Analyses et critiques littéraires, Féminismes

Un bref survol thématique et générique de la série Le pavillon des hommes de Fumi Yoshinaga

Puisqu’il s’agit d’un survol, je laisse des éléments du récit et des personnages intentionnellement flous afin d’éviter un maximum de divulgâcheurs.

Uchronie qui couvre l’ensemble de l’époque Edo au Japon, une période qui se caractérise notamment par la dynastie de shoguns qui dirigèrent le Japon de 1603 à 1868, le pavillon des hommes de Fumi Yoshinaga s’intéresse à cette période à travers le ōoku, un quartier du château d’Edo où seuls les femmes de l’entourage du shogun étaient admises. Dans l’uchronie, on ré-imagine ce pavillon comme étant rempli uniquement d’hommes, le shogunat étant contrôlé par des femmes suite à une épidémie (dite variole du tengu) où dix-neuf hommes sur vingt meurent et n’ayant pas le choix d’octroyé ce poste à des femmes pour une meilleure stabilité politique.

Couverture de Le pavillon des hommes volume 1

La série suit presque à la lettre l’histoire du Japon à l’exception de ces remplacements, les famines, catastrophes naturelles, conflits internationaux, surviennent au même moment dans la fiction que dans l’histoire et à certains moments, il est aussi possible de tracer des liens entre la shogun fictive et le shogun réel équivalent, mes connaissances en histoire du Japon étant extrêmement faibles, je ne tenterais pas d’établir des liens historiques dans ce billet, mais il y aurait probablement long à dire.

Le thème de l’épidémie qui cause la disparition complète ou partielle d’un genre humain n’est pas nouveau dans la littérature, on peut penser aux romans récents Afterland de Lauren Beukes, The Screwfly Solution d’Alice Bradley Sheldon, The End of Men de Christina Sweeney-Baird, The Beauty d’Aliya Whiteley ou encore Y: The Last Man de Brian K. Vaughan et Pia Guerra, mais Le pavillon des hommes est assez unique dans le paysage de par sa localisation géographique limitée (l’épidémie ne dépasse pas les frontières géographiques du Japon) et la forme empruntée (manga). Semblablement aux eutopies et dystopies sur fond de guerre des sexes, la disparition ou diminution drastique d’un genre permet de réfléchir aux rapports sociaux et à un réaménagement de ceux-ci dans un cadre fictif pour en faire ressortir les inégalités ou imaginer des alternatives. En imaginant une épidémie limitée au seul pays du Japon, la série permet de mettre en place un shogunat matriarcal, mais qui est lui-même soumis à un regard misogyne international qui le force à présenter un visage masculin à l’étranger. Une fois l’épidémie éradiquée (autour des volumes 13 à 15), il y a aussi un retour à la « normale » alors que l’uchronie se ré-enligne à nouveau vers le récit historique officiel ce qui permet d’interroger l’héritage des structures matriarcales et leur survie dans un monde patriarcal ce que le dernier volume de la série (19) effectue de manière très intéressante avec un récit de réécriture de l’histoire du Japon.

Dans la série, on peut toutefois se demander si ces structures gynocratiques sont vraiment si différentes des structures patriarcales et si on a pas plus affaire à un simple échange des rôles genrés dans le shogunat et le pavillon. Si au niveau de la politique, les intrigues politiques, assassinats, répression populaires, etc. peuvent suivre l’histoire « officielle », les rapports interpersonnels entre les personnages soulignent d’autres dynamiques qui permettent d’aller au-delà du remplacement de genre. Par exemple, dans le volume 7, la question de la légitimité de la descendance d’un monarque est posée par la shogun qui s’interroge à savoir comment un souverain peut prouver que l’enfant de sa partenaire est bien le sien tandis que pour une femme, l’accouchement ne laisse aucun doute sur la filiation. Ces justifications de pouvoir essentialiste ne sont pas sans rappeler le roman Les filles d’Égalie de Gerd Brantenberg qui ré-imagine la société humaine à travers des structures matriarcales qui ont leur propre justifications essentialistes pour leurs supériorités sur les hommes. Le volume 13 de la série est probablement le plus explicite sur ces enjeux avec l’adresse de la violence genrée de manière très frontale avec la question du viol, de l’inceste et des menaces de violences envers les femmes.

Contrairement toutefois à Les filles d’Égalie où les hommes doivent porter des soutien-verge, les vêtements dans la série restent fidèle à leur époque et leur genre ce qui permet de poser des questions autrement intéressantes sur la présentation de soi. Il y aurait de la matière pour une thèse complète sur le vêtement dans Le pavillon des hommes, il s’agit d’une des attentions stylistiques les plus importantes dans le manga qui va au-delà de l’illustration d’une position sociale et de classe ou d’une réalité historique. Toujours dans le volume 13, il n’est pas étonnant qu’on adresse le sujet de « l’inversion » des rôles genrées superbement illustré par le personnage de Takiyama qui explore, dans ses propos et sa propre vie, la transition sociale et embrasse cette multiplicité de genre. Il a de très beaux dialogues tout le long du volume, mais l’histoire qu’il explique à Abe Masahiro concernant l’histoire des kimonos de courtisanes portés par les kagema pour faciliter les rapports avec leurs clientes qui n’avaient pas l’habitude de voir des hommes (pp.62-63) permet de questionner le port d’un habit au-delà de la fonction sociale ou du genre et de l’idée d’une performance. L’importance de l’inscription historique de l’habit est doublement souligné par le motif du kimono de l’intendant Takiyama à la fin du même volume qui l’affiche en continuité avec un de ces prédécesseurs en même temps qu’il envoi un message politique à ses compagnons de résidence.

Au moins le tiers des volumes accordent d’ailleurs une grande importance à la mode et au vêtement masculin (au même titre que l’importance des fleurs), en témoigne de nombreuses scènes de commentaires sur telle ou telle pièce de vêtement qu’un personnage ou un autre porte. Que ce soit pour témoigner d’allégeance politique, signifier une classe sociale, montrer une austérité financière par le choix du vêtement, s’inscrire en continuité avec le passé ou même montrer un désaccord avec une loi en l’interprétant d’une certaine manière. Dans le volume 18, l’interdiction de porter des hakama traînant et les concessions qui doivent être faites par Takiyama qui choisit de ne pas découper ses habits et préfère en faire de nouveaux malgré les coûts engendrés montre bien son réseau de soutien et de support dans son entourage tout en montrant un moyen de protester qui ne met pas en danger le pavillon.

On ne pourrait pas finir de parler de l’importance des vêtements sans parler du personnage d’Hiraga Gennai (basé sur un véritable homme du même nom et aussi pharmacologiste), un personnage se travestissant en homme non seulement pour pouvoir étudier la médecine hollandaise, mais aussi pour l’instruction des hommes du pavillon (surtout présent dans les volumes 9 et 10). Son genre de prédilection n’est pas clair dans le récit, on le traite de transsexuel (p.221 du tome 9), mais uniquement comme une insulte; sinon, il semble très bien se désigner dans un genre ou l’autre, mais toujours avec des habits masculins. Les nombreux ouvrages que le Hiraga Gennai historique a écrit sur l’homosexualité permettent en tout cas d’imaginer aisément le personnage fictif de Gennai comme soit une lesbienne, un homme trans hétéro ou encore une personne fluidement queer dans le genre.

Couverture de Le pavillon des hommes volume

Écrit bien avant la pandémie de Covid-19, il est intéressant de voir comment les tentatives d’implantation du vaccin, et d’abord de la variolisation, contre la variole qui cause la mort des hommes se heurtent à des résistances politiques et idéologiques tellement forte qu’elle retarde son adoption de manière considérable. En effet, dans la gamme d’arguments utilisés contre le vaccin, il y a la méfiance envers l’origine de la vaccination et des textes médicinaux qui le supporte : les adeptes de la vaccination sont aussi des étudiant·es de la médecine hollandaise, vue comme un menace contre la médecine locale. Il y a aussi l’utilisation d’une mort anecdotique suite à la vaccination du fils d’une femme haut placée pour accuser la méthode même d’être mortelle alors que le jeune homme vacciné n’aurait pas plus survécu à la variole. Cette présentation du vaccin comme étant une menace encore plus grande que la maladie (ou qui serait une mort volontairement causée contrairement à la maladie et dont la loterie de penser qu’on échapperait à la maladie est censé en vouloir la chandelle) n’est pas sans écho dans les discours anti-vaccins de penser qu’en refusant d’être vaccins on s’éviterait des conséquences potentiels prévisibles alors que de se risquer à la maladie serait soit moins dangereux, moins probable ou pensé comme une impossibilité alors que ce n’est pas le cas et que les rares effets négatifs possibles du vaccin seront toujours moins grave que la maladie elle-même. Ces arguments sont utilisés politiquement contre le vaccin alors qu’il déforme ouvertement la réalité de la création du vaccin dans le récit, en effet, les personnages découvrent une immunité chez les hommes d’un village japonais dont la faune locale possède une forme de la variole qui, sous une forme variolisée, permet de le combattre plus efficacement. Notons aussi, enfin, que la variolisation, semble originaire de Chine et non d’Europe comme les politiques anti-médecine hollandaises semblent sous-entendre dans leur interdiction de pratique.

Si les questions de maladies, de vaccins et de médecine sont très présentes dans les volumes, plusieurs shogun et leurs proches meurent souvent des maladie sans lien avec la variole du tengu et beaucoup de temps est passé à parler des soins du corps et des avancées médicales, un des thèmes le plus présent et exploré dans la série est celui des inégalités. Parfois, ces dernières sont justement causées par la maladie, en font foi le traitement des hommes et du système de descendance qui ne s’effectue qu’à travers les femmes, mais d’autres fois, c’est une question plus individuelle comme dans le volume 8 où la neuvième shogun est perçue par plusieurs comme inapte dû à ses problèmes de développement, son corps et son alcoolisme alors qu’elle est tout à fait capable de raisonnement et d’action politique au même titre que sa mère qui dirige beaucoup plus le shogunat qu’elle en raison de la maladie de sa fille. Dans ce même volume, tous les personnages dont on raconte les récits sont victimes de préjugés qui les empêche de s’accomplir pleinement comme personne ou même de naviguer à travers leur société, autant du côté des femmes que des hommes. Je pense que cette poétique est brillamment explorée à différents niveaux et on voit bien comment ça affecte les différents personnages de différentes manières (colère, honte, désir de se dépasser, désir de mourir, humour, etc.).

La question des inégalités dans ce monde matrilinéaire n’évite toutefois pas de poser la question de la violence envers les femmes. Dans le volume 13, la question de la violence genrée revient aussi au premier plan et de manière très frontale avec la question du viol et de l’inceste et des menaces de violences envers les femmes. Cette adresse permet une critique très directe de notre propre société qui n’avait pas vraiment été possible dans un régime matrilinéaire comme la série l’avait été jusqu’à présent (ou en fait, pas possible qu’autrement qu’à travers le prisme de l’inversion des genres et des rôles).

La question de la violence, des inégalités et de ses conséquences est donc adressées de différentes manière dans la série (et j’aurais pu aussi développer la question des guerres et conflits locaux et internationaux), mais la question du soin est aussi adressé de manière intéressante. Dans le volume 14, il y a une grande attention portée sur le soin et la guérison. Pour la première fois, sans être complètement joyeux ou utopique, des personnages affrontent et se cicatrisent de traumatismes qu’on leur a imposé et trouvent refuge dans la rencontre de l’autre et l’échange. Un gros point de réflexion se trouve dans le personnage de la dame Ise No Kami et la construction d’un narratif de soi pour donner un sens à sa vie qui est méta-commenté dans le récit par la shogun et son époux. Bref, un volume très pertinent et sympathique au niveau des relations d’attention et de soins.

Pour poursuivre dans la relation à l’attention que la série porte à ses personnages, il faut noter l’utilisation de la nourriture qui revient régulièrement, souvent sous la forme de pâtisseries préférées, mais aussi, dans le volume 8, sous la forme d’un récit de cuisine qui sauve la vie d’un homme grâce à l’application qui est faite dans la préparation des plats et du soucis portés aux aliments. Le récit d’un cuisinier expulsé d’un très grand restaurant en raison de son genre et qui se retrouve comme nouveau dans le pavillon, monte rapidement dans l’estime du personnel et des dirigeants grâce aux techniques qu’il transpose de son précédent emploi et des innovations qu’il peut accomplir. Cette nouvelle dans le volume explore autant les plats en survolant leurs noms et leurs apparences, mais rentre aussi dans le détail de la préparation des plats, du découpage des aliments à la cuisson et la recherche des bonnes textures lors du service ce qui en fait un récit digne des mangas gourmets (ryōri manga).

Lorsqu’il s’agit d’aborder les question vestimentaires, culinaires, médicales, de genre, d’injustice et d’inégalités, la série le pavillon des hommes de Fumi Yoshinaga arrive à parler de ces thèmes de manière sensibles et complexes sans tomber dans les lieux communs ou la facilité. L’insertion de ces thèmes à même la narration du récit, et non pas comme simple thèse à démontrer ou sujet à aborder, montre bien la sophistication du récit de la proposition d’uchronie qui s’élève au-delà d’un simple échange de genre pour présenter un récit choral pseudo-historique. Cette série peut très bien être considérée comme une étude de mœurs contemporaine portant sur les inégalités et les questions du pouvoir politique.

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