont légués à Konatsu par ses parents biologiques et adoptifs et desquels elle (ainsi que Bon) ne se sauveront que grâce à l’amour et l’affection de Yotaro qui s’immiscera dans leurs vies.

J’apprécie beaucoup, à cet égard, le développement du personne de Konatsu où le fait d’être née femme et la restriction à l’accès au rakugo est montré d’emblée comme un problème (contrairement à l’adaptation), un obstacle, une frustration, un enjeu de discrimination, un enjeu narratif ainsi que la solution pour la vengeance envers Yakumo qu’elle prépare, mais une vengeance au final impossible.

Si ce n’était seulement que de la complexité des personnages et de leurs arcs de vie, ce serait déjà vraiment fascinant, mais il y a toute une présentation incroyable des traditions du Rakugo, art dont je ne connaissais vraiment avant de découvrir la série et par lequel je suis maintenant fasciné (même si je ne pourrais jamais en apprécier une performance ne comprenant pas le japonais). Il y a des très nombreux détails, des présentations de différentes traditions, les stratégies d’adaptation à travers les époques, les ressorts utilisés, etc. Les dessins et les polices de caractère unique rend presque vivant cette tradition orale dans un médium dessiné et écrit!! C’est définitivement une exploration à faire et qui n’est vraiment pas académique ou carré, elle s’inscrit fluidement à travers le récit général (et on a des appendices dessinés à la fin de chaque volume qui peuvent enrichir encore plus au besoin).

C’est aussi un récit définitivement féministe à sa manière. Tout le parcours que Konatsu aura à faire durant sa vie pour pouvoir performer le rakugo est un combat qui lui aura pris toute sa vie. Du refus de l’institution, au refus de maître à la prendre comme apprentie, à ses propres barrières qu’elle a intégré de la société, l’absence de corpus de rakugo pour les femmes, des immenses attentes qu’elle place sur elle-même et des attentes sociales. Il lui aura fallu une vie complète (et un allié incroyable) pour passer par dessus toutes ces réticences et barrières!

C’est un récit qui parle de changement, parfois de seconde chance, qui sans minimiser les actes passés commis, propose des pistes de solutions, d’améliorations, de nouvelles voies possible. C’est le cas pour Yotaro, Bon et Miyokichi qui voient tous les trois avoir une sorte de rédemption à différents moments de leur vie (ou de leur mort dépendant…). La réalisation de Miyokichi lorsqu’elle s’explique est particulièrement frappante et touchante, le dessin est juste parfait à ce moment: une femme aux cheveux noirs qui est présentée devant un décor blanc, le dessin où elle commence « I wish I’d been kinder… To you too, to everyone. » voit le décor arrière complètement noir et ses cheveux devenir blanc comme une inversion de couleur le temps d’une case (avant de revenir aux couleurs habituelles), mais dont la coloration des cheveux indiquent clairement aussi la sagesse acquise depuis. Cette demi-page à elle seul est magistrale et m’a complètement subjugué de par sa justesse dans son élaboration et son style.

On pourrait écrire plusieurs essais complets je crois sur cette série, elle est incroyable, super bien dessinée, remplis de joie, de rires et de tristesse. On suit des personnages complexes, qui grandissent, qui échouent, qui triomphent, qui changent aussi, souvent pour le mieux. C’est une « comédie humaine » de quatre générations de conteurs et conteuses en manga qui est à la fois une célébration de l’art du rakugo, de ses traditions, mais aussi de ses adaptations et des personnes qui le portent jusqu’à aujourd’hui. Une des meilleurs série que j’ai lu dans ma vie.

Wonder Woman: The Once and Future Story (1998) par Trina Robbins et Colleen Doran [ouvrage épuisé]

The Once and Future Story est ce qu’un comic de super-héro·ïne devrait aspirer à être. Raconté sous la forme de deux récits parallèles qui informent la narration de l’autre récit (le récit primaire par l’autrice Trina Robbins, le récit « secondaire » par Wonder Woman), la narration aborde les thèmes de la violence envers les femmes et celle dite « domestique » et d’esclavage sexuel depuis l’antiquité à aujourd’hui à l’aide de deux récits tragiques qui tentent d’expliquer pourquoi certaines femmes restent avec leur abuseur. C’est définitivement un récit dur sur le moral (surtout à lire depuis une semaine au Québec) et qui vient chercher les émotions de son lectorat.

Le récit primaire explore une découverte de tablette archéologique par une équipe en Irlande et l’arrivée de Wonder Woman chargée de traduire celle-ci du grec ancien. Le récit s’étire sur plusieurs jours et pendant ce temps, la super-héroïne remarque la violence infligée sur une des archéologues par son mari et se retrouve impuissante à agir à la demande de la femme battue de ne pas intervenir ce que la protagoniste n’arrive pas à comprendre.

Le second récit imagine une Alcippé (ce n’est pas clair exactement laquelle dans la mythologie grecque, mais le flou est assez intentionnel je pense) provenant d’une société matriarcale (différente de Themyscira) forcée de se marier à Thésée suite à sa défaite. Sa fille, Artémis d’Éphèse tente de se porter à son secours pour la délivrer de ce mariage forcé et de la violence qu’elle subit aux mains de Thésée.

Les deux récits mettront en scène des femmes qui restent avec leur mari plus ou moins malgré elle. Je pense que la quatrième de couverture explicite beaucoup mieux le problème au centre des narrations: « There are so many reasons why women stay in abusive relationships. Maybe she feels sorry for him, or thinks she can help him. Or maybe he really has her convinced it’s all her fault! ».

L’édition est complète avec une liste de ressources contre les violences à la fin. C’est vraiment juste désespérant de trouver une telle BD épuisée de nos jours alors qu’elle devrait clairement être parmi les classiques du genre et constamment ré-imprimée surtout avec une autrice connue comme Trina Robbins.

Un des meilleurs comic de super-héro·ïne que j’ai eu l’occasion de lire, de loin. L’échange entre les trames narratives, la mythologie, la narration, les thèmes abordés, tout est réussi.

Mes coups de cœur lus en 2019

Un aperçu de mes livres préférés que j’ai lu en 2019. Il ne s’agit pas uniquement d’ouvrages publiés cette année là. Un lien vers la boutique en ligne de l’Euguélionne, librairie féministe est disponible pour les ouvrages. Ils sont présentés par genre (Essais, Romans, SFF, BDs et mangas et des ouvrages qui m’ont très agréablement surpris), mais pas dans un ordre quelconque.

Essais

La boîte noire (2019) par Ito Shiori

Un essai très très difficile à lire puisque la majorité des pages portent sur son expérience personnelle face à une agression sexuelle dont elle a été victime alors qu’elle était inconsciente (drogue du viol), mais aussi absolument toutes les démarches possibles et imaginables qu’elle a entrepris pour tenter d’accuser son agresseur qui ont toutes été vaines au niveau des enquêtes judiciaires et policières (moins toutefois dans le milieu journaliste malgré des pressions de l’entourage du premier ministre japonais).

Il faut prendre des pauses parce qu’elle revient souvent sur des détails de son agression, la violence des témoignages qu’elle doit dire et répéter sans cesse et l’enquête qu’elle finie par elle-même mener puisque la police ne fait rien (des pressions de supérieurs ont étouffé le dossier). C’est aussi difficile parce qu’elle parle de sa famille, de ses ami·es, d’autres victimes de viol, des problèmes que ça a causé, de son SSPT, de sa perte de cheveux, des séjours à l’hôpital parfois qui ont aussi fait suite au viol.

Le mémoire/essai réussit toutefois à partir de son expérience pour montrer à quel point les agressions sexuelles ne sont pas prises au sérieux, bien recensés, ni ayant les ressources nécessaires pour les combattre (policière, judiciaire, hospitalière, journalistique, humaine, etc.) au Japon (dans la majorité des autres pays aussi). Elle parle de son combat personnel contre plusieurs institutions japonaises (dont elle est autrement très fière), mais à travers cette lutte, on voit comment elle dénonce l’organisation implicite de ces structures qui finissent pas défendre l’agresseur dans tous les cas sauf si le viol n’est pas situé dans une boîte noire (c’est à dire qu’il y a un·e autre témoin du viol) ou que la victime à moins de 13 ans. De nombreuses preuves à l’appui étayent son argumentation.

Ito Shiori étant journaliste, le livre est aussi écrit comme une enquête sur elle-même ce qui montre définitivement à quel point le travail des médias japonais (en grande partie) n’a pas été fait, mais aussi la surabondance de preuves qui auraient dû mener à la condamnation du violeur qui n’est jamais arrivée malgré toutes les démarches (et je dis bien TOUTES) prises par Shiori pour tenter de connaître la vérité et de réformer les pratiques.

On ne peut qu’être admiratif de l’immense travail accomplie par l’autrice, non seulement pour l’enquête, les témoignages recueillis, l’accumulation de preuves, toutes les démarches entreprises, mais même, tout simplement, pour le travail émotionnel que ça lui a pris malgré l’absence de justice au final. Elle avait tout un système ligué (in-volontairement ou non) contre elle, mais elle s’est battue jusqu’à épuiser toutes ses ressources pour faire connaître l’histoire et exposer les failles du système. Pour une histoire qui la touche aussi personnellement que ça, c’est un investissement émotionnel absolument indescriptible et je ne peux que trop fortement souhaiter, comme l’autrice, que ça n’arrive à personne d’autre.

Je déconseille la lecture à toute personne qui ne peut pas vraiment lire de témoignage très détaillé de viol, absolument tous les détails y sont présents. À lire par tous les allié·es cependant, c’est un ouvrage pertinent pour soutenir les personnes agressées dans leurs démarches et comprendre ce qui peut arriver suite au viol et les besoins qui peuvent être nécessités. Le récit se passe au Japon, mais l’autrice démontre très bien qu’aux États-Unis et dans plein d’autres pays de telles violences peuvent se produire, il ne faut donc pas prendre ce livre comme un témoignage tout particulièrement japonais (si ce n’est la structure et les lois japonaises qui diffèrent), mais bien comme un ouvrage universel sur la question du viol.

Je tiens aussi à souligner l’intérêt grandissant que j’ai pour les éditions Picquier qui ne m’ont jamais encore offert de lectures décevantes et dont je trouve toujours les traductions (du japonais) d’une grande qualité.

Françoise d’Eaubonne et l’écoféminisme (2019) par Caroline Goldblum

Évidemment, personne ne sera surpris de le retrouver dans cette liste.

Un essai (d’une soixante-dizaine de pages, le reste est des extraits de textes) d’une grande pertinence et nécessité. Un très bon aperçu, surtout historique, mais aussi littéraire, des liens entre la créatrice du néologisme écoféminisme Françoise d’Eaubonne et les différents essais et textes qu’elle a écrit sur le sujet ainsi que les actions (parfois illégale) écoféministes qu’elle a entreprise, parfois seule, parfois en groupe.

Cet essai résumé très bien la pensée écoféministe de Françoise d’Eaubonne, en quoi elle se distingue d’un néo-malthusianisme ou d’un essentialisme (accusation trop souvent lancée à tort à l’égard de l’écoféminisme).

Françoise d’Eaubonne étant mon écrivaine préférée au monde et ayant écrit un mémoire sur un des ses livres, je n’ai toutefois rien à ajouter après cette démonstration, preuve, s’il en fallait vraiment une, qu’elle est absolument réussie. Un ouvrage parfait pour découvrir la grande autrice et sa pensée écoféministe.

 

Nègres noirs, nègres blancs : Race, sexe et politique dans les années 1960 à Montréal (2015) par Caroline Goldblum

Un livre d’histoire que j’aurais vraiment immensément apprécié lire plus tôt puisque, en plus d’être un livre d’histoire en soi, il aborde une panoplie de sujets (l’appropriation du terme de nègre par les québécois·es (« nègres blancs d’Amérique »), par le mouvement des femmes; les liens entre le mouvement indépendantiste québécois et les milieux séparatistes noirs aux États-Unis, les même critiques que je faisais du livre sur l’esclave de Marcel Trudel!! Deux siècles d’esclavage au Québec, comment les québécois se réclament d’une identité de victime des canadiens anglais sans observer leur impact sur les premières nations, la surveillance des communautés afro-québécoises, etc.) dont je discute à l’occasion avec plusieurs personnes.

L’essai s’attarde surtout à analyser la période autour du Congrès des écrivains noirs en octobre 1968, un peu avant, un peu après, beaucoup pendant, parlent des figurent américaines, caribéenne, québécoises influentes (et ne néglige pas du tout l’apport des femmes comme tant d’autres bouquins sur les mêmes sujets et possède définitivement un aspect féministe à plusieurs égards dans son écriture de l’histoire!). L’essai s’attarde aussi au milieu culturel et intellectuel blancs (notamment en ce qui à trait à la soi-disante négritude blanche), les médias et les actions de surveillance et de perturbation de cet événement par la GRC.

Non seulement cet essai donne un contexte beaucoup plus large et précis de ce que je crois savoir , mais apporte aussi beaucoup d’eau au moulin argumentatif et a certainement ré-orienté certaines de mes opinions vis-à-vis certains sujets et m’amène à me poser plein de nouvelles questions tout en connaissant davantage la communauté afro-montréalaise et cet événement que trop rarement évoqué, mais immensément important, dans l’histoire du Québec.

Fictions et romans

Eremo : chroniques du désert, 1939-1945 (2019) par Louky Bersianik

Après Permafrost, Eremo (qui signifie désert) poursuit les récits d’inenfances de Sylvanie Penn dans un nouveau pensionnat presqu’aussi dépourvu d’amour que dans Permafrost. Les critiques de l’institution catholique se poursuivent, ainsi que les nombreuses réflexions sur la langue (dont l’absence de féminin pour le mot vainqueur), tandis que les mythes (Squonk) et Sperenza (la narratrice plus âgée) s’efface progressivement à mesure que Sylvanie grandit et qu’elle se construit un nouveau monde bien à elle.

Tu sais que tu vas lire un super livre quand tu as une note des éditrices avant le texte soulignant l’importance de Bersianik pour la littérature.

Je dois avouer avoir préféré Eremo à Permafrost qui m’a semblé beaucoup plus aisé à comprendre notamment parce que les références sont surtout faites vis-à-vis du premier tome plutôt que dans son univers plus large dont les livres ne sont malheureusement pas encore tous publiés.
On y retrouve toutefois l’humour propre à l’enfance, mais aussi sur les mots, que ce soit au premier degré (comme son frère Plum-Pudding, la sœur Sado, la sœur Maso) ou au second comme les verres incassables Duralex qui font écho à l’expression latine « dura lex sed lex ». Les citations latines et grecques sont toutefois expliquées à l’intérieur de la narration même ce qui permet à tout le monde de les apprécier ce qui est un gros plus (ce qui est quand même rare dans les livres, à peine voit-on parfois des notes de bas de pages les expliquant).

Même si Eremo peut se lire indépendamment du reste de son oeuvre, je recommande toutefois la lecture de Permafrost pour comprendre mieux le rôle de Sperenza, du Squonk (bien qu’on reproduit sa légende en début d’ouvrage), mais aussi l’évolution de la protagoniste dans les pensionnats.

Un roman qui, je l’espère, trouvera sa place avec les classiques de la littérature québécoise; il en a définitivement tous les mérites.

L’aimée : une femme m’apparut (2019, première parution en 1904) par Renée Vivien

Chaque chapitre est presqu’un poème en prose, chaque mot, chaque fleur est symbole. On retrouve les traditionnelles fleurs de Séléné, les violettes, l’inspiration Psapphique, les digitales et la lumière qui compose les poèmes de Renée Vivien, mélangé avec d’étranges amours passionnées et tristesse. Un désir de liberté total, s’affranchir du mâle et de l’attention grâce à l’amour, la passion, la musique, la beauté et l’admiration de l’autre.

Il n’y a évidemment aucun texte de Renée Vivien que je n’aime pas, c’est après trop longtemps que je découvre enfin L’aimée (ou Lorély ou Une femme m’apparut) et aucune déception, que de l’admiration, que de beauté, que de précision et que de clins d’œil à sa propre poésie, à Psappha, mais aussi à la poésie et à la musique.

Merci tant à l’éditrice d’enfin faire revivre ces textes qui n’aurait jamais dû échappé à la l’impression durant toutes ces années. La collection Les Plumées vient dépoussiérer enfin ce vieux canon masculin et L’aimée ouvre magnifiquement cette collection avec une histoire d’amours lesbiennes, de désir, de rupture, de passion, de quête de soi, de recherches, de tristesse et d’amours encore.

Ça fait plus de deux ans que je conseille La Dame à la louve presque systématiquement en librairie pour toutes ces personnes qui m’ont fait confiance, mais L’aimée va maintenant devoir prendre sa place. Un peu comme les amantes de Lorély, les oeuvres de Renée Vivien doivent aller et venir, mais toujours être aimées et désirées.

Under the Udala Trees (2015) par Chinelo Okparanta

Un très beau roman autour d’une protagoniste lesbienne au Nigéria (le deuxième pays le plus religieux juste après le Ghana) dans un pays où il est non seulement illégal de l’être, mais les conséquences peuvent souvent aller jusqu’à la mort.

On suit la protagoniste depuis son enfance (durant la guerre du Biafra) et de ses amourettes lesbiennes de jeunesse jusqu’à l’âge adulte où elle est forcée de marier un homme, qui bien qu’il semble être pas mal moins religieux, voir athée, que ses congénères, est tout de même pris dans des performances sociales, des pressions, dont il a du mal à l’extraire et qui se répercutent évidemment dans la violence qu’il exerce sur notre protagoniste.

C’est une histoire, qui malgré ses nombreux moments difficiles, fini quand même du mieux qu’il peut au Nigéria (je dis ça sans divulgâcheur) ce qui est quand même très apprécié.

Je recommande fortement de lire/voir un peu sur la guerre du Biafra avant de commencer la lecture, l’autrice ne donne pas de repères à ce niveau et c’est assez pertinent dans la construction des personnages (et de votre culture général 😉 ) de connaître ces événements.

Je recommande aussi de connaître les différentes religions associées aux différentes ethnies nigérianes. Ça permet de comprendre les dynamiques sociales et attentes entre les différents personnages (les Igbos sont majoritairement chrétien, les Haoussas et Foulani musulmans, les Yoruba sont plus diversifiés, etc.). La connaissance du contexte politique et religieux nigérian, sans être nécessaire, permet toutefois de mieux comprendre et appréhender le roman.

Je comprends très bien son gain d’un prix Lambda, définitivement mérité au niveau de l’écriture et des thèmes abordés.

Science-fiction et Fantasy

Sign of the Labrys (2019) par Margaret St. Clair

Résumé en une phrase, ce livre serait un roman de science-fiction post-apocalyptique labyrinthique d’inspiration wiccan sur le LSD. Le protagoniste est un homme assez ordinaire pour la société où un démolisseur d’un niveau souterrain avec des aptitudes extra-sensorielles rendu plutôt misanthrope par les effets de l’apocalypse est ordinaire. Je vais m’arrêter là pour les listes interminables de description, mais ça vous donne une idée du type de roman que c’est.

Suite à la visite d’un agent du FBY (et son décès), notre protagoniste est lancé dans une quête à la recherche d’une femme, Despoina, dans les niveaux encore plus sous-terrains que le sien (en contexte, l’homme est situé au niveau sous-terrain E; il tentera d’atteindre le niveau H).

Dans sa quête, il se fera aider par Kyra, une femme mystérieuse qui le guidera à travers un étage (F) rempli d’expériences scientifiques étranges (incluant une machine projetant de la radiation à travers un mur pour une raison jamais expliquée), il se retrouvera après sur un étage réservé à l’élite (VIP) (étage G) ayant survécu à l’apocalypse, etc.

Sa quête va comprendre aussi des hallucinations, des rêves, des perceptions extra-sensorielles, des interactions avec de la technologie et de la magie, des humains/créatures parfois assez étrange.

Bref, un roman complètement éclaté et foisonnant dans un univers riche et labyrinthique à en s’y perdre. Un récit unique en son genre (après, je n’ai pas lu le reste de la fiction de l’autrice), je suis définitivement intrigué· à en lire davantage d’elle et bien que certaines questions restent non répondues, il était intéressant de voir le casse-tête narratif être assemblé.

Native Tongue (1984) par Suzette Haden Elgin

Le meilleur livre que j’ai lu cette année de très très très très loin (même s’il a été écrit en 1984)!!! D’une immense qualité littéraire, science-fictionnel et féministe!!! C’est tellement un des meilleurs livres au monde, clairement dans mon top 10 à vie maintenant. Merci 10 000 fois aux Feminist Press qui réédite cette trilogie aujourd’hui.

Je ne suis pas très porté· sur les dystopies pour plusieurs raisons, mais ce roman est à la fois une dystopie, mais une porte de sortie à l’intérieur d’un système patriarcal (et de ses nombreux boys’ club) et complètement corrompu (ça se passe dans un monde où les femmes n’ont plus le droit de vote ni des décisions, mais continuent de travailler et de faire le ménage le soir). L’intrigue tourne autour d’un groupe de linguistes qui peuvent parler un grand nombre de langues terrestres et extraterrestres et des femmes dans ce groupe qui, tout en étant opprimées (et abusées de 1 001 façons), commencent à construire un langage pour les femmes sous le nez des hommes et eux en ont toutes connaissances de causes, mais trouve que c’est tout simplement une vaine distraction de femmes sans conséquence (puisque les femmes sont considérées comme inférieur).

Je ne veux pas trop gâcher l’intrigue (qui tourne autour de beaucoup plus que ça!), mais il suffit de dire que Suzette Haden Elgin explore l’hypothèse Sapir-Whorf de plusieurs manières très intéressantes (autant de par le langage des femmes que parle les langues extraterrestres qui peuvent avoir des conséquences désastreuses pour ses locuteurs et locutrices terrestre). Le film Arrival est presque de la petite bière à côté de ce livre.

Pour moi, ce roman est aussi une pièce maîtresse dans la critique de l’androlecte (le langage des hommes) et la formation d’un gynolecte (un langage propre aux femmes) et comment ce langage permet de parler des réalités de femmes occultées du langage. Avec Monique Wittig et Michèle Causse, je crois que c’est définitivement des propositions linguistiques fascinantes et explorées avec brio! Le roman propose même un concept pour la récente idée de « charge mentale »! (comme quoi les mots permettent vraiment de mettre le doigt sur une idée et de forger de nouvelles manières de penser). La présence d’un lexique du nouveau gynolecte à la fin excite définitivement mon côté geek et des mes recherches sur la science-fiction féministe.

J’ai tout de suite commander les deux autres volumes de la trilogie et j’ai vraiment hâte à savoir comment cette société et ce langage se développent dans les volumes suivants.

Je suis encore beaucoup enthousiaste par rapport à ce roman pour écrire quelque chose de bien et de sensé, il y a tellement à dire; mais avec les Bergères de l’Apocalypse et l’Euguélionne, Native Tongue est un de ces romans de science-fiction féministes qui sont des propositions fascinantes livrés dans une narration impeccable et réfléchisse dans la forme comme dans le fond sur leurs projets (le langage, et pas simplement celui écrit, est définitivement quelque chose de très important et à double usage dans ce roman sur le langage).

The Judas Rose (1987) par Suzette Haden Elgin

Après l’immense force narrative et intellectuelle qui a poussé le premier roman, Native Tongue, on aurait pu croire que le deuxième tome de la trilogie pourrait être légèrement moins intéressant que le premier. Que nenni!!

The Judas Rose propose une réflexion sociale beaucoup plus large sur le monde dystopique, avec une plus grande variété de personnages, d’enjeux, va beaucoup plus en détails sur les relations entre extraterrestres et humains, parlent des colonies, explorent les aspirations patriarcales et celles des femmes linguistes après avoir créer le gynolecte afin de le pousser à l’ensemble des femmes (et comment vont-elles pouvoir le faire en étant isolées dans des maisons closes).

Nous retrouvons pas mal tous les personnages du tome précédent, qui vieillissent, pris dans des « complots » de plus en plus ourdis par les femmes et les hommes (avec les femmes toujours deux pas en avant dans des machinations abracadabrantes et tellement jouissive lorsque dévoilées!!!). Je ne me risquerais pas à une analyse littéraire pour le moment, la postface du roman est honnêtement très intéressante à cet égard et souvent reprend et élargi la réflexion du premier roman et ma première critique de Native Tongue reste actuelle. Le thème de la non-violence, et de la violence, est cependant la grande nouveauté philosophique du roman, avec de plus en plus d’attention qui lui est porté et des réflexions entre le langage et l’action qui sont posées de manière plus concrète. L’épilogue est on ne peut plus clair à cet égard aussi.

Ce tome a cependant quelques écueils à l’égard d’une certaine essentialisation qui semble parfois émerger, même s’il semble s’agit d’un « jeu » pour se protéger, je ressens un doute grandissant face au double personnages des femmes des Lignes à la fois porteuse d’un nouveau language, mais aussi violentées de 1 001 manière sans vraiment s’y opposer autrement que par le rire et l’espoir. J’espère qu’Earthsong explorera un peu mieux cette question d’une potentielle mutation de la pensée à l’international un jour puisque nous sommes toujours complètement ancrée dans une dystopie et l’espoir des femmes de l’utilisation d’un nouveau discours s’échelonne sur des siècles plutôt que dans un futur proche et accessible pour elle. C’est peut-être le danger de l’intellectualisation du langage ou de l’approche, d’un autre côté il faut s’assurer que le langage soit diffusé et pas détruit avant d’éclore ; de l’autre on semble hésiter autant que les premières créatrices du language n’osaient pas l’ « officialiser » de peur qu’il ne soit pas fini.

Ça reste une toute aussi fascinante lecture que le premier!!

Earthsong (1994) par Suzette Haden Elgin

Avec une couverture très différente de deux premiers tomes, l’éditrice semble nous annoncer dès le départ qu’on s’éloigne un peu des thèmes qui prédominaient alors pour se concentrer sur de nouveaux questionnements. Alors qu’on peut penser que le gynolecte a échoué, selon le point de vue des femmes des Lignes, elles se tournent vers le projet de supprimer la fin dans le monde à l’aide de l’audiosynthèse, une pratique de chant qui nourrit à la place de la nourriture et qui permettra aux êtres humains de se débarrasser de leur dépendance au système capitaliste et des enjeux de pouvoir disproportionnés dans un monde pris dans des catastrophes de tous les ordres (économiques, climatiques, etc.).

Ce n’est évidemment pas un rejet du Láadan qu’on observe dans le roman, le language n’étant qu’une des étapes dans l’ « évolution » humaine, mais de nouvelles perspectives de mettre fin aux formes de violences émanent de différences de pouvoir (tout ça est très Foucaldien).

Je dois avouer être légèrement déçu· par ce dernier opus, non pas seulement qu’il ne s’inscrit pas en continuité avec les précédents ou semble abandonner un peu trop le Láadan et l’aspect science-fictionnel au profit d’une certaine fantaisie (communiquer avec les esprits / l’idée d’audiosynthèse). Earthsong semble fragmenter encore plus son récit en plusieurs « nouvelles » liées, ce sont encore de nouveaux personnages qui émergent, les anciens disparaissant complètement vers le milieu du roman au profit du nouvelle génération, mais les nouveaux ne semblent plus être aussi travaillés ou je n’ai pas ressenti d’attachement particulier envers elles et eux. On semble avoir un peu tout lâché les structures du départ (ce qui est bien pour la société du roman ; les femmes semblent avoir même regagné le droit de vote [pas celui de représentation par exemple]), mais les nouvelles organisations ne sont pas détaillées, on en apprend davantage qu’ « accidentellement » dans la narration.

J’ai bien aimé la présence de l’annexe à la fin. Le rôle des Premières Nations dans le récit aurait probablement été mieux servi si celles-ci avaient été présentes dès le premier tome de la trilogie et non pas comme simple ressort narratif issu d’une idée de diversité (qui est assez mal justifiée à la fin, on comprend que ce n’est pas ce que les femmes veulent nécessairement véhiculer comme idée, mais ça reste assez mal formulé/justifié).

Bref, une finale qui se tourne vers de nouvelles directions plutôt que de poursuivre sur la lancée des deux premiers romans ; on comprendra que les opinions peuvent différer sur son appréciation.

Bandes dessinées et mangas

La chair et le sang (Médée vol.4) (2019) par Blandine Le Callet et Nancy Pena

La fin d’une série que j’attendais depuis très longtemps, mais aussi la fin parfaite que je suis vraiment content· d’avoir lu.

Après avoir quitté Iolcos après avoir assassiné le roi Pélias, Médée et Jason se rendent à Corinthe où ils sont accueillis par Créon qui les accueille à bras ouvert en échange des plans de l’argo et de l’expertise marine de Jason malgré la méfiance du roi à l’égard de la réputation de sorcière de Médée. Je ne voudrait pas trop divulgâcher, mais ça, c’est le début du premier livre sur deux de ce quatrième et dernier tome de Médée.

Inscrit beaucoup plus formellement dans le récit de Médée de son propre récit (au début et à la fin), de la réappropriation/réécriture du récit, de la justification des crimes qu’elle a commis, des questions d’héritage, mais aussi de recommencement (le deuxième livre du volume est beaucoup plus explicite dans ces questions recommencement et de boucle, dans la trame narrative principale, mais aussi avec l’idée de l’île où les femmes ne vieillissent presque plus).

Le lectorat découvre encore comment une femme a fait tomber des empires, des rois, de par ses seules connaissances médicales, on apprécie aussi quand même beaucoup le Jason du début du premier livre qui est très intéressant (et comment il finit, petit à petit, par devenir un autre de ces hommes qui rejette Médée). Le dessin est plus raffiné, précis et joli que jamais et rend vraiment justice au récit. C’est assez rare, pour moi, de voir des récits se terminer aussi bien stylistiquement sans jamais perdre de vue sa poétique initiale, ses thèmes, et offrir quelque chose de neuf et d’innovant à chaque fois en plus d’être, à mon avis, le meilleur des quatre volumes.

C’est définitivement une série que je recommande chaudement, cette réécriture/ré-évaluation de Médée doit être bien en haut de cette longue liste de réinterprétations mythiques.

La Rose de Versailles, tome 1 (1972) par Riyoko Ikeda

Un manga historique (avec des personnages et quelques intrigues fictives) sur la vie de Marie-Antoinette, épouse de Louis XVI. La narration de la vie de Marie-Antoinette semble être par moment un peu un prétexte pour pouvoir raconter l’histoire d’Oscar, un soldat royal, née femme, mais élevé comme un homme par son père. Alors qu’il semble s’en acquitter dans les premiers récits sans problème (et séduit autant les hommes que les femmes de la cour), plus le récit avance, plus les discriminations contre lui s’accentuent, en tant que femme, mais aussi en tant que travesti (ce n’est pas un manga sur des enjeux trans bien qu’on peut certainement faire beaucoup de liens quand on voit le traitement qui est réservé à Oscar par la cour).

J’étais un peu craintif· quant au traitement de Marie-Antoinette au départ, montré comme une jeune enfant naïve qui ne pense qu’à s’amuser et passe son temps à se faire manipuler par son entourage, mais je crois que le genre, Shōjo, justifie cette attitude assez bien: il faut une personnage de porte d’entrée, sans réel caractère, qui doit découvrir comment la cour se déroule. Elle acquiert une certaine indépendance, très lentement, et la création du personnage de Rosalie permet un nouveau point d’entré pour développer un peu mieux Marie-Antoinette qui perd sa naïveté et commence à comprendre les intrigues de cour.

Une brique de 650 pages comme ce premier tome a son lot d’action et de personnage: des intrigues de cour concernant la descendance noble d’une pauvre, la fameuse affaire du collier de la reine avec Jeanne de Valois, un voleur de noble masqué (qui évoque un Robin des Bois), (plein plein de) drames amoureux, des discriminations fondée sur le genre, des menaces de toutes sortes sur les protagonistes, des remises en question de la noblesse face à la pauvreté, etc. le tout sur fond de révolte qui grogne (et on connaît quand même la fin de Marie-Antoinette).

Avec des illustrations magnifiques, un superbe style, une grande créativité dans l’inscription historique, je comprends que ce manga est lui-même tombé dans l’histoire et aura influencé grandement le genre et certaines carrières.

Ravina. The Witch? (2014) par Junko Mizuno

Un des plus beaux livres illustrés que j’ai pu lire dans ma vie, tout simplement.

J’avais déjà lu Cinderalla et La Petite sirène de la même autrice et tout simplement adoré la réactualisation des ces figures européennes avec de nouveaux niveaux de sens, des graphiques à couper le souffle, le tout dans une narration et un style absolument unique à Mizuno.

Ici, on a affaire à un conte pour adulte (notamment parce que Ravina fouette des hommes avec un tel fétiche et il y a des concours de boisson, mais le reste pourrait très bien passer pour un enfant assez mature) illustré. L’édition française a une couverture rigide, mais texturé (et brillante) qui font ressortir les détails du dessin, mais l’intérieur, à défaut d’être texturé, reste aussi percutant visuellement que la couverture. Aucun scan ne peut vraiment faire honneur à ce texte.

Le conte se déroule dans un pays d’Europe au temps de l’Inquisition. Ravina, une enfant orpheline élevée par des corbeaux dans une décharge publique se voit offrir une baguette magique dont elle ne sait pas encore se servir par une vieille femme à qui elle a offert son aide (on a déjà pas mal d’élément de conte juste ici). Elle doit toutefois quitter sa décharge et habiter chez un riche monsieur qui lui demande de la fouetter en échange de tout ce qu’elle désire. Insatisfaite de ce mode de vie, elle finira par quitter et se liera d’amitié avec un homme qui aime porter des robes à qui elle indique que se n’est pas son port de robe qui fait fuir les autres, mais bien le fait qu’il met trop de parfum au point où les gens s’évanouissent! Le conte poursuit sa lancée dans d’autres situations et ne cesse de rebondir d’un élément, d’un lieu commun, d’une fantaisie à l’autre. C’est là une bonne partie du charme de l’histoire.

Au niveau stylistique de l’écrit et du narratif, la figure de la sorcière est aussi superbement exploré! Mizuno ne fait pas qu’introduire une femme marginalisée avec de la magie au temps de l’Inquisition, mais il y a une véritable exploration d’une communauté de femmes ou de marginalisées, en marge de la société, qui se réunit pour fêter et avoir du fun! L’ostracisation sociale, mais aussi le pouvoir des plantes (et surtout du vin), la communication avec la nature (que ce soit à travers les corbeaux, le hibou, le chat noir, etc.) et la paranoïa autour de la figure de l’étrangère qui amène un élément étranger dans une communauté et laquelle prend peur, tous ces éléments viennent compléter des angles d’approches de cette figure de la sorcière européenne. L’autrice n’hésite toutefois pas à glisser une double page sur les tortures (toutes véridiques) que les personnes accusées de sorcellerie (en très vaste majorité des femmes voir notamment Le Sexocide des sorcières de Françoise d’Eaubonne) subissaient et l’injustice des procès qu’on leur a fait subir: la condamnation étant rarement évitable et n’importe quel prétexte suffisait à justifier l’accusation de sorcellerie.

La fin est aussi ouverte et laisse entendre, avec la disparition de Ravina (je n’en dis pas plus) comment autant de récits peuvent former le conte puisqu’ils viennent en fait de divers personnes qui ont toutes leurs version des faits et ne peuvent que témoigner de ce qu’elles et ils ont vus.

Je me dois de répéter que c’est vraiment un livre magnifique ; probablement même dans mon top 50 de livres préférés à vie.

Exit Stage Left: The Snagglepuss Chronicles (2018) par Mark Russell et Mike Feehan

Une assez incroyable surprise que ce comic, la critique dans le magazine Fugues m’avait vraiment donné le goût de le lire, mais sa lecture s’est avérée encore meilleure que ce que je pouvais imaginer (il a quand même reçu un prix GLAAD donc c’est une impression assez généralisée!).

Snagglepuss, dans ce comic, est un dramaturge gai qui vit dans les années ’50 aux États-Unis en plein maccarthysme. Durant sa carrière, il est convoqué à la « Commission parlementaire sur les activités antiaméricaines » qui tente d’enquêter sur les activités communistes aux États-Unis. Cela mène Snagglepuss a une situation similaire aux « Dix d’Hollywood » où, je cite Wikipédia: «la commission tient neuf jours d’audiences sur la présence d’une supposée influence et propagande communistes dans l’industrie cinématographique d’Hollywood. Les Dix d’Hollywood sont les dix producteurs, auteurs et/ou réalisateurs qui ont été condamnés pour avoir refusé de répondre aux questions de la commission et ont été inscrits sur une liste noire dans l’industrie. Finalement, ce sont plus de 300 artistes qui ont été boycottés par les studios.»

Snagglepuss dans ce comic, doit choisir entre conserver sa carrière, sa réputation et celles de ses ami·es (dont Huckleberry Hound, un autre écrivain gai qui lui sera exposé par les médias) en mentant et mettant son art au service de la propagande américaine ou alors exposer les faits et risquer sa carrière et la vie de ses ami·es et amants.

Il y a beaucoup d’actions narratives qui se déroulent dans ce comic, plutôt que d’en faire des paragraphes pour chaque (il y a tellement de matière pour faire une analyse vraiment super riche), je vais simplement les lister: les parallèles tracés entre ce qui se passe simultanément à Cuba et aux États-Unis, les questionnements sur les masques de théâtre et les masques métaphoriques (prétendre à l’hétérosexualité durant les années ’50 comme survie), on parle des liens entre les lieux de refuges des gais, la mafia, le communisme et la subversion (même quand, des fois, ils n’existent pas), Snagglepuss est très inspiré par le dramaturge Tennesse Williams dans ce comic, on parle (et dépeint) de la violence homophobe physique et psychologique dans ces années là, le début surtout me semblait des critiques très contemporaines de la politique américaine, une belle réflexion sur le rôle de l’art (l’opinion de Snagglepuss est que l’art est là pour subvertir par essence), la fin clôt quand même plutôt bien avec les dessins animés comme s’il s’agissait là d’une continuité, un clin d’œil plutôt réussit.

Évidemment, de très nombreuses allusions au vedettariat et à la politique américaine sont aussi présentent, un glossaire à la fin est assez apprécié et m’a permis de mieux comprendre certaines scènes (dont celle du maïs que j’ignorais totalement!). Ce n’est certainement pas le comic le plus rose qui existe, il arrive cependant à représenter les difficultés des communautés gaies et artistiques dans les années ’50 avec beaucoup de réalisme et d’allusions, la fin laisse une bonne note d’espoir, surtout quand on connaît la suite. Une grande réussite!

Mes coups de cœur lus en 2018

Un aperçu de mes livres préférés cette année. Ce ne sont pas nécessairement des livres publiés cette année. Un lien vers la boutique en ligne de l’Euguélionne, librairie féministe est disponible pour les ouvrages en français. Les livres sont présentés par genre (Essais, SFF, BDs et mangas et des ouvrages qui m’ont très agréablement surpris), mais pas dans un ordre quelconque.

Essais

Québec

Le droit du plus fort : nos dommages, leurs intérêts (2018) par Anne-Marie Voisard

Beaucoup de critiques ont déjà tracé les nombreux liens qui existent entre la parution cette année de Le droit du plus fort et L’affaire Maillé : l’éthique de la recherche devant les tribunaux, je ne m’y attarderais pas plus qu’il ne faut là-dessus, sinon que de souligner que l’essai de Marie-Ève Maillé s’attarde beaucoup plus à l’expérience personnelle du système de justice face au système lui-même, mais aussi de l’entreprise qui essaie d’avoir accès à ses données de recherches confidentielles.

Le droit du plus fort, lui, ratisse beaucoup plus large, en prenant ancrage certes dans le procès entourant Noir Canada par la minière Barrick Gold qui poursuivit Écosociété pour 11 millions de dollars à travers deux poursuites. Le droit du plus fort va toutefois beaucoup plus loin, en terme de critique du système judiciaire en soit, mais aussi en réflexions approfondies sur nos institutions, le système de justice, en réflexions philosophiques et sociologiques. C’est un essai puissant et rentre-dedans, où la force vient à la fois de l’horrible expérience subit, mais aussi de sa réflexion très approfondie et vaste.

On réfère à Kafka comme Giorgio Agamben, Butler comme Foucault et Bourdieu, on parle de l’histoire de l’accès à la justice, ses transformations, ainsi que ce qui motive les politiques gouvernementales sur la justice. On parle autant du système que des personnes qui doivent le subir, de l’utilisation du système judiciaire comme détournement du débat publique et de ses détriments.

Probablement un des meilleurs essais québécois de l’année, une incroyable critique du système judiciaire et de ses travers, des multinationales qui phagocytent les institutions, ainsi qu’une immense réflexion philosophique sur la justice et de son accès tout en restant ancré dans le réel et ses conséquences, retraçant, bien que ce ne soit pas son objectif, l’histoire d’un procès d’une multinationale contre un petit éditeur, de ce que ça a coûté, en temps, en stress, en argent, aux auteur·es du livre (contrairement à la multinationale qui a simplement envoyé ses avocats).

Les hijras ; Portrait socioreligieux d’une communauté transgenre sud-asiatique (2018) par Mathieu Boisvert

Un très beau, complexe et très large portrait des communautés hijras en Inde (pas toute, certaines) à travers les témoignages de ces personnes ainsi qu’un suivi des communautés dans certaines de leurs pratiques et cérémonies.

On y couvre autant les cérémonies, les difficultés familiales (au sein de la famille biologique ou adoptive hijra), les rapports de pouvoir et d’autorité entre la guru et la cela (ainsi que les autres membres), les religions des hijras, le travail que peuvent effectuer les hijras, des bénédictions au travail du sexe en passant par l’implication dans des ONG, les différentes communautés, la perception sociale, le rapport au vieillissement, le cadre légal, la résolution de conflit, les rapports avec les autres membres de la société indienne, leur propre perception sur tout ça, etc. etc. etc.

La balance entre le témoignage, l’observation et le recours à d’autres sources (ou leur propre idée sur certaines interprétations) est très bien balancés (avec une nette préférence pour supporter les témoignages, il s’agit d’un portrait qui leur donne la parole avant d’être un travail d’interprétation qui est tout de même fait à certains moments).

On en apprend certainement autant sur la communauté en tant que telle que sur la société indienne de manière plus générale (l’importance de la famille, le rôle de la police, système juridique, pauvreté, etc. bien qu’une personne connaissant bien l’Inde n’apprendra peut-être pas autant sur ce plan) .

Définitivement un must pour toute personne qui s’intéresse aux formes que prennent les troisième genre et transgenres dans d’autres pays et autant leur histoire (qui est un petit peu mentionnée), mais surtout leur situation actuelle comparée à l’intérieur de deux, trois générations (et ayant évidemment déjà des changements qui semblent s’effectuer).

On fait clairement face à des communautés ou des individus très différent·es, que ce soit sur le plan de leur pratique, de leur religion, de leur attachement à la communauté ou à leur guru, de leur propre perception sur leur corps et cet essai le reflète très bien.

Policing Black Lives: State Violence in Canada from Slavery to the Present (2017) par Robyn Maynard

Excellente revue, hyper référencée, qui analyse, historiquement et sociologiquement, de très nombreuses statistiques à l’appui, le policage des corps noirs au Canada avec une bonne représentation de toutes les provinces et de (malheureusement) très nombreux cas à l’appui. Ce policage s’effectue autant dans l’espace publique par la police, mais aussi dans les prisons, le système d’adoption, à l’école, etc.

On ne ressort pas indemne d’une telle lecture. Je n’ai rien d’autre à rajouter, c’est aussi parfait que The New Jim Crow de Michelle Alexander qui était aussi impeccable sur un sujet très similaire (mais aux É-U celui-là).

À lire, tout le monde devrait le lire.

International

Rencontres radicales : pour des dialogues féministes décoloniaux (2018)

Je n’aurais pas imaginer lire un essai aussi stimulant depuis des mois, mais la collection Sorcières de Cambourakis ne cesse de m’épater et au-delà. Dans ce recueil de textes, on parle de conflit, de résolution de conflit ou simplement de quête de changement et de prises de conscience chez les groupes opprimés comme chez les groupes dominants. Que ce soit entre Noirs et Blancs, Juifs et Palestiniens, Kanak et Français, le recueil de textes couvrent des textes de toutes les perspectives, de rencontre, d’échange, de fonctionnement, de mixité et non-mixité, de stratégie, mais aussi des récits d’échecs, de statut quo. Moi qui il y a peine un mois désirait en lire davantage sur le conflit israëlo-palestinien, une perspective plus genrée sur la question et comment s’y posait la question de la colonialité, ce livre y a répondu au-delà de mes attentes. Il me laisse aussi avec plein de pistes et de réflexions à explorer. J’ai adoré, cela a confronté certains de mes à priori (notamment l’idée du groupe ou de la nation qui l’emporterait sur l’individu, même s’il est bien explicité qu’il s’agit d’une perspective sur la question et non d’un fait scientifique impossible à se détacher). Certainement mon essai préféré de l’année pour le moment et je ne cesse d’en parler à tout le monde (et tout le monde veut aussi le lire!).

La traduction est aussi vraiment remarquable à plusieurs niveau. Qu’on choisisse de traduire « affirmative action » par « action positive » plutôt que la « discrimination positive » ou encore « standpoint feminism » par « féminisme du positionnement » (ou « positionnement féministe »); chaque terme est réexaminé et réévalué pour vraiment tenir compte de, non seulement l’histoire du mot et de sa traduction habituelle, mais aussi de la réception que son lectorat peut en faire et de ses connotations. On souligne aussi lorsque les traductions s’éloignent de celles habituellement utilisés ou pouvant porter question à interrogation. Alors, juste bravo.

À lire absolument.

Ni vues ni connues (2018) par le collectif Georgette Sand

Et juste quand je critique un auteur qui justifie l’absence de femmes dans son corpus par leur inexistence (« Prenons l’époque de Platon. Est-ce qu’il y avait des femmes ? Sûrement, mais on ne les connaît pas. » WTF???!?!?! Ce monsieur semble « oublier » les philosophes et écrivaines comme Hypathie, Aspasie, Psappho, Théano, Hipparchia, Aspasie, Eudocie, Diotime, Porcia, Cléobuline, etc); je tombe sur cet essai panoramique qui JUSTEMENT se pose la question de où sont les femmes? et propose, dans 75 entrées de 2 pages (+ une illustration) de les redécouvrir, de connaître parfois la raison derrière leur invisibilisation, mais aussi de les célébrer!

Un peu à la manière des Culottées de Pénélope Bagieu (elle signe d’ailleurs la postface et plusieurs des femmes du recueil on clairement été choisie suite à la lecture de ses BDs), on présente rapidement une panoplie de femmes de différents pays, différents métiers, différents background avec humour souvent « Les femmes au sommet de l’organigramme des fonctions religieuses pourraient être le sujet d’une nouvelle d’anticipation où une société aux idées évoluées réussit à faire exploser le plafond de kryptonite qui les empêchait de devenir cheffes religieuses» et beaucoup beaucoup de concision (deux pages, c’est peu). Au plan de la concision, c’est vraiment réussi. En matière de découvertes, j’ai beau avoir l’arrogance de connaître beaucoup de ces femmes invisibilisées qui réapparaissent d’ouvrages en ouvrages, j’en apprends toujours de nouvelles et j’ai clairement noté de nouvelles lectures: Alice Guy-Blaché, Fanny Mendelssohn, Lotte Reiniger, Kâhina, Zaynab Fawwâz, Paulette Nardal, etc.; et j’ai toujours un grand plaisir quand mes préfs obscures apparaissent (Delia Derbyshire ❤ ❤ <3).

Bref, un super ouvrage très tout public qui permet de découvrir et d’approfondir cette véritable histoire effacée, de réhabiliter certaines figures démonisées à escient, d’en découvrir de nouvelles, de connaître l’importance de l’influence qu’elles ont jouée, et de rétablir l’histoire, la vraiE.

How to Suppress Women’s Writing (1983) par Joanna Russ

Fascinante analyse sur les techniques utilisées par les hommes (et plusieurs femmes) pour délégitimer et minimiser l’importance de l’écriture des femmes dans l’histoire en invoquant toutes sortes d’arguments et de raisons (incluant: elle écrit comme un homme, c’est un homme qui a écrit son livre (ou l’a très fortement aidé), un homme l’a aidé, ce n’est pas bon, c’est l’exception à la règle, ce n’est pas de la littérature, c’est de l’intime (pas de la littérature), c’est indécent, l’auteure est folle/hystérique/stupide/malade/etc., etc. etc. etc.).

En plus d’être un essai bien intéressant, c’est aussi un petit panorama sur plusieurs femmes écrivaines qu’elle veut mettre de l’avant (on a évidemment droit aux classiques Austen, Brontë, Sand, Zora Neale Hurston mais aussi des écrivaines de SF et quelques écrivaines moins connues). Le prologue de l’essai sous forme d’entrée encyclopédique de dictionnaire du futur m’a aussi beaucoup ravi·, moi qui a connu Russ surtout comme écrivaine de SF (avec notamment l’excellent The Female Man).

Il y a beaucoup de limites à l’ouvrage, sa portée, sa longueur, etc. Elle les souligne, mais il s’agit vraiment d’un classique sur l’effacement, à escient, de la littérature des femmes dans l’histoire.

Trigger Warnings: History, Theory, Context (2017) dirigé par Emily J.M. Knox

Un essai collectif fascinant qui explore l’utilisation des Trigger Warning (TW) en profondeur au-delà des débats superficiels de « liberté d’expression/académique vs protection des étudiant·es ».

Tous les articles sont aussi intéressants les uns que les autres et apportent TOUS des points de vue nouveau et intéressant sur la question (qu’ils soient pour ou contre), je n’ai cessé de prendre des notes (j’ai bien l’intention d’écrire un article sur le sujet des TW).

En plus de témoignages d’utilisation ou non, on en apprend un peu sur l’historique des TW, sur la psychologie du TSPT, de réflexion plus large sur la société, sur des outils/alternatives aux TW, etc.

Un ouvrage presque complet sur la question, une lecture fascinante et très instructive autant pour des professeurs, que des bibliothécaires, des étudiant·es, des écrivain·es ou encore n’importe qui! On en ressort beaucoup plus outillé, instruit et on aimerait vraiment poursuivre la discussion encore plus longtemps.

Définitivement l’incontournable sur le sujet, le seul problème est son prix, mais demander à vos bibliothécaires de le commander pour la bibliothèque de l’institution; il est bien possible qu’elle en ait besoin très bientôt.

Problematic: How Toxic Callout Culture Is Destroying Feminism (2018) par Dianna E. Anderson

Problematic est un recueil de courts articles (une dizaine de pages) sur plusieurs objets de la culture populaires vu à travers les critiques (entendre critique dans le sens négatif du terme) qui qualifient certains de ces objets comme « problematic » ou néfastes. De Jessica Jones à Polanski en passant par Beyoncé ou le sport masculin, Dianna E Anderson connait très bien et en profondeur et les objets culturels dont elles parlent, mais aussi les critiques qui leurs sont adressés et est capable de parler d’un côté de leur aspect néfaste quand il y en a, mais aussi de relativiser les critiques les plus dures qui leurs sont adressées, parfois de mauvaise fois, surtout quand l’objet est mal interprétés ou il s’agit d’un enjeu de pouvoir d’une personne sur l’objet.

L’introduction est probablement le maillon le plus faible de l’essai, j’ai honnêtement crû que j’allais être très déçu· du livre, mais le premier chapitre, le deuxième etc. ne m’ont jamais laissé tombé par la suite. Anderson réussit à parler, mettre en contexte, faire intervenir un bagage autour de l’objet d’analyse qu’elle observe et adresser les critiques qui lui sont faits, certaines fois avec raison, certaines fois à tort, d’autres par incompréhension de l’objet. Surtout, elle nous apprends que les critiques en rafale, qui vise un élément très précis de l’objet, qui ne le remet pas en contexte, ne regarde pas autour, conduit à plus de mal (parfois jusqu’au harcèlement ciblé intensif en force et en durée), mais sert aussi à des dynamiques de pouvoir qui servent souvent celles et ceux qui en ont déjà beaucoup.

Anderson réfléchit aussi au fait que des séries comme Jessica Jones ou Parks and recreation qui sont des réussites féministes à plusieurs égards, ont souvent un immense horizon d’attente parfait et impossible à atteindre pour des nombreuses féministes qui s’attendent à de la perfection et même s’ils réussissent à le franchir, il y aura toujours un élément (des fois, c’est le personnage principal qui agit mal, qu’on sait qu’il agit mal, mais qui sera tout de même critiqué…). Ce double standard n’est souvent pas là lorsqu’il s’agit de films non-féministes qui ne s’en prennent souvent pas autant la gueule alors qu’ils peuvent être très ouvertement misogyne et anti-féministe.

Ce n’est pas quelque chose qu’Anderson mentionne, mais ça m’a rappelé beaucoup l’immense pression qui était exercé sur des séries comme Steven Universe que des fans attendaient de voir tel et tel et tel chose se produire dans une émission qui célèbre un vaste pan d’orientation et d’expression de genre, alors que, concurremment, tout le monde faisait un immense hype pour une bromance entre Iron Man et Captain America alors qu’aucun sous-texte ne permettait même de le laisser entrevoir (et on a laissé ça passé dans le beurre). Les fans de ces objets culturels sont aussi abordés dans cet essai ainsi que les marques que ces séries « problematic » peuvent avoir eu et de la difficulté de critiquer parfois des séries puisque chaque personne peut avoir eu une expérience différente de l’objet et de l’impact immense qu’aimer une série dite « problematic » peut avoir sur une personne, la conduisant peut-être même à préférer se séparer d’un impossible standard de féministe plutôt que d’avoir à se justifier constamment d’aimer X ou Y objet.

À plusieurs égards, cette réflexion sur les attentes plus élevés pour les objets féministes, écrits par des femmes ou encore envers nous-même rejoint celle de Roxane Gay dans son essai Bad Feminist et vient approfondir la réflexion avec un bagage critique plus académique et théorique que celui de Gay surtout situé au plan de l’expérience.

Anderson couvre un large éventail de sujets comme mentionnés plus haut et cela lui permet de toucher plusieurs questions parfois différentes, parfois surprenante dont celui sur le sport masculin qui est probablement celui qui m’a le plus fait réfléchir (j’étais, bien honnêtement, déjà très d’accord avec ce qu’elle avançait, au courant des critiques faites, et des critiques qui pouvaient être adressés aux critiques). J’aurais pensé être un peu plus « challengé » dans ce livre, mais je crois que beaucoup pourront l’être.

Je crois que ce livre devrait être lu assez tôt dans les parcours de féministes. Comme j’ai souvent vu dans des témoignages ou discussion, cette idée de la pureté féministe, de la culture du call-out, est souvent une phase de début, associé à une certaine radicalité idéologique (qui n’a pas à être abandonnée! mais qui peut prendre d’autres voix), mais qui amène beaucoup de personne à rejeter rapidement le féminisme ou à ne vraiment pas se décider d’y entrer en premier lieu. Ce livre n’empêchera pas de commettre des erreurs (et tant mieux!) ou de poser des questions qui peut nous attirer leur lot de critiques, mais il devrait nous rendre conscient qu’il y a une différence entre se faire critiquer entre ami·es ou finir par se faire harceler par des milliers de personnes en ligne, aussi féministes peuvent-elles se prétendre, des années encore après le fait. C’est aussi un petit manifeste pour un droit à l’erreur, avec une réparation évidemment, une reconnaissance de ces erreurs, mais à l’erreur tout de même pour pouvoir grandir et apprendre ensemble.

Je crois, j’espère enfin, que ce livre pourrait devenir un classique au même titre que Bad Feminist, il en a tous les mérites.

Histoire mondiale des féminismes (2018) par Florence Rochefort

C’est un pari très risqué tout le temps que d’écrire un Que sais-je? qui doit intégrer des siècles d’histoire, des centaines d’angles et de mouvements, de personnalités et de réflexions en un seul ouvrage de 116 pages (excluant la bibliographie). Florence Rochefort relève le pari haut la main en réussissant à résumer et synthétiser souvent des pans entiers du féminisme en un paragraphe ou deux afin d’en survoler un maximum.

Divisé en trois parties qui ne correspondent pas aux « vagues » aux contours flous et créant une histoire souvent très linéaire et excluant d’autres mouvements parallèles (par exemple le Black feminism émergeant dans les années ’70 ou les mouvements féministes lesbiens), ce sont trois périodes couvrant un proto-féminisme (Revendication de l’égalité des sexes et l’affranchissement des femmes 1789-1860), les luttes collectives pour l’émancipation (« Le temps de l’internationalisation » 1860-1945) et un dernier qui s’efforce de couvrir tous les mouvements au sein des féminismes (pour l’égalité et la libération des femmes 1945-2000).

J’ai craint un peu pour la partie « mondiale » de l’essai, mais Rochefort couvre bel et bien les féminismes ayant émergés au Japon, en Chine, en Inde, au Moyen-Orient, en Afrique; certes, un peu moins qu’en Europe ou aux États-Unis, mais ce n’était pas non plus une histoire occidentale avec un ou deux name dropping d’Afrique juste pour dire, c’est vraiment ancré dans la trame de l’essai, c’est donc un bel exploit que d’avoir un tel essai couvrant vraiment l’aspect mondial, et pas juste une idée de féministes blanches qui exportent leurs idées partout dans le monde. On parle autant des féminismes décoloniaux, féminismes noirs ou encore des personnalités comme Gisèle Halimi, Vandana Shiva, Gayatri Chakravorty Spivak, Nazik Abid, etc.

Un excellent Que sais-je? d’introduction sur le sujet qui donnera certainement envie d’en lire plus sur les mouvements ou personnes évoquées, la bibliographie et les quelques notes de bas de pages pouvant aider à cette recherche. Je recommande définitivement.

(C’est moi où il n’y avait pas une seule Canadienne de mentionnée? Ni même n’a-t-on parlé du Canada… Bah! C’est pas trop grave, ce n’est pas le seul pays qu’il manquait et il faut bien couper quelque part si on veut aborder surtout les mouvements plutôt que les pays où ils se sont déroulés)

Science-fiction et Fantasy

Starless (2018) par Jacqueline Carey

Un des meilleurs roman de cette année que j’ai eu le privilège de lire.

Une épopée de fantasy avec des personnages super attachants, réalistes, complexes dans un monde fabuleux où les Dieux, Déesses et Divinités se sont faits bannir sur Terre et côtoient, de temps à autre, des mortel·les en leur offrant des prophéties ou des pouvoirs. Notre protagoniste a le pouvoir de canaliser les vents de Parkhum qui lui donne de pouvoir d’effectuer ses actions très rapidement que ce soit au combat ou dans déceler la réaction des gens.

Je ne suis vraiment pas fan des héro·ïnes qui réalisent une prophétie (l’idée de l’Élu·e, ça me dérange toujours en plus de poser une question du libre-arbitre qui est rarement posée dans les fictions que je lis), mais ici, l’autrice réussit à donner brillamment toute l’agentivité aux personnages d’effectuer leurs propres choix en plus de donner d’autres raisons que la prophétie pour l’action des personnages.

Je n’ose pas vraiment en dire trop parce que chaque chose que je dis, c’est un peu un spoil (et il y a tellement de chose). Juste mentionner que Jacqueline Carey arrive à se tenir loin des lieux communs dits « problématiques » face à ses personnages dont j’avais vraiment peur qu’illes empruntent une voie plutôt qu’une autre, mais elle a réussi, dans cet univers, a rendre vraiment bien leur décision et des choix vraiment éclairés au plan narratif.

Je ne peux vraiment pas en dire plus sans spoiler, mais si vous aimez les romans de formation de fantasy dans lequel un·e protagoniste s’entraîne dans un désert en compagnie de d’autres compagnons d’armes, qui doit éventuellement les quitter pour aller protéger quelqu’un·e, mais qui se retrouve catapulté·e dans une quête prophétique avec d’autres personnages tout aussi puissants et dotés de pouvoirs intéressants. Il faut lire ce livre.

La fin était parfaite, très belle ouverture, très belle manière de remonter simultanément le cours du récit et repartir de nouveau.

Trail of Lightning (2018) par Rebecca Roanhorse

Une nouvelle se déroulant dans un monde post-apocalyptique (post-apocalypse écologique avec une bonne partie des terres submergées par l’eau et plusieurs émeutes de classe aussi) et avec un univers mythologique tiré en grande partie des Premières Nations. On y retrouve la figure du Coyote qui surgit ça et là, mais aussi l’idée de pouvoirs de Clans, de divinités, etc. et de monstres qui ressemblent un peu à des Wendigo sans jamais être nommé comme tel, mais le précipice moral que les protagonistes évoquent souvent qui pourrait les transformer en monstre rappelle définitivement ce mythe. Le lieu géographie se situe sur une ancienne réserve Navajo qui retrouve son nom de Dinétah.

On suit une chasseuse de monstre possédant un pouvoir supernaturel de tuer , Maggie, envoyée en mission de tuer une Sorcière qui créerait des monstres selon Coyote avec l’aide d’un homme médecine (Kai).

Les premiers chapitres m’ont définitivement accroché, mais le séjour à travers le wasteland et les différentes péripéties m’ont fait décrochés à plusieurs reprises avant d’être vraiment de nouveau super accroché par la fin (genre 75-100 dernières pages), bref, probablement seulement le tiers du livre qui ne m’intéressait pas trop.

Cela dit, il faut s’attendre à être déçu en lisant ce roman, on jette plusieurs pistes et beaucoup de hareng rouge pour un très brusque retournement dans les dernières pages; je suis évidemment tombé dans plusieurs des pièges (pas tous toutefois, certains étaient plus évidents que d’autres surtout quand on s’attarde à certaines phrases dites 😉 ). Sans en dire trop, je crois que ça peut dire quelque chose sur les attentes qu’on place, l’auto-réalisation de prophétie ou encore toute l’idée binaire et erronée qu’on se fait du « Bien » et du « Mal » qui est brièvement discuté et qui prend définitivement tout son sens quand on sort de cette discussion dans le cadre de l’anti-héroïne (dans laquelle on présume cette discussion tenue).

C’est honnêtement un bon roman et il vaut définitivement le détour pour l’exploitation de la mythologie des Premières Nations dans un roman de fantasy (par une autrice Ohkay Owingeh Pueblo et afro-américaine). Je vais définitivement lire le deuxième de la série, mais je verrais vraiment avec mon appréciation du prochain pour voir si je continue la série.

Humain·e·s, trop humain·e·s (2017) par Jeanne-A Debats

Ah enfin! Le dernier tome de la trilogie, mais aussi le premier de la trilogie acheté uniquement dans le but de lire ce livre qui avait une féminisation dans son titre, une première à mon avis et je ne pouvais clairement pas passer à côté (d’autant plus que c’était de la SFF d’une auteure dont j’avais adoré le recueil de nouvelles La Vieille Anglaise et le continent ). Après deux tomes que je trouvais quand même bons, le troisième est définitivement excellent et son titre accrocheur se justifie très bien à l’intérieur du récit (et le bonifie à mon avis).

Il y aurait beaucoup beaucoup de chose à dire du roman: son humour débordant et hilarant, son militantisme qui se glisse de manière plus ou moins subtile dans le récit (vraiment dans les deux pôles ici), les quelques bris du quatrième mur qui vont en s’accentuant vers la fin, toutes l’action complètement épique, baroque, enlevant.

De quoi à dire aussi sur le traitement de l’objectification d’Agnès à travers les différents protagonistes (que ce soit Herfanges qui utilise son regard, son oncle qui ne lui dit jamais rien, son insertion dans un convent, le fait qu’elle sent toujours ses émotions et réactions observées.

Aussi, l’introduction de nouvelles espèces fantastiques (sans spoiler) des gargouilles aux possédé·es en passant par des forces surnaturelles plus puissantes encore que les instances majeures, etc. etc. etc.

Jeanne-A Debats met définitivement le paquet dans ce dernier tome, le paquet d’humour, d’action, de personnages, de drames familiaux, d’explorations de personnages, de mythes, et de trame narrative épique. Ça valait définitivement le coût d’acheter les deux tomes précédents pour voir cette explosion narrative.

J’en oubliait presque un mini résumé: ça ressemble, au début et sans spoiler, beaucoup aux tomes précédents: des êtres fantastiques viennent dans l’Étude demander les services de Géraud pour un héritage cette fois-ci dont toutes les autres créatures semblent vouloir s’en emparer, y compris une espèce de pieuvre extraterrestre géante surpuissante.

Space Opera (2018) par Catherynne M. Valente

Si Douglas Adams & l’Eurovision avait un bébé qui passait son temps à écouter du glam rock et à qui on avait appris uniquement des adjectifs, ce bébé ressemblerait comme deux gouttes d’eau à ce fantastique roman de science-fiction drôle, absurde et tout simplement brillant.

La scène littéraire a été attristé après le départ de Douglas Adams de ce monde pendant trop longtemps, nous ayant laissé « uniquement » 7 romans et 1 essai (sans oublier plusieurs émissions télévisuelles et radiophoniques), mais réjouissez-vous, son héritière spirituelle vient de publier le roman qui reprend la lourde tâche de rendre ce monde si beau et stupide (pour reprendre l’idée du livre) complètement absurde.

Dans un concours universel (littéralement) de musique, toutes les espèces intelligentes doivent obligatoirement participer à une sorte d’Eurovision cosmique et l’espèce perdante se fera complètement anéantir sa planète! La lourde tâche de représenter la Terre pour la première fois revient au groupe Decibel Jones and the Absolute Zeroes, un espèce de groupe de glam rock punk electro nihiliste qui était le seul groupe encore vivant qui avait des chances de ne pas perdre (essayer de gagner n’est pas même envisageable). S’en suit une compétition complètement loufoque, mais surtout la préparation à cette compétition, avec des personnages que un rockeur avec une faible estime de soi qui perd toujours les arguments qu’il a avec sa grand mère, un flamand rose bleu imprésario, un panda roux («qui n’est ni un panda, ni roux, mais ça c’est le langage pour vous») ingénieur et toutes une brochette d’extraterrestres et d’espèces qui vous fera pleurer tellement l’humour de Douglas Adams vous manquait.

J’ai passé mon temps à rire grâce au livre:

– dans le métro

– chez moi

– en librairie

– dans la rue (en y pensant)

– encore chez moi

– dans mon lit

– dans le métro

– tout seul chaque fois que je pensais à ce livre

Lisez-le, l’univers en dépend.

The Calculating Stars (2018) par Mary Robinette Kowal

Il s’agit du premier texte de l’auteure que je lis et je dois dire que je suis vraiment tombé sous le charme!!

Il s’agit d’un roman légèrement dystopique où une météorite s’écrase, durant la guerre au Vietnam, sur la capitale américaine (Washington) tuant tous les sénateurs d’un coup et les retombées de la météorite cause d’importants changements climatiques qui fait réaliser à la protagoniste que l’humanité n’en a plus pour longtemps. Commence alors une course (mais où tous les pays collaborent) vers l’espace contre le réchauffement climatique qui tuera une bonne partie des formes de vie sur Terre.

La protagoniste est une calculatrice, une des mathématicienne/ingénieure qui s’occupe de calculer les trajectoires, vérifier les maths, etc. avant l’arrivée des ordinateurs tels qu’on les connaît aujourd’hui. À la suite de la participation à une émission télé pour enfant, on lui accole le titre de « Lady Astronaut » et cela la poussera à vouloir devenir astronaute, et à la pousser à promouvoir le droit des femmes de le devenir surtout s’il faut coloniser une autre planète!

Le roman parle donc beaucoup de la discrimination envers les femmes, mais aussi envers les juifs et la population racisée aux États-Unis. Plusieurs scènes montrent des personnages ouvertement sexistes ou ne sachant tout simplement pas quel comportement adopté dans une période (années ’50) où la ségrégation se fait encore terriblement sentir (et cela encore aujourd’hui, mais passons). La protagoniste doit donc redoubler d’effort, malgré d’immense talents « naturels » pour se faire accepter comme astronaute et doit aussi lutter contre son anxiété qui lui cause son propre lot de souci.

L’attention aux détails est vraiment fascinante (j’ai envie de redevenir astronaute comme quand je voulais le devenir dans mon jeune temps, mais c’est trop tard 😦 ), l’auteure explique dans ses remerciements d’où la plupart viennent (se mettre dans la peau d’une ordinateur/astronaute n’est pas un simple exercice de projection), mais certaines descriptions en valent vraiment la peine et donne vraiment l’effet d’y être parfois. Le jargon est parfois utilisé, mais on comprend toujours ce qu’il se passe donc l’effet et le message passent très bien côte à côte.

La description du mari parfait est légèrement un peu over the top, mais ça reste un beau modèle (supportive, caring & understanding). L’autre mini-détail qui m’a accroché sont les dialogues en français qui ne semble pas avoir été relus, j’espère que la version finale (j’ai reçu un service de presse) aura corrigé ces erreurs parce que je ne comprenais même pas ce qu’il se disait…

Le roman pourrait évoquer un peu les véritables personnages de Hidden Figures (que je n’ai pas lu ou vu), l’auteure évoque son influence positive pour vraiment aller de l’avant avec ces figures, mais la rédaction du roman pré-date la sortie du livre, ce n’est donc vraiment pas une copie ou une tentative de s’approprier du succès; c’est dans l’ère du temps.

N’importe qui d’intéressé·e par l’espace, les fusées, l’expérience d’une ordinateur, ce livre est définitivement pour vous. Je recommande toutefois un 14-15 ans (?) à cause du contenu sexuel à la fin de quelques chapitres (et honnêtement, c’est un peu répétitif, on aurait facilement pu en couper la moitié).

Herland (1915) par Charlotte Perkins Gilman

Ma critique complète sur mon blog

Lagoon (2014) par Nnedi Okorafor

Par un·e de mes auteur·es préféré·es, mais pas nécessairement mon roman préféré.

On suit le parcours de plusieurs habitants de Lagos qui ont tous leurs défauts, leurs qualités aussi parfois, qui se retrouvent au cœur de l’arrivée d’extraterrestres dans la ville. Ceux-ci ont-ils des intentions pacifiques ou non, je ne gâcherais pas, mais ça dépend vraiment de qui les voit et de ce que les différents personnages pensent que les aliens peuvent apporter à la ville ou à eux-même.

Un roman donc avec une pluralité assez importante de point de vue sur un même événement.

C’est aussi un peu un roman d’origine de super-héro·ïnes, je ne nommerais évidemment pas lesquels, ça devient assez rapidement une évidence, mais plusieurs personnages se découvrent des pouvoirs ou surtout, apprennent à composer avec les pouvoirs qu’illes savaient avoir, mais n’oser pas utiliser souvent par peur.

Assez clairement un petit hommage à O. Butler (série Parable) avec toutes les discussions autour du changement, d’embrasser le changement, d’accepter le changement et qu’il est inévitable. Autant chez les humains, que chez les animaux (leur traitement est vraiment intéressant dans ce roman!!).

Finalement, le dernier chapitre est juste vraiment très intéressant comme réflexion sur la figure auctoriale et son implication dans le monde, en plus de faire vraiment sourire quand même.

Bref, un roman qui prend beaucoup beaucoup de perspective (ce qui peut rendre la narration parfois un peu complexe), tourne énormément autour de la ville de Lagos, de ses lieux et ses habitants, plusieurs clins d’œil à droite à gauche, bref, un bon roman d’une excellente auteure.

Bandes dessinées et mangas

My Lesbian Experience with Loneliness (2017) par Kabi Nagata

Lire ce manga était définitivement une expérience en soi, une expérience que je n’ai jamais eu l’occasion d’avoir avant. L’entrée dans l’intimité, la maladie mentale, la dépression, la peur, la solitude, etc. de la protagoniste était vraiment bouleversante, profonde et transformatrice pour moi. Oui, j’ai souvent lu des courtes BD, des nouvelles, voir des émissions TV, etc. sur le sujet, mais je dois avouer qu’un manga complet sur le sujet, dans toute l’intimité de l’autrice, c’est une expérience complètement différente.

Dans ce manga, l’autrice raconte les difficultés qui vont en grandissant de socialiser, de trouver sa place dans la société et de se conformer à des normes sociales (et énormément familiale) et sa descente dans une dépression qui lui fera tout perdre. Elle changera progressivement et se tirera de sa dépression très lentement lorsqu’elle décidera d’avoir une relation sexuelle avec une travailleuse de sexe et de coucher sur papier ses sentiments et expérience. Devant le succès et de la relation sexuelle (plutôt mitigée tout de même), mais aussi surtout de son manga, elle tirera des leçons et poursuivra son travail de mangaka avec une nouvelle perspective sur sa vie et le désir de détruire les attentes familiales qui pesaient sur elle et sa santé mentale.

Outre ce cheminement de la protagoniste et auteure, il y a aussi une énorme critique des attentes sociales et familiales qu’elle met complètement en morceau à travers la narration (et sans faire la critique directement) et accuse à sa manière d’être responsable de sa dépression. Il y a aussi une autre grande critique du système éducatif japonais, mais aussi de l’énorme manque d’éducation sexuelle qui pousse à tellement de mésinformations et de problèmes lors des rapports sexuels pour les femmes qui ne connaissent au final même pas leur vulve, vagin ou système reproductif, ni leur corps et ce qu’il est capable de faire et d’expérimenter. J’ai trouvé les critiques extrêmement justes, précises et incisifs sans être moralisante ou sortir du cadre narratif ce qui est un grand exploit en soi.

La seule critique que je fais du manga et qui vient tout de même teinter ma lecture est la description un peu naïve de deux relations sexuelles avec des travailleuses du sexe. Oui, elle en tirera énormément de plaisirs et d’apprentissage, mais elle détaille et portraitise les travailleuses comme des gens qui désirent fondamentalement prendre soin d’elle et de son corps. Peu importe que cela soit véritable ou non, il y a un détachement à avoir quant au fait qu’il s’agit de leur travail de donner une telle impression et je crois que l’auteure est un peu tomber dans le piège justement d’une certaine fictivité du rapport sexuel perçu comme authentique (ça l’était certainement pour elle toutefois). En contrepartie à tout ça, il y a cependant une critique des médias yuri qui dépeignent de manière beaucoup trop fictives les relations sexuelles entre même genre (mais surtout les hommes) et qui crée des attentes disproportionnées.

Définitivement un grand manga au plan stylistique et de grande importance aujourd’hui. Profondément féministe et critique d’une société hétéro-patriarcale qui ne laisse pas la place aux femmes de connaître leur corps et leur sexualité au point de les rendre malades.

Le pavillon des hommes, Tome 1 (2005) par Fumi Yoshinaga

Excellent manga uchronique qui imagine une période Edo où 1 homme sur 20 survivent suite à une épidémie et où le shogunat est maintenant dirigé par une femme.

Se situant dans un « pavillon des hommes », littéralement un harem constitué d’homme, on suit d’abord l’arrivé d’un nouveau venu pris au milieu d’intrigues politiques assez élaborée puis, vers la deuxième moitié du livre, l’arrivée de la nouvelle shogun, très économe en temps de crise qui va tenter de couper le plus possible dans ce pavillon d’hommes dont elle semble vouloir se départir (entendre réduire le nombre d’hommes dans le harem pour économiser), imaginant aussi ce pavillon comme un reliquat d’une période plus patriarcale (la fin, un à suivre, nous laisse cependant présager que c’est loin d’être aussi simple) tout en se méfiant de ne pas trop se brusquer contre les traditions qui pourraient bien lui coûter dans un jeu politique plus large.

Ma seule est unique critique, et parfois un peu de confusion, est lié au très important nombre de personnages qui, pour le moment, semble venir et partir assez facilement.

Plusieurs idées et thèmes sont explorés dont évidemment les discriminations dont sont victimes les femmes et qui semblent tout de même perdurer, sous une autre forme, même après la disparition de la majorité des hommes et des remises en cause qui peuvent être effectuées.

La gestion administrative, et de ses avantages/inconvénients lors d’un grand bouleversement est aussi amplement exploré dans ce manga.

Mon intérêt s’est cependant particulièrement porté sur la mode et la couture, élément signifiant et progressant du récit qui permette de réfléchir aux personnages, à l’intrigue, mais aussi aux images qui veulent être envoyées, ce que son ignorance apporte pour les personnages ainsi qu’une belle exploration de ses différentes formes à l’ère Edo (plusieurs notes de bas de pages, sincèrement très appréciées, nous permettent d’apprécier encore plus cette exploration).

Anthologie (De la rêverie, De l’humain) (2013) par Moto Hagio

Cette anthologie de 9 mangas de Moto Hagio est divisée en deux tomes: le premier « De la rêverie » avec des mangas plus fantaisiste et de SF (incluant «Nous sommes onze» et sa suite) et l’autre « De l’humain » de facture plus réaliste et souvent beaucoup plus tragique.

Je dois dire avoir été très très agréablement surpris· par cette lecture fascinante, si certains mangas sont beaucoup plus intéressant que d’autres (« La princesse Iguane » étant mon préféré), aucun d’entres-eux n’étaient inintéressants même si l’intrigue se devinait assez facilement (« Le petit flûtiste de la forêt blanche), son style de dessin est vraiment très beau, on voit le temps mis à créer et des univers, et le scénario et le dessin.

Les thèmes de cette anthologie couvre vraiment une large portion de son oeuvre, l’édition a clairement privilégié de mettre de l’avant une variété de thèmes et de styles de l’auteure plutôt que tous ses classiques (ex: « Poe no Ichizoku » n’est pas dans cette anthologie). Cette lecture toujours très fluide, elle prend souvent le temps d’expliquer ce qu’il se passe à travers ses personnages surtout dans ses récits de SF, ses récits plus réalistes sont cependant plus durs à lire puisqu’ils abordent souvent des tabous profonds (matricide, pédophilie) et des thèmes qui n’étaient pas nécessairement facile à aborder pour certains contextes: homosexualité enfantine, mariage arrangé, hermaphrodisme (dans la nouvelle de SF, un personnage d’une planète peut « choisir » son genre après un certain âge bien que la société le lui impose plus souvent qu’autrement). Son écriture est définitivement féministe et engagé et critique de beaucoup de relation de pouvoir (mariage arrangé, métiers réservés aux hommes, répression de l’homosexualité, désir, parents n’aimant pas leurs enfants, etc.); certaines idées peuvent parfois nous surprendre cependant, et on se demande si c’est l’auteure qui le pense ou non pas plutôt certains de ses personnages qu’on pourrait penser plus conservateurs.

Quoi qu’il en soit, je n’hésiterais pas du tout à recommander amplement cette anthologie (vraiment pas chère en terme de qualité et quantité bien honnêtement) à quiconque désire s’introduire au manga en général: la variété de thèmes et histoires abordées (d’une histoire durant la seconde guerre mondiale en France avec un enfant assassin « Le coquetier » à un space opéra mettant en scène des personnes hermaphrodites, un roi, et tout un assemblage de personnage « Nous sommes onze ») ainsi qui le style de l’auteure est certainement une magnifique porte d’entrée au genre.

L’art de la vulve, une obscénité ? (2016) par Rokudenashiko

Rokudenashiko est l’artiste derrière la numérisation de sa vulve qui a organisé une campagne de sociofinancement pour financer la réalisation d’un canot en forme de vulve, de plusieurs expositions ainsi que de plusieurs objets dérivés en forme de vulve. Elle ne se cache pas de tenter banaliser le mot Manko (vulve) qui, contrairement au pénis, est considéré comme vulgaire au Japon et les gens (surtout les vieux schnocks pour l’artiste) s’offusquent à l’entendre prononcer, encore plus à le voir.

Dans ce livre (composé de trois mangas +/- distincts, de capsules info, d’une entrevue entre elle et Sion Sono et de plusieurs courts textes), Rokudenashiko raconte son emprisonnement et son jugement pour « obscénité » par la police japonaise à cause d’une loi contre l’obscénité tellement vieille qu’elle avait, lors de sa dernière utilisation, censurée, brièvement, L’Amant de lady Chatterley (de D.H. Lawrence), un roman qui se retrouve dorénavant dans les librairies japonaises.

L’artiste et mangaka raconte dans le premier manga l’immense surprise lors de son arrestation qui semblait complètement irréel au point où elle ne pouvait que penser à quel point ça ferait un excellent manga. Elle commence toutefois a déchanté en prison alors qu’elle réalise les horribles conditions de détention (espace, nourriture, mensonges, déshumanisation [appelée par un numéro], hygiène, etc.) et l’obsession de la police à son égard. Tout ça est raconté toutefois avec un grand humour qui se reflète même dans les moments les moins joyeux pour l’artiste qui arrive à soulever l’absurdité de la situation et à en rire plutôt que de se laisser avoir. Le manga est divisé en court chapitres entrecoupé de textes et photos d’une page chaque précisant parfois des éléments évoqués dans un chapitre qui pourrait être moins connu pour un public non-japonais (par exemple, la légende d’Urashima Taro ou la chanson Say Yes) ou plus informatif (le système de justice japonais, la pétition demandant la libération de l’artiste, le travail de Rokudenashiko, etc.).

Le deuxième manga s’attarde sur le parcours de l’artiste depuis sa jeunesse, et comment elle est devenue l’artiste qu’elle est aujourd’hui. Beaucoup plus proche d’une autofiction (autobio)graphique, plusieurs critiques sont tout de même adressée à la société japonaise, à la compétitivité dans le milieu de l’édition qui ne semble pas intéressé par le sort de leurs auteur·es, mais aussi les bons moments qu’elle a vécu notamment à travers la découverte par un public de son travail et la nécessité de celui-ci pour beaucoup de femmes.

Le troisième et dernier manga est plutôt sous la forme d’une allégorie avec une manko personnifiée qui repasse à travers les étapes de la narratrice des deux autres mangas, d’une jeunesse refoulée où elle ne peut s’exprimer à une vie adulte où elle s’affirme, avec les mêmes charges politiques et militantes.

J’ai découvert l’artiste peu avant son arrestation, mais après sa campagne de sociofinancement pour son manko-kayak et j’ai suivi quelques moments de sa vie par la suite, mais ce livre m’a définitivement beaucoup appris et sur le tabou associé à la vulve au Japon (elle est flouée dans toutes ses représentations en plus d’être considérée comme un mot vulgaire), mais aussi les conditions de détentions dans ce pays (quelques capsules informatives complètes le portrait graphique de l’autrice). Outre le politique du texte, le récit est aussi très maîtrisé, balançant l’informatif, le comique, le drame et les dénonciations au sein parfois d’une même page. C’est définitivement drôle, mais on ne peut s’empêcher d’être horrifié·e par le traitement qui lui est réservé.

En plus d’être un livre essentiel dans la banalisation de la vulve dans l’espace publique, c’est aussi un super manga qui raconte le parcours d’une artiste qu’on a tenté de censurer pour justement vouloir lever les tabous entourant le corps des femmes. À lire!

Ouvrages qui m’ont très agréablement surpris

Québec

La formation d’une culture élitaire dans une ville en essor : Joliette, 1860-1910 (2018) par Lysandre St-Pierre

J’ai pris cet essai aux Les éditions du Septentrion surtout pour en apprendre un peu plus sur un sujet dont je connaissais absolument rien (le titre évoque très bien son contenu), pensant très honnêtement qu’au mieux j’en apprendrais un peu sur Joliette et le développement urbain. J’avoue que cet essai a vraiment dépassé mes à priori sur le livre.

À travers quatre chapitres (comment l’élite se forme et quelles lieux elle investit, sur l’éducation de l’élite et la (re)production de rôle hyper genrés, la maison et l’aménagement, et finalement la création d’une honorabilité et de lieux « publics » où la jouer), Lysandre St-Pierre effectue un fascinant tour d’horizon critique de cette élite bourgeoise dont le seul objectif semble être de reproduire ses propres codes d’une génération à l’autre (tout en s’assurant évidemment de dominer sur des classes « inférieures »). Le chapitre sur l’éducation m’a évidemment beaucoup plus interpellé que les autres, notamment en ce qui a trait aux différences de genres, au cantonnement des femmes dans un rôle de mère et d’hôte de soirée (bien que vers la fin, on voit émerger une association de femme, mais elle est créé pour que les rencontres soient vraiment fixes juste avant le souper familial). L’homme est aussi élevé dans ces carcans très serrés et des milliers de conseils viennent le « guider » dans le choix d’une épouse qui doit évidemment correspondre parfaitement à cet idéal bourgeois et dont il a la responsabilité morale d’exercer une autorité sur elle dans lequel cas où elle dévierait de ce rôle. Si une femme ne pouvait tenir se rôle, il lui restait le couvent où l’appellation de vieille fille (ce qui n’était pas une bonne chose).

On voit aussi comment les journaux de la ville avait la fonction de renforcer cette domination auprès de la population, mais aussi de donner le ton aux valeurs qui devaient être vues au sein de la bourgeoisie (au risque de ne pas être vraie, mais l’impression était définitivement plus important que les actes) à l’aide d’article, de compte rendu de soirée, d’invitations à des spectacles ou des lieux (réservés, plus souvent qu’autrement, à une élite restreinte), mais aussi à travers les notices nécrologiques (où l’épouse est aussi ramenée à son mari qui, dans un exemple donné, prend la moitié de la place de la notice nécrologique alors qu’il est mort depuis une vingtaine d’année!).

Bref, un super essai sur la constitution d’une soi-disante « élite », comment elle fait pour tenter d’asseoir sa domination à l’aide d’un discours de respectabilité, de charité, de lieux privés, des journaux de la ville, de l’éducation, mais jusque dans l’établissement d’une architecture commune à tous les bourgeois avec des pièces qui les distingue.

Plusieurs cartes, plans, photos viennent aussi agrémenter cet essai et donner un aspect plus visuel aux sections qui peuvent être parfois un peu plus abstraite (surtout en ce qui concerne l’aménagement et le décor de la maison).

Définitivement une lecture qui se dévore!

Jeanne Lapointe : artisane de la Révolution tranquille (2013) (collectif)

C’est avec beaucoup d’émotions que j’ai lu ce recueil d’hommage à Jeanne Lapointe dont je n’avais jamais entendu parler avant d’ouvrir ce livre (peut-être évoqué ça et là, mais hélas, je n’en avais jamais retenu le nom). J’ai été évidemment intéressé par le nom de Louky Bersianik sur la couverture et la quatrième de couverture me semblait suffisamment intéressante pour que je me décide à le lire au complet.

J’ai découvert une femme très active dans les milieux féministes et littéraires, et qui effectuait surtout ce travail de l’ombre de critiquer, discuter, rédiger des documents collectifs, bavarder, inviter des gens à des partys, rencontres, discussions, etc. tout en animant et discutant amplement. C’est du moins souvent le constat et le souvenir qu’en avait les nombreux écrivain·es et intellectuel·les qui témoignent.

J’ai appris l’existence de cette femme qui a autant énormément aidé à la rédaction du rapport Parent (et dont elle a introduit les membres à des cours de dynamique de groupe!!!) et radicalement militante de fauche, mais qui a aussi participé à la commission Bird, qui a fait des critiques littéraires, aider financièrement Anne Hébert alors qu’elle traversait des passes plus difficiles (elle est même allée lui porté une dinde et un sapin en France juste pour elle!!!). C’est une enseignante qui donnait et prêtait beaucoup de livres et poursuivaient les discussions de classe jusqu’à tard (en achetant de la pizza pour les élèves!!!). Elle adorait aussi manger des plats qu’elle ne connaissait pas ce qui a définitivement donné, pour moi, une passion pour cette intellectuelle. Elle ne se contentait pas non plus de critiques anti-cléricale à ses débuts (surtout pour le rapport Parent et la fin des écoles confessionnelles), implications et créations de milieux littéraires et artistiques féministes au Québec, mais partait aussi militer au États-Unis dans des manifestations pour les droits civiques des africains-américains. Bref, une femme de toutes les luttes, très généreuse de sa personne (je me posais quand même beaucoup de question sur d’où vient une partie de cette fortune), mais qui œuvrait sciemment dans l’ombre et à probablement achever de la faire disparaître à sa mort pour les générations suivantes s’il n’était pas des expositions ou de ce livre hommage.

Une féministe à redécouvrir et elle est maintenant sur mon radar, je ne la laisse plus partir.

Polatouches (2018) par Marie Christine Bernard

Entre un roman qui parle de recherche de soi et d’identité et un roman d’horreur; ce livre aborde frontalement des questions d’identités (autochtones, lesbiennes) dans des contextes qui peuvent être très difficiles pour les personnages qui doivent faire face à des préjugés et de la discrimination.

C’est aussi une histoire d’horreur qui s’inspire, je n’en dirais certainement pas trop (c’est là une des intrigues du livre), d’une légende des premières nations dont je trouvais l’absence consternante dans la littérature « générale ». Cette adaptation est pleine de sensibilité et de respect et se mêle avec brio avec la partie beaucoup plus humaine du récit.

Le livre était accrochant, humain et touchant. Un bon récit au fond que j’ai vraiment dévoré d’une traite.

International

The Ghost Brush (2010) par Katherine Govier

Ma critique complète sur mon blog

Égalité des hommes et des femmes (1622) par Marie de Gournay

Une superbe préface de Milagros Palma qui s’attarde à parler des processus d’exclusions des femmes de la littérature ou des prétentions littéraires (notamment au sein de l’Académie en citant Alain Décaux qui se prétend historien objectif, mais rejette Marie de Gournay des canons littéraires parce que selon lui, elle était moche [oui, oui, c’est la raison de son rejet d’un essai de 1980]).

Les deux textes de Gournay sont aussi excellent à souhait. L’Égalité des Hommes et des Femmes est une défense assez classique dans son genre (bien qu’une des première) citant à profusion des philosophes et théologiens, mais avec son lot de piques ça et là qui agrémente définitivement la lecture.

C’est cependant le Grief des Dames (1626) qui parle notamment des processus d’exclusions des femmes des prétentions littéraires de l’époque qui m’a le plus surpris.

À propos de quoi, je tombai l’autre jour sur une Épître liminaire de certain personnage, du nombre de ceux-là qui font piaffe de ne s’amuser jamais à lire un Écrit de femme!

Non seulement la démonstration en est une qui est encore faite aujourd’hui (d’où la préface), mais l’impertinence (dans le sens de « sassy » en anglais) avec laquelle elle fait cette démonstration est incroyable!

Remarquons en ce discours que non seulement le Vulgaire des Lettrés bronche à ce pas, contre le sexe féminin, mais que parmi ceux mêmes, vivants et morts, qui ont acquis quelque nom aux lettres en notre Siècle, je dis, parfois sous des robes sérieuses; on en a connu qui méprisaient absolument les Oeuvres des femmes, sans se daigner amuser à les lire, pour savoir de quelle étoffe elles sont, ni recevoir avis ou conseil qu’ils y peuvent rencontrer : et sans vouloir premièrement informer s’ils en pourraient faire eux-mêmes qui méritassent que toute sorte de femmes les lussent. Cela me fait soupçonner, qu’en lisant les Écrits des hommes mêmes, ils voient plus clair en l’anatomie de leur barbe, qu’en celle de leurs raisons […].

C’est vraiment, en plus d’une impeccable démonstration, encore une fois très appuyée, remplis de traits d’esprits et d’une belle humeur qui nous présente une Marie de Gournay en pleine possession d’un ethos impitoyable envers une masculinité qui n’a aucun égard pour les femmes.

Après avoir lu ces deux textes, j’ai juste envie de la sacrer comme sainte patronne des écrivaines féministes et de tout lire d’elle (mais évidemment, à part ces deux textes, rien d’autre d’elle n’est réédité, l’histoire ne change pas).

It’s Complicated: The Social Lives of Networked Teens (2014) par Danah Boyd

Les réflexions sur le numérique, son utilisation et sa continuité de la simple expérience non-virtuelle sont des réflexions qui m’intéressent toujours énormément. Je n’ai pas souvenir de pourquoi j’avais noté ce livre là, probablement une vidéo qui l’évoquait en passant, mais je l’ai acheté et je ne le regrette pas une seule seconde.

À travers plusieurs enquêtes effectuées auprès des jeunes dans les dernières années (en parle d’avant 2014 alors que MySpace était beaucoup plus utilisé que Facebook, mais dont la migration commençait à se faire sentir très fortement et les deux plateformes étaient plutôt en concurrence), l’auteure explore l’utilisation du numérique et de ses plateformes chez les jeunes en démystifiant beaucoup BEAUCOUP d’idées reçues. « Même moi », je me suis surpris à reproduire quelques mythes (notamment que les jeunes qui seraient plus « native » au numérique que la génération dite « migrant » sur le numérique), mais aussi quand aux raisons qui poussent les jeunes à se tourner vers le numérique (l’interdiction des parents de sortir par peur de prédateurs, couvre-feu, etc. poussent souvent les jeunes à se retrouver sur les réseaux sociaux car, ne peuvent se retrouver en « vrai »).

À travers plusieurs chapitres, elles couvrent de manière très intéressante les questions identitaires chez les jeunes face au numérique, au privé (autant en terme de connaissances des outils pour rendre sa présence plus privée, questions très discutées aujourd’hui que le manque d’outil et d’instruction quant à déceler certaines choses), la « dépendance » aux réseaux sociaux, les supposés danger de prédateurs en ligne (et ce qu’il en est réellement, et quelle sont les véritables menaces en ligne), mon chapitre préféré était définitivement sur l’intimidation, mais elle déconstruit aussi le mythe du numérique comme grand égalisateur entre les classes sociales et les ethnies et finalement, elle s’attarde à la question des « digital natives ».

Bref, un très gros programme qu’elle attaque en se servant beaucoup des entrevues faites avec les jeunes pour réfléchir à l’impact très personnel, sans éviter toutefois de se référencer à la théorie et aux statistiques. Le chapitre sur les prédateurs est certainement très complet à cet égard et démontre l’importance pour son auteure de vouloir recentrer radicalement le débat pour éteindre les « paniques morales » et s’intéresser aux vrais problèmes, qui sont en fait des problèmes sociaux pas propres au numérique.

Il s’agit aussi bien d’un livre grand public qui peut démystifier énormément de préjugés et d’angoisse pour les parents (surtout) de jeunes et d’enfants, mais les fans d’essais en auront définitivement pour leur intérêt avec une panoplie de réflexions et témoignages intéressants qui sont amenés. Je pense sincèrement que tous les parents devraient lire ce livre, il est aussi très informatif pour soi.