Mes coups de cœur lus en 2021

Un aperçu de mes livres préférés lus en 2021. Il ne s’agit pas uniquement d’ouvrages publiés cette année là (je mets toutefois la date de publication à droite du titre), mais des ouvrages que j’ai lu cette année là. Un lien vers la boutique en ligne de l’Euguélionne, librairie féministe est disponible pour les ouvrages (ou vers l’éditeur lorsque pas distribué). Les livres sont présentés par genre (Essais, Romans, Théâtre, Livres jeunesse, BDs et mangas), mais pas dans un ordre quelconque.

Essais

Times Square Red, Times Square Blue (1999) par Samuel R. Delany

Cet essai est brillant et vraiment fascinant à tellement d’égards que tout lister prendrait une éternité.

Dans la première partie, Delany nous propose une exploration du monde des cinémas porno et de leurs fréquentations par un très vaste pan de la communauté gai à l’époque. À travers le récit sur une trentaine d’années de ces cinémas, de la population qui les fréquente, des décisions de la ville qui décide de les fermer (gentrification), des conséquences que ça a sur les lieux et les fréquentations, l’essayiste brosse un portrait à la fois sociologique large sur la fréquentation et l’importance de ces lieux, mais il le fait aussi de manière très anecdotique et fascinante sur les rapports sexuels qu’il a eu, ou que d’autres ont eu dans ces cinémas. Il raconte aussi très bien les sphères de marginalisation qui évoluent dans ces lieux et l’importance qu’ils ont pour que ces personnes marginalisées trouvent un lieu « rassembleur », presqu’exempt de jugement, où ils peuvent permettre de se retrouver, de se parler et de s’exprimer librement.

Dans la deuxième partie de l’essai, on est plutôt dans la théorisation du relationnel. Delany parle de l’importance du contact et de comment la géographie et l’urbanisme est nécessaire pour multiplier ces instances. Il contraste (pas n’oppose) le « contact » avec le réseautage « networking » de la gentrification et parle de l’austérité de ce dernier mode de relationnel. J’ai trouvé la réflexion très intéressante et j’adore qu’il définit super bien ses termes et donne de multiples manières de jeter un coup d’oeil à ses théories pour bien les comprendre. Bien qu’il donne quelques anecdotes ça et là pour illustrer ses propos, on est beaucoup plus dans les théories sociologiques et architecturales que dans la description fluide, unique et intime de relations sexuelles de la première partie (bien que les exemples ne manque pas, mais il semble vraiment montrer comme exemple plutôt qu’être inscrit dans le fil narratif du premier texte).

Je n’ai que deux critiques de l’essai: une carte aurait vraiment été importante à ajouter, je ne connais pas New York, j’avoue être complètement largué lorsqu’il me parle de la quarante-deuxième avenue ou de l’emplacement de tel ou tel lieu. Une carte avec les éléments nommés dans le texte serait certainement le bienvenu. (J’ai cherché sur Internet un google maps où une personne aurait pu mettre les lieux cités, mais rien trouvé 😦 ). Deuxième critique: son analyse du harcèlement de rue comme frustration sexuel des hommes hétéros qui pourrait être, partiellement, réglé par l’équivalent de Love Hotel japonais (il imagine une structure qui ressemble beaucoup à celle-ci, il ne la mentionne toutefois jamais s’il les connait) ; c’est du harcèlement sexuel oui, mais ça na pas vraiment rapport avec le sexe, plutôt avec la violence, la haine, le pouvoir, le contrôle, etc. Oui, comme il le suggère, établir des relations sexuelles saines et multiplier les lieux et manières d’avoir des relations sexuelles peut certainement changer la façon dont est perçu le sexe et épanouir un peu tout le monde, mais ça n’arrêtera pas, même partiellement, le harcèlement sexuel.

Un des rares livres que je vais très probablement relire dans plusieurs années (je ne suis vraiment pas une personne qui relit).

L’Amazone verte (2021) par Élise Thiébaut

Une biographie impeccable sur cette météorite filante du féminisme qu’est Françoise d’Eaubonne.

L’ouvrage d’Élise Thiébaut a non seulement l’avantage d’avoir ce ton libre sur la biographie qui était aussi une marque des biographies d’Eaubonne, très libres, riches en dialogues qui n’ont jamais eu lieu, et qui arrivent à montrer l’impact stupéfiant qu’ont eu ces figures dans l’histoire, mais surtout à leur époque.

Je parle de météorite filante parce que d’Eaubonne est arrivée en force dans le paysage français, que ce soit avec la publication de textes très jeunes, l’engagement dans une forme de Résistance durant l’Occupation, le prix des lecteurs de Julliard, ou plus « simplement » sa personnalité qui résonne encore aujourd’hui de 1 001 manière.
Filante parce qu’aussi vite arrivée, elle semble être partie, laissant un riche souvenir d’elle (et une centaine d’ouvrages), mais peut-être un peu trop vite oubliée, avant sa mort même, malgré l’illumination et les vœux qu’elle a formulée pour la planète, les femmes, les gais, les Algériens et un peu tout le monde aussi.

Cette biographie est remarquable non seulement au travail de recherche déjà bien entamé par le mémoire de Caroline Goldblum et les quelques « révélations » qu’on y apprend, mais aussi par de très très nombreuses « clés » qui sont donnés à ses romans, associant parfois tel personnage à telle personne, beaucoup que je n’aurais clairement jamais découvert ou même envisagé. On passe aussi un peu de temps à parler de ses essais et romans, passage d’une durée variable parce qu’on pourrait évidemment y passer plusieurs volumes, mais tout aussi pertinent pour comprendre les pensées et idées de l’autrice au moment de la rédaction.

C’est définitivement un sacré travail, et de lectures (je rappelle, une centaine d’ouvrages sans compter les articles d’elles et sur elles, etc.), mais aussi de recherche, de parler avec les personnes qui l’ont connu (sa fille, son fils, Alain Lezongar, etc.) pour en réveler autant d’anecdotes de sa personnalité que de moments émouvants.

Élise raconte aussi très bien les fameuses scènes marquantes dans la vie d’Eaubonne que je ne me lasse jamais d’entendre et de lire: l’interruption d’un congrès de psychiatre anti-homosexuel en Italie, le commando saucisson, son sens de l’orientation typique qui l’amène toujours à une nouvelle aventure!!, mais elle est aussi très capable de raconter les épisodes beaucoup plus tristes voir des scènes qui nous déçoivent d’elle par moment avec les nuances nécessaires pour en parler (et ne pas simplement les rejeter sur « elle est de son temps »).

Une magnifique biographie absolument nécessaire (et TRÈS TRÈS attendue de mon côté!!!!!) et éclairante sur cette (à nouveau) fameuse créatrice des mots écoféministe et phallocrate.

Suzanne Césaire : archéologie littéraire et artistique d’une mémoire empêchée (2020) par Anny Dominique Curtius

C’est un très beau (au sens littéraire, mais aussi de l’impression de lecture) et excellent essai sur la figure de Suzanne Césaire qui se penche non seulement sur ses écrits pour en tirer des constatations, des théories, des angles d’analyse, mais qui fait le travail d’archéologie et non de biographie, de la théoricienne martiniquaise.

Le mot d’archéologie littéraire du titre est choisi à escient puisqu’on a malheureusement pas tant de documents pour en tracer une biographie, mais plutôt des témoignages oraux, des correspondances, des écrits d’elles et qui seront faits sur elle qui non seulement amène parfois plus de questions que de réponses, mais peuvent aussi s’avérer incomplet, construit, détourné ou qui se concentre sur l’exotisation de l’écrivaine. Il faut donc, à partir de tout ça, le montrer au lectorat, expliquer son raisonnement et ultimement, laisser le travail se poursuivre (d’où l’archéologie). Une mémoire empêchée parce que, notamment Aimé Césaire, refusait d’en parler que ce soit des questions de deuil douloureux et/ou d’autres facteurs, restent qu’une des personnes avec qui elle a le plus travaillé et partagé sa vie n’a presque rien dit sur elle après sa mort et les quelques traces dans ses écrits sont camouflés, doivent être interprétés, devinés, etc. Ce qui est aussi le cas de d’autres écrits, correspondances sur lequel l’essai s’attarde.

Je parle beaucoup du projet d’écriture de l’archéologie littéraire ici parce que c’est non seulement un ambitieux projet qui a certainement dû demander un travail vraiment considérable, mais aussi parce que cet essai montre beaucoup comment Suzanne Césaire est montré à travers d’autres regards qu’elle-même (ses essais dans la revue Tropiques concernait presque tous un auteur en particulier) et Anny-Dominique Curtius réussi le pari d’en faire ressortir une Suzanne Césaire dans ses propres termes, à partir notamment des nuances que ses filles apportent dans leur description de leur mère (qui semble reprendre des schèmes de descriptions surréalistes et doudouistes, mais qui vont beaucoup plus loin), mais aussi des écrits et de la correspondance de Suzanne. Bref, ce n’est plus juste une biographie à travers le regard d’un personne (exotisant ou non), mais de plusieurs personnes, plusieurs témoignages qui permettent de laisser filtrer quelque chose qui dépasse le simple regard extérieur sur Césaire.
En ce sens, la couverture du livre, une lithographie de Gilles Roussi qui est aussi analysée dans l’essai, est fantastiquement choisi puisque la photo représente une jeune Suzanne Césaire, 1000 fois reprises (dans Tropiques, dans des articles, etc.), mais le code qui est superposé (et censé reprendre en ASCII un extrait de Le grand camouflage : Ecrits de dissidence) permet de réécrire et questionner le regard qu’on porte sur la photo en mettant en avant plan ses écrits et sa personne plutôt que de l’effacer derrière ce regard sur l’autre.

Sinon, l’analyse est très fine, je suis content·, très personnellement, d’avoir eu ma propre lecture de Le grand camouflage de plutôt validé à plusieurs égards notamment en ce qui à trait à l’idée d’homme-plante (ça signifie que je sais encore lire 🙂 ) et de pouvoir explorer un peu plus en profondeur les idées de l’autrice tout en explorant les questions d’influences qu’elle a eu et créé à l’international.

Femmes et littérature. Une histoire culturelle, tome 2 (2020, Collectif)

Une parfaite continuité du premier tome Femmes et littérature. Une histoire culturelle, tome 1 qui donne tout autant envie d’en lire davantage!!!

Je suis quand même un peu surpris par la brièveté des littératures francophones (hors France), notamment en ce qui à trait au Québec, j’avoue avoir été vraiment déçu à ce niveau là (mon cours de littérature de la francophonie ou mes propres lectures me semblaient beaucoup plus riche à ce niveau et il ne s’intéressait pas qu’aux écrivaines), d’immenses noms même pas évoqués (Bersianik? Laure Conan?), ça aurait probablement mérité beaucoup plus d’un chapitre ; peut-être un pour chaque continent avec des pays francophones même (et même pas une seule écrivaine des premières nations alors qu’il semble y avoir un souci pour la « diversité » au Québec en nommant Kim Thuy, Ying Chen, Robin, Farhoud, Agnant, etc. ).

Tout de même nécessaire malgré ce bémol. Peut-être ajouter Femme et littérature ; Une histoire culturelle française pour justifier un peu mieux le tout?

Chauvo-Feminism: On Sex, Power and #MeToo (2021) par Sam Mills

Un vraiment fantastique essai qui s’attarde à la figure du féministe chauviniste ou en d’autres mots, cet allié qui ne donne que son support pour en tirer bénéfice avec une analyse structurelle des enjeux, de nombreux témoignages appuyées aussi par la vie de son autrice, avec des exemples ET des contre-exemples intéressants (ainsi que des explorations, bien que brèves, concernant les prétendus flous des agressions sexuelles).

Un des essais qui peut définitivement éclairé immensément sur le faux allié, les techniques de manipulations et de gaslighting (je recommande vraiment la qualité de l’analyse sur le gaslighting, c’est une des immenses force du livre), ainsi qu’une réflexion plus large sur la culture, avant, pendant et après #metoo, les attitudes qui changent, les excuses (sincères ou non) qui sortent, les conséquences qui surviennent (ou non), etc. Il y a aussi de larges réflexions, un peu foucaldiennes ;), sur les dynamiques de pouvoir sociales (à l’université, au travail, etc.). S’il y a des gens qui posent tout le temps la question: « oui, mais les hommes aussi » ou « oui, mais les femmes aussi », Sam Mills discute aussi de ces questions-là en leurs propres termes (tout en l’inscrivant dans une plus large discussion sur le patriarcat).

Autant un essai fort de par sa qualité argumentative, de son utilité comme bonnes sources d’exemples et d’arguments, mais, sans révolutionner le monde, réussit à innover dans le bon sens, réfléchir avec beaucoup d’acuité sur une actualité très proche, très présente et sur un monde et des attitude en changement. Sa force de pouvoir parler librement d’exemples concrets, d’expériences personnelles, tout en l’ancrant librement dans la théorie féministe large en fait un ouvrage accessible et pertinent à tous les niveaux de lecture et de parcours féministes.

La question de l’allié (ou du prétendu) n’est pas souvent posé je pense, mais ici, il est bien exploré, nuancé et contribue définitivement à une discussion qui mérite de se poursuivre. Une belle découverte!

Literary Afrofuturism in the Twenty-First Century (2020, Collectif)

Un recueil d’articles sur l’afrofuturisme et la black speculation littéraire de très grande qualité.

Après l’introduction, nous lisons immédiatement après la transcription d’une table ronde de plusieurs auteur·es de science-fiction réunissant Bill Campbell, Minister Faust, Nalo Hopkinson, N.K. Jemisin, Chinelo Onwualu, Nisi Shawl et Nick Wood, on a déjà un aperçu très intéressant de la définition de l’afrofuturisme, mais aussi de ses limites (les auteur·es ne s’en réclament déjà pas ou plus, le trouve limitant, comprenne sa pertinence et en propose des analyses). C’est l’essai qui m’a définitivement fait passer de parler d’afrofuturisme à parler d’afrofuturisme, d’africanfuturism et de black speculation pour englober un plus large spectre de littérature et des liens thématique, commémoratif, esthétique qui sont entretenus entre les auteur·es de science-fiction noir·es à travers le prisme de leurs expériences et du questionnement de la « race » dans leurs écrits. Il s’agit du seul texte du genre (réunissant autant de point de vue différent), mais il est définitivement très marquant et informera la lecture (et l’écriture parfois) des articles du recueil qui vont suivre.

Les autres articles sont aussi variés dans les thèmes abordés que dans d’autres anthologies d’articles, ils se content toutefois souvent à un seul livre/nouvelle, dépassant rarement un corpus de trois ou quatre textes différents pour leur analyse. Les motifs d’analyse sont excessivement variés: de la décolonisation au racisme écologique en passant par la géologie, les dynamiques de pouvoir, l’esthétique et le style, la sociologie ou encore la présence thématique de tel ou tel sujet. Beaucoup des articles étaient très intéressants à lire (beaucoup plus que j’en ai l’habitude avec ce genre d’anthologie très divers) même si on n’avait pas lu les textes analysés à la base. Comme d’habitude, je n’ai pas pu m’empêcher de prendre quelques notes de titres pour poursuivre ma lecture.

Bent Out of Shape: Shame, Solidarity, and Women’s Bodies Work (2021) par Karen Messing

J’avais adoré Les souffrances invisibles : pour une science du travail à l’écoute des gens qui m’avait fait réfléchir à plusieurs aspects de l’ergonomie un peu après la fondation de la librairie et qui m’avait convaincu· d’adresser quelques problèmes (et de continuer à avoir un regard critique à certains égards). J’ai été vraiment ravi· quand j’ai après que Karen Messing sortait un nouvel essai qui revisitait l’ensemble de ses travaux (un peu comme le dernier ouvrage) et encore plus ravi quand j’ai réalisé que l’angle du genre (déjà très abordé dans le précédent essai), aller être encore plus observé dans cet ouvrage.

Cet ouvrage est quand même assez similaire au précédent, Messing parle de plusieurs travaux d’observation qu’elle a effectué, de ses équipes de travail, des changements qui sont proposés (trop souvent refusés par les gestionnaires), mais aussi, et ça, je ne m’y attendais pas, des erreurs qui ont été commises ou des assomptions qui ont été faites dans son travail.

On passe beaucoup de temps à réfléchir à la question du genre, des avantages, mais aussi des limites que les observations réparties en fonction du genre des personnes peut poser, des organisations du travail genré, des conséquences que celles-ci peuvent avoir. Il y a de longs et intéressants développement sur les sous-entendus du travail dit léger, dit propre aux femmes.

Il y a aussi une bonne partie sur l’absence de comptabilisation des accidents de travail, des blessures, des maladies à long terme associées au travail des femmes autant sur le manque de suivi sur le long terme des conséquences de ces travaux au détriment des accidents plus facilement observables et comptabilisable comme conséquence du travail associé aux hommes [une longue argumentation qui ne semble pas avoir connaître l’argumentation masculiniste sur le danger du travail des hommes contrairement à celui, mais qui y répond parfaitement en explicitant comment ces observations sont erronées et ignorent les dangers du travail des femmes qui est non seulement invisibilisé, mais non comptabilisé et pris en compte dans les calculs des accidents de travail].

J’ai particulièrement adoré les passages sur les centres de femmes qu’elle est allée observer avec une équipe et de la complexité de la mise en application de certains mesures même si toutes les employées, gestionnaires, C.A., etc. étaient très très enthousiastes à mettre en place les suggestions des rapports. Il y a aussi un (petit) passage intéressant sur le stress du travail collectif par rapport aux structures plus verticales.

Je suis juste un peu déçu de son argumentation au début dans l’introduction sur l’absence d’inclusion des personnes trans dans son travail: pour une personne qui parlait de souffrances invisibles dans son précédent essai, explicité que les personnes trans sont invisibles donc elle n’en parlera pas semble manquer sa cible. Son travail est toujours très honnête et pour l’avoir croisée une ou deux fois, je ne doute pas de sa bonne foi, mais elle aurait pu tout simplement mentionné qu’elle ne l’a pas pris en compte et de réfléchir à comment ça pourrait être pensé à l’avenir: c’est ce qu’elle fait à plusieurs reprises sur différents enjeux dans l’essai! Elle explicite son ignorance initiale et mentionne comment elle a pu trouver les ressources et les personnes nécessaires pour enrichir ses recherches, que le travail d’équipe et d’écoute est primordial à ses recherches, cet enjeu n’aurait pas tant été différent.

Je pense toutefois que Messing est excessivement brave, parce qu’autant qu’elle parle de ses travaux, elle souligne l’importance du travail et de la coopération des autres, mais aussi ses angles morts et les erreurs de parcours (et des conséquences de ceux-ci, mais aussi de ses bienfaits ultimement) ce qui rend cet essai très riche en apprentissage. Il y a d’intéressants développements sur le sexisme en milieu de travail et universitaire (autant celui qu’elle observait que celui qu’elle a subit), un peu de théorie féministe ça et là et de nombreuses et intéressantes réflexions sur la livraison de rapport à des gens qui n’auront pas envie d’implanter les suggestions ou qui y sont idéologiquement opposés.

Cet essai devrait autant être lu par des personnes en démarrage d’entreprise, que des gestionnaires, des féministes, des gens dans les syndicats, des universitaires, et tellement d’autres personnes. Un excellent essai qui continue de me faire réfléchir.
Il y a vraiment beaucoup, beaucoup de stock dans cet ouvrage donc je peine à vraiment couvrir tout ce qu’il aborde, mais il est vraiment très riche et couvre un large éventail de sujets qui va au-delà de la biologie, de l’ergonomie, de l’essai féministe et des conditions de travail.

I Hope We Choose Love: A Trans Girl’s Notes from the End of the World (2019) par Kai Cheng Thom

Un essai/mémoire réflexion sur l’espoir, le monde actuel, les mouvements de justices sociales, les communautés LGBPT2QIA et tellement d’autres sujets abordés de manière vraiment incroyable, touchant et de plein de bonté dans la critique.

J’ai rarement lu un essai dans cette forme, avec des courts poèmes qui accompagnent merveilleusement bien l’essai précédent. La réflexion est juste, touche au cœur de problème que je constate et peine parfois à mettre des mots dessus et pointe vraiment dans des bonnes directions.

On se situe définitivement à la suite de l’ouvrage de Sarah Schulman Conflict is Not Abuse: Overstating Harm, Community Responsibility, and the Duty of Repair à beaucoup d’égards, mais Kai Cheng Thom arrive à avoir un portrait d’ensemble que je crois beaucoup plus réaliste et qui est capable de comprendre un peu mieux d’où viennent ces perpétuations de violence (de son métier, mais aussi de sa propre expérience) et propose plutôt de repenser les mécanismes qui crée cette violence que les personnes qui en sont victimes.

Je ne pensais pas aimer un essai à ce point là pour être honnête, beaucoup beaucoup d’idées de réflexions qui vont continuer à tourner dans ma tête. Il y a trop de chose à dire je pense pour tout aborder ici.

The Heart of a Woman: The Life and Music of Florence B. Price (2020) par Rae Linda Brown

Une fantastique biographie sur Florence Beatrice Price par Rae Linda Brown qui aura consacrée une partie de sa vie à explorer cette compositrice, trouver les partitions à droite et à gauche, trouver une correspondance d’une personne qui aura laissé quand même assez peu de trace au final malgré son importance majeure dans l’histoire étatsunienne (il s’agit de la première compositrice classique afro-américaine « de renom » dans l’histoire).

La biographie compense pour les périodes moins connues dans la vie de Price par des explorations des figures qui l’entourent, mais aussi des analyses musicales (qui demande quand même de bonnes connaissances musicales pour comprendre, mais elles ne sont jamais très longues donc peuvent être sautées au besoin) et des observations des sociétés et mouvements importants à l’époque.

Cette biographie met de l’avant la participation de la vie de Price dans la culture afro-américaine, comment elle s’en est inspirée, mais aussi comment la compositrice elle-même a participé à créer une partie de cette culture. Les questions de métissage, de « passing » sont aussi abordées, impossible de les contourner, et on explore bien comment Price a pu se sentir face à ces enjeux.

J’apprécie beaucoup l’inclusion de partie de partitions et l’analyse qui en est faite (même si je n’ai pas la culture musicale suffisante pour tout comprendre), et de comment ces compositions s’inscrivent dans une continuité de la musique afro-américaine, cela permet vraiment de faire ressortir des éléments importants de l’inscription des américain·es noir·es dans la musique classique sans plaquer un héritage sur un autre, mais comment les deux s’informent et s’harmonisent dans les compositions de Price.

Je pense que toutes les personnes adorant la musique classique devraient connaître Price, à défaut de lire cette biographique, au moins écouter ses deux symphonies et quelques une de ses pièces. L’héritage de cette compositrice est brillamment mis de l’avant par Rae Linda Brown et on ne peut qu’apprécier l’immense travail de plusieurs décennies qui a été mis dans la rédaction de cette biographique.

AfroTrans (2021, Collectif)

Une super anthologie mélangeant fiction, poésie, témoignages, entrevue et théorie d’auteur·es afrotrans (comme l’indique son titre 😉 ) et couvre un vaste ensemble de pratique, personnalité, pays (bien qu’illes ont tou·tes en commun la France à un moment ou à un autre), sujets, etc.

Je suis évidemment, personnellement, beaucoup plus intéressé par la partie théorie et entrevue de l’anthologie que le reste (bien qu’il y a deux, trois fictions plutôt intéressantes à mon avis) et l’ampleur de ce qui est traité est tellement vase que j’avais commencé une liste que j’ai dû réduire considérablement tellement elle était longue. Je peux toutefois mentionner qu’on traite autant de l’histoire coloniale comme frein aux expressions de genre, du passing, des limites de l’expérientiel en ce sens qu’il permet l’individualité, mais pas le rassemblement, la transphobie en France, la transmisogynoire, l’immense fossé de différence entre la transition FtM entre les hommes blancs et les hommes noirs, l’épilation et son histoire vis à vis des corps noirs, la performance et la musique, les ballroom en France, la création d’espace trans, etc. etc. etc.

Pour un premier ouvrage par les éditions Cases Rebelles (dont je suis le blog depuis plusieurs années maintenant), c’est vraiment un recueil impeccable, le travail d’édition est top et les sujets sont traités avec un grand brio ; il n’y a pas de contribution qui se démarque moins ou plus des autres (ce que je trouve très très rare) car la qualité est toujours au rendez-vous et on sent définitivement le soin mis et aux entrevues, et aux textes proposés. Cette anthologie réussit un pari d’être une forme célébration afrotrans malgré les problèmes, difficultés et discriminations qui sont évoquées tout au long de l’ouvrage (en ce sens, ça réussit littérairement ce que Blxck Cxsper propose musicalement).

J’ai déjà très hâte de lire les autres ouvrages de la collection!

Annulé(e) : Réflexions sur la cancel culture (2021) par Judith Lussier

Un super essai qui s’attarde à remettre en contexte pas mal tous les cas d’ « annulation » qui se sont déroulés au Québec dans les dernières années (et quelques cas états-uniens, français et un belge), à présenter qui sont les protagonistes de ces événements et qui décrivent ces soi-disant annulation. On passe aussi du temps à montrer les conséquences à long terme de ces « annulations » (souvent, il n’y en a pas ou sur de la très courte durée), mais aussi sur les personnes qui ont émis la critique en premier lieu (et souvent pas demandé d’ « annuler » l’objet de la critique).

On insiste aussi bien sur le fait que l’action de critiquer est souvent retournée comme une accusation de censure par certains acteurs ce qui a ultimement but de censurer une parole critique.

L’ouvrage a le mérite supplémentaire de présenter comment la censure émanent de la droite et du gouvernement (que ce soit autour de Daniel Marc Weinstock, le retrait d’un capsule sur le racisme systémique, le harcèlement de personnalité, etc.) n’est jamais présenté comme étant de la « cancel culture », et est même normalisé ce qui débalance l’idée que ce serait les « woke » qui censurent et non pas une plus large « droite ».

J’apprécie aussi que Lussier s’attarde sur les annulations intra-communautaires et des conséquences qu’elles ont, qui est réellement le plus susceptible d’avoir des répercussions dramatiques.

Il ne s’agit pas d’un ouvrage scientifique, mais bien d’un ouvrage du vulgarisation et de démystification donc la bibliographie est très réduite (et pas listée en fin d’ouvrage sinon qu’en l’appareil de note donc pas organisé) et consistent souvent en des articles de presse et émissions radiophoniques ou télévisuelles. On vulgarise et fait l’histoire de la cancel culture au Québec donc ce n’est pas surprenant, mais on pourrait être déçu de l’absence de réflexion philosophiques plus profondes (bien que ces discussions ne manquent pas).

Il y a un bon portrait des acteurs sur la scène québécoise et qui joue quel rôle dans cette médiatisation de la cancel culture et on glisse quand même des bonnes critiques des enjeux de pouvoir (très foucaldien) qui se joue au Québec et qui se sert du pouvoir pour vraiment nuire à un autre groupe et de quel manière. Il y a aussi de nombreux paragraphes sur comment la structure des réseaux sociaux contribuent à amplifier, à escient, les problèmes avec de nombreux exemples à l’appui.

C’est aussi un excellent guide d’autodéfense intellectuel qui identifie des enjeux, des structures, de manière de procéder pour les éclaire et les démonter. Il y aussi de bons passages sur la capacité d’empathie et ses limites infortunes (souvent pour les gens qui nous ressemblent le plus).

Je crois que l’ouvrage est assez « neutre » (à escient, il faut lire l’intéressant passage sur la (non-)utilisation du terme de patriarcat par Judith Lussier) pour le donner à un large éventail de personnes sur le spectre politique et ça ne convient pas qu’à la « gauche » comme lecture, c’est vraiment aussi destinée aux gens qui sont plus « conservateurs ».

« […] assoyez-vous trois heures avec n’importe quelle personne qui a été bannie de l’espace public et votre perspective sera irrémédiablement transformée. Même chose si vous prenez le temps d’écouter une victime. Tout le monde gagnerait probablement à tendre davantage l’oreille aux personnes incarnant une posture qui entre en conflit avec ses convictions et autres a priori » (p.212)
Malgré ce que cette citation qui pourrait nous faire penser le contraire, l’essai montre bien qu’il ne s’agit pas d’un « les torts sont des deux côtés », mais qu’il est nécessaire toutefois qu’on tende l’oreille aux personnes qui tentent de s’exprimer et qu’on rejette trop rapidement la critique au risque de la faire taire dans l’espace public.

Bref, je n’ai que des bons commentaires sur cet essai, j’en aurais pris personnellement un peu plus au niveau théorique, mais encore une fois, ce n’est pas l’objectif de cet ouvrage d’en faire une théorisation scientifique ou philosophique.

Octavia E. Butler (2016) par Gerry Canavan

Un fantastique essai sur l’oeuvre et la vie d’Octavia Estelle Butler présenté de manière chronologique de sa jeunesse à sa mort.

L’essai est extrêmement riche en terme biographique et d’analyses générale de l’oeuvre et on a aussi un bel aperçu des très très très nombreux brouillons (les survols de ses brouillons sont des parties super intéressantes de l’essai!!) et ré-écriture que Butler a écrit et ré-écrit au long de sa vie avant de publier les romans. Ça nous informe aussi sur certains livres qui n’ont jamais été finis (Parable of the Trickster) et leur contenu ainsi que l’idée générale de l’oeuvre de Butler, ses séries, ses directions, ses incertitudes, ses regrets.

Au niveau biographique, on s’intéresse un peu à la psychologie de Butler, notamment à travers certains passages de ses journaux intimes ou entrevues lorsqu’un événement marquant traverse sa vie (bourse d’écriture, mort de sa mère, sa décision d’aller à l’écriture, etc.) et ça nous informe sur une personne plutôt introvertie, très très exigeante envers son écriture et qui aimait les comics et Star Trek 🙂

Une très belle entrée dans son oeuvre, ça donne le goût de la lire encore plus!

Jacques Offenbach ou Le secret du Second Empire (1937) par Siegfried Kracauer

Un fantastique essai où Kracauer trace l’émergence de la figure de Jacques Offenbach comme le fruit de l’émergence et de la fin du Second Empire en liant les événements politiques de la France avec les répercussions sur la vie et l’entourage du compositeur.

On unie à la fois un portrait historique de la politique française, l’émergence de nouveaux théâtres, de l’opérette, des hauts et des bas de la bourgeoisie, de l’empereur et des impacts matériels, artistiques, etc. sur la vie des Français (et surtout des Parisiens). On parle de l’émergence d’une presse à petit frais contre un coût d’annonces plus élevés qui permet une plus grande diffusion des journaux, et l’impact (ou non) de la critique sur la réception des opérettes, des querelles culturelles et politiques entre l’Allemagne et la France (et entre Wagner et Offenbach), de questions d’immigration, de public, de dettes et de vedettes, en même temps qu’on suit la vie de Jacques Offenbach, d’un jeune prodige qui peine à obtenir rémunération à la « superstar » qu’il deviendra et qui marquera l’histoire de la France (les dernières pages arrivent à bien démontrer cet impact du compositeur).

Je dois avouer que la lecture était très agréable, on n’avait pas l’impression de lire un livre d’histoire ou une biographie, mais presqu’un récit (par moment, on aurait dit Les Misérables avec ces allers-retours entre l’histoire plus large, les considérations sociales, puis le retour à la narration autour d’Offenbach). Certains moments semblent être tirés d’un roman tellement ils sont incroyables (notamment lorsqu’Offenbach retrouve un compositeur déchu d’une mélodie qui l’a accompagné toute sa vie).

Kracauer se défend de faire dans le biographique ou l’analyse littéraire et musicale, mais on a tout de même droit à une mise en contexte de l’hypertexte et la réception des opérettes d’Offenbach, dans quel contexte elles émergent, à quoi elles font référence (pas toujours), à leur fonction, mais surtout à leur accueil par le public, les journaux, les personnes influentes et l’héritage que ces pièces auront dans les années à suivre. L’essayiste s’attarde aussi beaucoup aux conditions matérielles des théâtres et du compositeur, qui informe la production des pièces et leur re-travail ou retard parfois et des conséquences que celle-ci auront sur les productions suivantes.

J’ai toujours beaucoup aimé la musique d’Offenbach et j’ai eu un véritable plaisir à découvrir un peu plus ce monde musical, à mettre en contexte cette production et me donne vraiment envie de voir toutes celles que je n’ai pas encore écoutée et c’est toujours un plaisir de finir un livre et d’avoir envie d’en lire/écouter davantage pas par manque de détails dans l’essai, mais pour approfondir l’appréciation de l’oeuvre d’Offenbach.

Ecofeminist Literary Criticism: Theory, Interpretation, Pedagogy (1998, Collectif)

Une anthologie de textes assez courts sur l’écoféminisme à travers la théorie et l’interprétation littéraire (et vice-versa 😉 ). Un portrait assez large de couverture quand même, on parle autant d’essais (dont celui de Françoise d’Eaubonne) que de poésie ou de romans (Ana Castillo, Christa Wolf, Octavia E. Butler, Ursula Le Guin, etc.) de différentes traditions littéraires et pays. Ma seule grande déception est vraiment la brièveté de certains des textes qui auraient bien mérité un peu plus de place.
Je ne suis pas encore trop sûr quoi penser des deux derniers textes sur l’enseignement de l’écoféminisme non plus.

J’aurais définitivement bien aimé pouvoir le lire avant la fin de la rédaction de mon mémoire, ça n’aurait probablement pas changé la théorie, mais m’aurait probablement conforté à certains égards dans mes analyses littéraires (et la piste de l’alimentation en est une intéressante que je n’avais pas exploré). J’aurais aussi probablement lu Buffalo Gals, Won’t You Come Out Tonight de Le Guin qui a l’air vraiment intéressant! mais je l’ajoute à ma liste de livres à lire à l’instant.

Fictions et romans

L’Atelier de Marie-Claire (1920) par Marguerite Audoux

Ce livre est un chef d’oeuvre, tout simplement.

J’ai pleuré 2 fois lors de la lecture et j’ai bien manqué de le faire deux fois plus souvent. Tous les éléments stylistiques du premier livre, Marie-Claire, que j’avais apprécié s’y retrouvent à nouveau: cet espèce de regard permanent sur le monde qui semble bercer et n’y toucher qu’à peine comme pour ne pas le perturber, ces observations impeccables sur les comportements, situations, etc. des différentes personnes qu’elle côtoie. Ici, on sent une véritable bonté dans les descriptions, qui même lorsqu’elle souligne des défauts, il y a toujours une cause, une possibilité d’y échapper, ce n’est pas si terrible au fond, etc. (sauf les descriptions physiques qui sont parfois un peu violente).

Grosso, l’histoire tourne autour de son arrivée dans un atelier de couture et des divers personnes qui y travaillent donc ses collègues de travail, les propriétaires et certaines clientes en plus des connaissances proches de tout ce monde là. Au fur et à mesure, certaines personnes partent, meurent, d’autres arrivent, les dynamiques changent un peu et on est jamais en manque de nouveauté.

On sent vraiment la personnalité de chaque personne complètement émerger et il y a là une véritable richesse de l’exploration des fonds intérieurs des gens et de leur potentiel. Pas un personnage n’est pas clairement décrit, dont on n’entend pas la voix dans notre tête, dont on s’imagine bien la vie. Ces impressions émergent notamment des descriptions et dialogues de ses collègues de l’atelier de couture, mais aussi des moments rares de partage de récit de vie qui sont comme une pierre qui vient s’ajouter au collier descriptif.

Elle raconte avec un style absolument maîtrisé des récits aussi tragiques que la maladie, mort, le deuil, le viol, les accidents, la déchéance, la pauvreté, la tragédie, etc. Encore mieux, elle décrit comme les personnes de l’atelier aide les autres à travers leurs épreuves, ce réseau de solidarité suite au deuil, à la mort, ces échanges et dévouement que tous mettent pour rester ensemble, aider la propriétaire à garder sa boutique, comment l’atelier évolue et change au courant des années.

On sent aussi son impuissance dans tellement de situation, notamment ses fiançailles annoncées et arrangées avec un homme qu’elle n’aime visiblement pas, mais qu’elle accepte de fréquenter par pression de son entourage. Probablement la seule personne vraiment antagoniste du récit, même à travers un récit plutôt « neutre », ses actions montre un homme avare, arrogant et complètement entitled aux possessions de sa tante qui se dévoue immensément pour lui quitte à s’en ruiner et perdre des objets qui lui sont cher. La description des rencontres dans la rue avec une personne noire et dont ses compagnons de marche font toujours preuves de racisme complètement disproportionnés envers un simple passant est aussi assez parlant de comment elle arrive à montrer comment les gens peuvent paraître gentils, mais sont réellement odieux envers tout ce qui ne leur ressemble pas. Bien qu’elle ne change pas le comportement de ses partenaires de marche, on sent bien la morale anti-discrimination (qui est bien tournée) lorsque la personne noire vient lui faire une sorte de remontrance pour lui dire qu’il est comme elle.
[Une note cependant au niveau du lexique employé: l’éditeur aurait définitivement pu moderniser le vocabulaire, c’est une collection destiné à la jeunesse et ça commence à faire beaucoup de racisme qui passe subtilement dans cette collection sans l’adresser à aucun moment ni faire des efforts de l’éviter, à ce niveau, la collection Les plumées n’évolue pas du tout et je continue dans mes reproches d’une très mauvaise édition/préfaçage des textes pour une collection qui veut se démarquer ; surtout pour Talents hauts qui est d’habitude très sensible à ce niveau]

Je pense qu’on ne ressort pas indemne d’une telle lecture, d’un très grand style et d’une immense sensibilité. Marguerite Audoux sait non seulement observer, noter, avoir une immense attention à son entourage et sait le transcrire à l’écrit et à y amener une kyrielle de subtilité et un bel élan narratif où on ne s’ennuit jamais. J’adore l’ajout de retranscriptions de chansons dans le livre, qui non seulement montre très bien l’égaiement ou la tristesse des personnages, mais ajoute définitivement un niveau de lecture supplémentaire et une sorte de mémoire de ces chants là. À ne pas manquer.

Clélie, histoire romaine (1655) par Madeleine de Scudéry

Je me suis procuré ce roman suite à la lecture de l’essai Femmes et littérature. Une histoire culturelle, tome 1 qui parlait longuement de ce roman, de son autrice et de la réception du livre dans la société française. Ma lecture date quelque peu, mais j’avoue avoir été très agréablement surpris du contenu et de devoir décrocher à grand regret lorsque j’arrivais à ma station de métro.

L’autrice compose un roman à clef sur fond de drame historique romain, sur fond de dialogue philosophique notamment sur l’amour, la gloire, l’amitié, les hommes et les femmes et bien davantage tout en gardant des enjeux de narration qui accroche son lectorat: conquête, prisonnier de guerre, mariage arrangé, dilemmes amoureux, drames, etc. Je regrette immensément qu’il s’agit d’une édition qui choisie des parties de textes (très très très très long) de l’histoire plutôt que le récit complet parce que j’aurais bien lu ces récits de guerres, de batailles et de pirates (apparemment!!!) qui était résumé en deux, trois paragraphes entre les récits qui étaient conservés.

Honnêtement, sans être moralisateur, je trouvais que ce livre permettait un apprentissage intéressant de différents points de vue sur les qualités des gens, les perceptions des un·es et des autres et que le roman qui permet de faire valoir le point de vue divergeant de plusieurs personnes sur une même situation était incroyablement réaliste, permettait un dialogue fantastique et maintenant le récit en haleine constamment. J’aurais adoré lire ça plus jeune plutôt que le dialogue de Platon sur l’amour: non seulement il ne s’agit pas d’idées abstraites sur l’amour ou si elles le sont, c’est bien mis en évidence qu’il s’agit de valeurs dont certaines personnes n’ont que faire dans le concret, mais ces dialogues servent en récit, une mise en commun des idées, alimente des querelles et dilemmes amoureux. Bref, on a l’impression que ça va quelque part, au-delà du concret, ce sont des véritables leçons sur parfois que ne pas faire (Artaxandre est probablement le personnage le plus intéressant à cet égard d’une belle élocution, de grands principes, mais de l’aspect au final super vain de toutes ces idées).

Un classique qui mérite définitivement toute sa place dans l’histoire littéraire et qui est encore super lisible et intéressant aujourd’hui. Une découverte fantastique pour moi et je regrette simplement de ne pas avoir eu le texte complet entre mes mains avec cette édition.

Théâtre

Love Song to Lavender Menace (2017) par James Ley

Quoi ne pas aimer dans cette pièce de théâtre pour moi? Deux libraires lors de leur dernière journée avant que la (authentique) librairie écossaise Lavender Menace ne ferme. Reminiscent d’auteur·es comme James Baldwin, Jean Genet, Jeanette Winterson, Rita Mae Brown, etc. tout en parlant du climat politique anglais de l’époque, c’est à la fois un hommage aux oeuvres, au militantisme de l’époque et évidemment à la librairie.

Aussi, un des libraires est très fan de Doctor Who et ça paraît non seulement dans les nombreuses allusions plus ou moins subtiles, mais aussi dans le tissu du texte même avec l’apparition d’un·e voyageur·e / invité·e spécial·e (chaque fois différent lors des représentations) qui parle de l’importance d’un lieu similaire à la librairie pour elle/lui et d’un livre qui a énormément compté.

Une pièce de théâtre idéale pour tout libraire queer ou féministe. C’est définitivement très bien écrit, bien pensé et rempli à la perfection son rôle d’hommage plus large aux mouvements LGBTQ.

Livres jeunesse

Sam et le Martotal (2020) par Louise Mey et Libon

Une super histoire dont le récit tourne autour d’une tribu qui ne rompt jamais avec la tradition comme métaphore des stéréotype de genre et du patriarcat et invite les enfants à faire les activités qu’illes désirent (tout en mentionnant quand même que faire la guerre, c’est pas tant top non plus ; un beau petit plus je trouvais au conte).

Avec des animaux aux noms croisés et aux caractéristiques uniques, des outils aux multiples fonctions qui en trouveront d’autres par la fin de l’histoire, et aux dessins vraiment géniaux de Libon, c’est une histoire parfaite à mon avis, vraiment adorable et avec une belle fin. Une belle construction d’univers.

Bandes dessinées et mangas

The Dire Days of Willowweep Manor (2021) par Shaenon K. Garrity et Christopher Baldwin

Une BD hilarante qui réussit le pari de rendre hommage tout en se moquant gentiment des lieux commun du genre gothique et de l’amener dans d’autres directions. Ces allusions sont autant visuelles que textuelles et ce qui est le fun, c’est que la protagoniste est au courant de ces tropes donc est capable de jouer avec ou de la rendre furieuse. Au final, il y a un bon jeu de reprise de stéréotypes pour créer le récit, s’en détacher, s’en moquer, les subvertir et ultimement avoir du fun avec.

La BD mélange à la fois un humour savant (par les allusions intertextuelles), mais aussi simplement burlesque et une bonne intrigue qui nous accroche jusqu’à la fin. Le tout début et la toute fin de la BD donne aussi un fondement intéressant à l’histoire générale et l’encadre à merveille.

Vernon Subutex, tome 1 (2020) par Virginie Despentes et Luz

C’est tellement bon, tellement bien exécuté, on sent qu’il y a eu tellement de temps mis à préparer, dessiner, planifier tout ça, c’est vraiment incroyable comme résultat.

En terme d’ambition, je le compare vraiment à une Comédie humaine du XXIème siècle. Il faut vraiment que je lise les livres un jour maintenant, c’est tellement complexe et intéressant, nuancé et profond.

Les cavaliers de l’apocadispe n’ont pas fait exprès (2019) par Libon

Hilarant, comme d’habitude. J’ai ris à voix haute à plusieurs reprises. Libon est un des rares auteurs qui non seulement ne me déçoit jamais, me fait toujours rire, mais avec lequel je passe toujours un très excellent moment.

Les cavaliers de l’apocadispe vont bien (2021) par Libon

En parfaite continuité avec les albums précédents, toujours les mêmes enfants toujours en train d’avoir mille accidents et en toujours en conflits absurdes avec des figures d’autorité (parentales, policières, professorales, militaires, etc.) qui abusent parfois de leur pouvoir, mais qui finissent ultimement par être rattrapés si leur rigidité se poursuit.

J’avoue avoir encore beaucoup rit, « L’interro » est probablement un des meilleurs écrits et illustre superbement la poétique de la série.

Le Pavillon des hommes, Tome 12 (2015) par Fumi Yoshinaga

Une entrée particulièrement bonne dans la série qui combine ce que la série fait de mieux: drame de cours, politique intérieure et international, développement scientifique et des personnages aux motifs opposés, dont on croit parfaitement les motifs, avec des drames interpersonnels intenses, des rebondissements inattendus et des résolutions (ou non) intenses.

L’aspect un peu plus contenu de l’histoire (bien qu’elle suit vraiment le tome précédent) avec une « résolution » et une ouverture vers la fin aide peut-être ce jugement d’avoir une histoire complète et intéressante.

Le Pavillon des hommes, Tome 13 (2016) par Fumi Yoshinaga

La série prend une tournure intéressante puisque la narration doit maintenant composer avec un « retour à la normal » (ou un monde post-apocalyptique selon moi) puisque la vaccination est maintenant normalisée et les hommes reprennent petit à petit les postes de pouvoir qu’ils avaient (au détriment des femmes) presque comme un retour de balancier. Les dynamiques femmes-hommes semblent aussi revenir à celle d’avant la pandémie (notamment en ce qui à trait à la violence envers les femmes et des préconceptions essentialistes qui surviennent dans les propos de certains personnages) et les enjeux de la politique japonaise ne sont plus simplement locaux, mais les relations internationales sont maintenant au premier plan.

Il n’est donc pas étonnant qu’on adresse de très multiples sujets dans ce volume notamment au sujet de « l’inversion » des rôles (parfois carnavalesque) superbement illustré par Takiyama qui explore, dans ses propos et sa propre vie, la transition sociale et embrasse cette multiplicité entièrement. Il a de très beaux dialogues tout le long, mais l’histoire qu’il explique à Abe Masahiro concernant les kimonos de courtisanes (et il y a un beau transfert aussi avec le kimono d’intendant à la fin, ça me rappelle l’attention porté à la poétique du vêtement dans un des premiers tomes). Il y aurait probablement à dire aussi sur cette genderqueerisation de la société.

L’importance des relations internationales vient aussi jouer énormément dans les dynamiques de pouvoir, alors qu’on avait affaire essentiellement à des intrigues de cour et faire face à la population, un troisième enjeu politique doit maintenant être pris en compte dans l’exécution de la politique ce qui fait en sorte qu’on a des personnages un peu plus mature, il me semble, en politique (sans maturité, c’est l’invasion du Japon et ce n’est évidemment pas concevable pour les gens au pouvoir). Ça se traduit par une recherche d’équilibre plus intéressante, notamment sur des questions de classe, mais aussi d’aversariat politique ce qui rend le récit très intéressant.

La question de la violence genrée revient aussi au premier plan et de manière très frontale avec la question du viol et de l’inceste et des menaces de violences envers les femmes. Une critique très directe de notre propre société qui n’avait pas vraiment été possible dans un régime matrilinéaire comme la série l’avait été jusqu’à présent (ou en fait, pas possible qu’autrement qu’à travers le prisme de l’inversion des genres et des rôles). Cette question touche aussi les enjeux internationaux qui forcent la contamination de la politique (la perception des anglais sur les femmes en poste de pouvoir comme un aveu de faiblesse force la considération des hommes shōgun).

Un volume donc extrêmement riche à mon avis. J’ai à peine effleuré les nombreux thèmes et la narration du volume, il y a encore beaucoup beaucoup beaucoup plus de choses à creuser et on voit vraiment une belle réalisation qui à la fois réussi à poursuivre la mission que l’autrice s’était lancée malgré un changement de paradigme important dans cet univers et une possible fin prochaine de la série et éviter de succomber à la tentation de juste en finir là aussi valait vraiment le détour. On n’a pas l’impression que ça s’étire, au contraire, il y a un beau second souffle à cette série.

Mes coups de cœur lus en 2020

Un aperçu de mes livres préférés lus en 2020. Il ne s’agit pas uniquement d’ouvrages publiés cette année là (je mets toutefois la date de publication à droite du titre), mais des ouvrages que j’ai lu cette année là. Un lien vers la boutique en ligne de l’Euguélionne, librairie féministe est disponible pour les ouvrages (ou vers l’éditeur lorsque pas distribué). Les livres sont présentés par genre (Essais, Romans, SFF, Drames audio, BDs et mangas), mais pas dans un ordre quelconque.

Essais

Partition pour femmes et orchestre ; Ethel Stark et la Symphonie féminine de Montréal (2017) par Maria Noriega Rachwal

Une fantastique biographie d’Ethel Stark qui s’intéresse surtout à la période de la fondation et la durée de la Symphonie féminine de Montréal.

Encore une fois, il s’agit d’une histoire des femmes qu’on ne nous raconte pas et qui devrait être absolument relaté à tou·tes!!! Un orchestre d’une 80aine de femmes dans les années ’40, du jamais vu en Amérique du Nord, une première chef d’orchestre, le premier orchestre canadien à jouer au Carnegie Hall, la première personne noire à jouer de manière permanente dans un orchestre, des expériences de musiciennes devenues professionnelles suite à l’entrée dans l’orchestre (alors que plusieurs n’avait pas nécessairement jouer de leur instrument avant), des critiques dans les médias unanimes qui célèbrent la qualité du jeu, etc. Un orchestre qui représentait ce que le Canada avait de mieux à offrir en terme de diversité, d’apprentissage, de leçon, de sagesse, de succès et de féministe (sans l’être ouvertement)!

Chaque page m’apprenait énormément, je devais noter le nom des interprètes pour pouvoir les chercher par la suite! C’est un essai beaucoup moins académique que ce qu’on a l’habitude de lire chez Remue-ménage (normal, il s’agit d’une traduction) et la narration s’approche beaucoup plus d’un récit épique par moment ou d’essais comme Le féminisme québécois raconté à Camille pour sa vulgarisation et son désir d’en faire connaître un maximum à son lectorat. On prend souvent des pauses d’Ethel Stark pour parler d’autres musiciennes comme Violet Louise Grant, Lyse Vézina, Violet Archer, etc.

Le récit de la symphonie féminine de Montréal se termine un peu tristement, délaissé complètement par les subventionnaires qui l’abandonne un par un, la ville de Montréal ou la province du Québec, vivant de mécènes donnant absolument tout pour qu’elles survivent, un cas classique de ces institutions qui voyaient cet orchestre une sorte de menace pour eux (ou de la concurrence, ce qu’elles n’étaient pas du tout, en fait fois le peu de représentations qu’elles donnaient et le public qu’elles visaient), ne le supportant que par parole et non pas monétairement malgré la réputation internationale de l’orchestre.

À lire pour tout fan de musique classique féministe, un pan de l’histoirE qu’il faut absolument remettre de l’avant!!

Mes bien chères sœurs (2019) par Chloé Delaume

Un livre d’une puissance rarement égalée, une dénonciation forte, colossale et mordante du patriarcat, un jeu d’intertexte féministe presque sans fin (tout particulièrement adoré celui avec le King Kong Théorie « j’écris de chez les », une réappropriation des textes masculins canoniques en les subvertissant sans retenu (la réécriture p.18 du Nuit Rhénane de Guillaume Apollinaire est un chef d’oeuvre en soi! « Tout l’or des coups de reins devient le chant d’un batelier, au creux des tables de nuit, le tiroir aux petites morts »).

À la fois poétique, essayistique, fictionnalisation de la pire dystopie imaginable pour les personnes friandes du bon vieux temps de la culture du viol ; un hommage aux plus jeunes générations, à cette quatrième vague de l’Internet à la parole et à l’écrit qui ne peut être réduit au silence malgré l’acharnement d’un backlash qui voit sa fin arriver.

Un ouvrage comme il est difficile d’en écrire et qui fonce droit vers ce qu’il a à dire avec une pluralité de style d’écriture, de figures de style et de force. J’ai eu l’impression de revivre les premières page de King Kong pendant toute ma lecture et de hurler ces mots dans le métro tellement ils sont beaux, énergiques et fermes. Un vrai cri du cœur.

You Look Like a Thing and I Love You: How Artificial Intelligence Works and Why It’s Making the World a Weirder Place (2019) par Janelle Shane

Hilarant, fascinant et éducatif. J’adore le blog de l’autrice, j’ai donc été super ravi· de pouvoir lire un livre entier sur le sujet et je n’ai pas été déçu une seule seconde! D’abord, bien que certaines très rares parties (surtout deux, trois listes) de ses listes se retrouvent dans l’essai, c’est vraiment majoritairement du nouveau contenu donc pas de risque de s’ennuyer ou de juste y retrouver un recyclage des billets avec un intro et conclusion voili-voilou, non, nous avons vraiment affaire à des descriptions détaillées de comment l’IA fonctionne, comment elle appréhende le monde (virtuel) dans laquelle elle évolue, ses très très nombreuses limitations et défauts, etc.

Il y a un grand nombre de sujets traités, des biais de l’IA reprises de contenu soumis (ou de sa programmation) qui perpétue des pratiques racistes ou sexistes (de ne pas faire fonctionner un distributeur à savon pour les peaux noires à la discrimination à l’embauche selon le genre ou la situation géographique). On y explique aussi comment l’IA ne dominera jamais le monde et ne remplacera jamais efficacement le travail humain ou si rarement et nécessite toujours une supervision humaine importante. On y détaille aussi comme l’IA pour les automobiles, ce n’est vraiment pas pour demain et sont plutôt dangereuse (même avec un·e conducteur·e au volant puisque cette personne risque souvent d’être inattentive).

L’essai est aussi très très très drôle. Pas un chapitre ne passe sans rire aux différentes listes que les IA produisent ou les solutions très originales qu’elles trouvent pour surmonter un problème. Dans l’ouvrage, l’autrice parle de ses propres expériences, mais aussi de celles de beaucoup d’autre

Si vous voulez lire un essai de vulgarisation scientifique qui combine un aspect éducatif avec le comique de vidéos de machines qui effectuent des tâches étranges, ce livre est pour vous.

Invisible Women: Data Bias in a World Designed for Men (2019) par Caroline Criado Pérez

Un essai féministe qui couvre très large, du déneigement aux élections américaines en passant par le Brexit, la représentation de l’univers, les foyers de cuisson, le syndrome de Yentl ou encore les crimes de guerre.

Un foisonnement de données (ou une analyse de leur manque flagrant en ce qui concerne les femmes et les conséquences mortelles que cela peut avoir), d’interprétation, de sources et d’information. Elle analyse de nombreux domaines, aussi différent que l’astronomie, l’urbanisme, la médecine, l’économie, l’architecture, l’agriculture, la politique, etc. à travers le prisme de la collecte et l’interprétation des données et statistiques.

Caroline Criado-Pérez démontre avec brio comment le manque de collecte de données réparties selon les genres conduits à l’invisibilisation des femmes pas seulement en théorie, mais comment ces negligence peuvent conduire jusqu’à la mort ou à tout le moins désavantage les femmes toujours aux profits des hommes.

Un essai qui montre comment nous devrions repenser les statistiques et la collecte de données de manière urgente à tous les niveaux ou à tout le moins, commencer à en tenir encore plus, mais de plus rigoureuse.

Le concept de couverture est aussi vraiment génial. Je n’avais jamais remarqué les pictogrammes de femmes du livre avant d’en débuter la lecture (et il était bien visible et en présentation dans la librairie donc je le voyais quand même souvent). Clairement une des meilleurs couvertures que j’ai pu admirer.

Piano Music by Black Women Composers: A Catalog of Solo and Ensemble Works (1992) par Helen Walker-Hill

Alors, pour lire cet essai, il faut au moins se préparer plusieurs choses très importantes: prendre beaucoup de note, avoir une connexion Internet pour pouvoir écouter les compositions référencées dans l’essai et avoir une carte de crédit dans la main pour commander des biographies et des partitions des compositrices présentées. Ce n’est pas une blague du tout, après avoir lu l’essai, j’ai commandé trois essais et deux partitions fautes de n’avoir pas pu en commander plus!!! (j’y reviens)

Une superbe recension qui ne se contente pas de recenser des oeuvres pour piano de compositrices noires américaines (une tâche effectuée en 1992, pas une mince affaire du tout!!), d’écrire une petite biographie pour une cinquantaine de compositrices, non, la recherchiste a aussi fait un travail immense de:
– Indiquer la difficulté des pièces (vraiment génial pour les personnes qui seraient intéressées à les jouer)
– Décrire le style des pièces, en donner une appréciation générale
– Où pouvoir lire, se procurer ou pouvoir acheter les dites pièces (avec les adresses postales et le temps que ça peut prendre avant de les recevoir!!)
– Mettre une petite bibliographie lorsque possible

Cet immense travail est vraiment incroyable en soi, doublement incroyable quand on sait le temps que ça a du prendre pour juste compiler ces noms, biographies, témoignages, rechercher toutes ces compositions avant parce que personne n’avait vraiment fait cette recension aussi exhaustive avant (on peut tout de même mentionner But Some of Us Are Brave: All the Women Are White, All the Blacks Are Men: Black Women’s Studies, mais qui est beaucoup moins détaillé).

Cette recension est aussi très intéressante à l’effet qu’elle nous montre montre bien comment les compositrices noires ne pas isolées les unes des autres et savent s’inscrire en continuité avec les précédentes ou leurs contemporaines, notamment par les concerts qu’elles organisent, mais aussi les compositions, styles, ou hommages qu’elles rendent. Pour des biographies d’une demi-page à une page, c’est quand même beaucoup d’information qui est communiquée.

J’ai trouvé aussi intéressant de noter que plusieurs compositrices noires furent des élèves de Nadia Boulanger (au moins dès 1931 avec Nora Douglas Holt) ce qui nuance pas mal ce que l’article dans Nadia Boulanger and Her World disait sur son rapport avec les communautés afro-américaines par rapport aux étudiant·es internationaux (surtout les hommes étaient dépeints dans le livre). On note quand même 5 compositrices afro-américaines (sur une cinquantaine de compositrices ) qui ont étudié sous son égide y compris une gagnante du grand prix Boulanger quelque part entre 1951 et 1954.)

La seule immense déception ne vient pas de l’essai, mais des recherches que je faisais tout en lisant l’anthologie. Beaucoup des artistes n’avaient pas une seule composition sur Internet (des fois, avec juste 5 résultats sur Google et simplement dans des listes), et on parle de grande compositrice comme Avril Gwendolyn Coleridge-Taylor dont je n’ai réussi à retrouver aucune partition et une seule vidéo de 5 minutes alors qu’elle a immensément composer et qu’elle était la fille d’un très grand compositeur (Samuel Coleridge-Taylor) qui, lui, ne manque pas d’être partout! Je lisais et je cherchais des biographies ou des partitions et je dois avouer avoir noté beaucoup trop de noms de compositrices dont je ne pourrais pas en apprendre ou en écouter davantage. 28 ans plus tard, même avec l’arrivé d’Internet et de WorldCat, ce n’est pas nécessairement plus simple de les découvrir malgré leurs immenses réalisations, mais c’est malheureusement trop souvent le cas encore dans l’histoire des femmes. C’est pour ça qu’on ne peut qu’essayer de pousser ce genre d’essai, qu’on aimerait beaucoup dire qu’il date, mais qui n’ont finalement jamais accumulé un gramme de poussière tant ils sont encore pertinents aujourd’hui et dont le travail n’a pas été continué depuis [je note tout de même que j’ai fait des recherches de base sur la question, peut-être existe-t-il des sites web et des livres consacrés à la question, mais je ne les trouve pas super facilement].

She Called Me Woman (2018, Collectif)

Une montagne russe d’émotions en lisant ce livre de témoignages de femmes nigérianes queer.
[Par queer, l’ouvrage entend la diversité des expériences des femmes qui en aiment d’autres, des lesbiennes aux genderfuck, en passant par les femmes queer, trans, butch, femme, tomboy, bisexuelles, etc.]

On a vraiment des témoignages de toutes sortes: des témoignages émouvants, qui donnent de l’espoir, heureux, qui finissent bien, mais aussi des témoignages tragiques, de violences (toutes les violences), d’abus, de peurs, de placards, etc. Dans ce qui est considéré comme un des pires pays en ce qui a trait aux droits LGBPT2QIA (notamment avec la loi qui prévoit une dizaine d’années de prison pour les homosexuel·les, sans compter les nombreux meurtres), ces témoignages offrent un portrait qui sort des statistiques nationales pour parler du quotidien des femmes qui le vivent, parfois très mal, mais souvent avec un grand bonheur d’aimer d’autres femmes.

Les témoignages sont des transcriptions orales anonymes. On sent parfois les questions qui sont posées par les éditrices une fois qu’on a lu une dizaine d’entrevue (genre: famille, religion, quand les premières fois, parcours, maintenant), mais le récit reste toujours très fluide à l’exception de deux, trois témoignages qui sont un peu plus fragmentés.

Je dois avouer que laisser la parole à celles qui le vivent dépoussière pas mal de préjugés que je pouvais avoir sur les droits des personnes LGBPT2QIA au Nigéria, souvent résultant de la propagande politique ou journalistique du pays ou encore d’organisations qui ne semblent pas toujours connaître la réalité du terrain. On y découvre des communautés queer vivantes, surtout dans certaines villes et certaines universités, mais aussi beaucoup de réseaux d’ami·es et l’importance des réseaux sociaux.
Tous les témoignages semblent, lorsqu’elles croient en un Dieu ou une religion, ne faire aucun cas du rapport conflictuel qui pourrait y émerger entre la religion et l’homosexualité, souvent dans une perspective où: Dieu m’a créé ainsi pour une raison et je n’ai pas à me renier ; ou encore: seul Dieu me jugera (toi aussi tu pêches, moi aussi je pêche, mais ce n’est pas à toi de porter jugement).

On parle évidemment aussi beaucoup de la famille, qui renie ou qui accepte, qui peut être de la pire violence à un refuge pour ces femmes. On parle aussi de mariage, pour passer inaperçu, pour ne pas risquer le rejet social, qui empêche des relations ou qui ne durent souvent jamais longtemps . On parle aussi énormément de violences, des avertissements sont placés en début de presque chaque témoignage puisqu’elles sont réelles et très difficiles à lire. La seule parole qui semble échapper au recueil serait celles de femmes prisonnières, mais on comprend aussi pourquoi c’est un peu impossible de les écouter.

Je pense que ce livre devrait être dans les témoignages importants à lire, pour toute personne qui désire lutter pour les droits qui ont trait à l’orientation sexuelle ou à l’identité de genre, pour toutes les personnes qui voudrait parler des réalités LGBTQ* du Nigéria. Après avoir lu Under the Udala Trees l’année dernière (le roman est d’ailleurs cité par une des femmes témoignant), je ne peux que réaliser encore plus la force de ce roman, son réalisme, son analyse tellement fine des réalités nigérianes avec ses religions toujours en conflit (musulmans et catholiques) et ses peuples aussi (Igbo, Hausa, Fulani, Yoruba surtout).

Un livre extrêmement touchant, brutal, choquant, qui fait autant pleurer de tristesse que de joie.

Femmes et littérature. Une histoire culturelle, tome 1 (2020, Collectif)

Aucun parcours de baccalauréat en littératures de langue française ne devrait pouvoir être complet sans avoir lu cette essai qui trace l’histoire et les fil(l)iations des littératures des femmes françaises. Il n’y avait aucun essai paru, à ma connaissance, aussi magistral et exhaustif que Histoire du féminisme français. Du moyen age a nos jours de Maïté Albistur et Daniel Armogathe (1977) et Femmes et littérature parvient à effectuer ce travail immense de présentation, de vulgarisation, d’explication, d’exposition de réseaux, de statistiques, de découverte (pour le lectorat), etc. avec toutes les avancées et découvertes effectuées depuis presque 50 ans maintenant.

Super complet et intéressant, un essai qui ne donne envie que d’en lire encore davantage (je dois avoir commandé une dizaine de livres suite à cette lecture et j’en aurais probablement noté davantage si je n’avais pas déjà suivi de nombreux cours consacrées aux femmes au Moyen-Âge et à la Renaissance).

Sinister Wisdom 118 ; 45 Years Tribute to the Lesbian Herstory Archives (2019, Collectif)

Une anthologie de court textes rendant admiration au centre d’archives lesbienne Lesbian Herstory Archives (LHA) de différentes manières: certains textes abordent leur première découverte du lieu, d’autres sur comment il a changé leurs vies, comment elles se sont impliquées à travers ce projet, des échanges de correspondance sur la LHA et même quelques poèmes dans l’anthologie!!

Ces textes traversent plusieurs générations et lesbiennes toutes très différentes et comment le projet d’archive les a traversées à différents moments de leur vie, quelles sont les découvertes qui y ont été faites (en terme d’archives, de textes, d’histoirE, de personnes ou même d’amours!) et c’est vraiment émouvant de lire ces textes et l’impact immense que ce centre a eu dans la vie de tant de personnes.

Les textes présentent aussi, souvent à travers leurs fondatrices, un peu la mission de la LHA, ses objectifs, ses ressources, ses personnalités, son influence et évidemment sa nécessité.

Une manière vraiment très belle et unique de découvrir ces archives à travers les personnes qui ont vécues ces transformations et ses évolutions de très près et qui ont contribué à les bâtir au court de ces 45 ans. Un must pour tous les fans d’archives et les membres des divers communautés LGBPT2QIA. 

Fictions et romans

Ru (2009) par Kim Thúy

J’ai pris le livre en me disant que je n’aimerais pas nécessairement: l’écriture en fragments ne m’a jamais interpellé et la déchronologie et le genre auto-fictionnel du récit allait simplement m’achever (en plus, je viens juste d’écouter un livre audio qui a ces mêmes ressorts). J’en sors toutefois à l’opposé de mon horizon d’attente et j’y ai trouvé un merveilleux récit avec des figures de styles fortes et percutantes, empli d’une grande compassion et d’une immense bonté dans son regard sur le monde malgré les horreurs qu’elle aura vues et subites (elle a quitté à 10 ans le Vietnam communiste avant d’atterrir au Québec.

Je crois, vu les grands écarts entre la réaction de lecture que j’ai pu constater et qui m’a certainement fait hésiter avant de lire du Kim Thúy, que c’est parce que ce récit est fondamentalement un texte qui sollicite beaucoup l’émotion pour sa lecture malgré un style omniprésent qui demande constamment des arrêts de lecture pour s’attarder à la force des images évoquées ; bref, la lecture demande quand même beaucoup à la fois.

Même si je ne suis pas une personne friande des récits familiaux, je suis vraiment tombé sous le charme de l’écriture de Thúy et vais clairement continuer à la lire.

Bonus de lecture: c’est vraiment le type de livre ID-É-AL pour le métro.

Drames audio

Torchwood: Fall to Earth (2015) par James Goss

Un épisode en huis clos tout simplement incroyable et époustouflante. À la fin de l’écoute, on est littéralement en pleure tellement les deux acteurs sont investis et la tension narrative est immense. Alors que Ianto est pris dans une navette à la dérive, son seul lien, et espoir, est une téléphoniste, Zeynep, qui tente de lui vendre des assurances et cette communication par téléphone est un moteur narratif immense et qui est utilisé à son plein potentiel, des mises en attentes à la confusion de ne pas se voir en personne, la narration et l’utilisation de ce motif est brillant.

Alternant entre l’humour et le drame, les revirements de situation (qui est le ou la protagoniste en danger notamment), cet épisode nous attrape émotivement et il est impossible de détourner l’oreille. La fin est tout simplement superbe.

Définitivement un des meilleurs audio de Big Finish Productions. Je vais clairement essayer de le ré-écouter dans quelques années (et ce n’est pas dans mes habitudes de relire ou réécouter!).

Torchwood: Torchwood_cascade_CDRIP.tor (2017) par Scott Handcock

Les drames audio Torchwood de Big Finish sont vraiment à leur meilleur lorsqu’il y a une tentative d’expérimentation sur la forme et le fond (avec un métadiscours, c’est la cerise sur le gâteau), Torchwood: Fall to Earth vient en tête avec l’utilisation de l’appel téléphone pour créer un huit-clos entre deux personnes, à distance, qui se communiquent de l’information.

Avec torchwood_cascade_CDRIP.tor on utilise le médium d’un fichier corrompu pour véhiculer une histoire ; histoire elle-même fragmentée (légèrement, on n’a pas affaire à une histoire complètement dé-chronologisée) et corrompue. Le travail d’ingénérie du son exploite toutes les ressources à sa portée: ralentissement, saccade, répétition, augmentation/diminution du volume, bruits perçants, prolepse/analepse, jeu sur les nuances, etc. Il y a a souvent des jeux sur la musique d’introduction et de conclusion dans cette série (TRÈS apprécié), les effets sonores n’y échappent pas ici, mais je trouve qui il y a une reconfiguration musicale très réussie et intéressante à entendre. Les effets ont aussi été très bien incorporé au point où bien que je savais que l’épisode jouais sur ces éléments, je ne pouvais m’empêcher d’angoisser à l’idée que c’était mon lecteur DC qui me jouait des tours (et il le fait parfois et étonnamment, il ne semble pas avoir planté avec cette lecture!).

L’histoire arrive à passer d’un impression de métadiscours (« stop listening ») à l’intégration de celui-ci dans la trame narrative (les bouts sur le piratage sont particulièrement amusant quand on a les deux discours en tête!) L’épisode est vraiment aussi très talentueux puisque les avertissements qui veulent nous empêcher de l’écouter ne fait que renforcer notre volonté de l’entendre. [Parmi d’autres commentaires méta-narratif, on a à la toute fin un MAGNIFIQUE glissement vers le « coming soon » auquel je ne m’attendais pas et qui m’a vraiment ravi.]

Sinon, au niveau de l’histoire en temps que telle, elle était définitivement bien racontée, superbement inscrite à au moins deux niveaux de chronologie de Torchwood (et de manière intelligente et qui font du sens pour l’intrigue et le canon en général). Le changement de la relation d’affection qu’a habituellement Toshiko entre elle et Stephen (souligné dans les commentaires de fin) était quand même très crédible et c’était super d’enfin entre Toshiko être dans cette autre position (autrement que dans l’épisode Adam qui ne faisait qu’une inversion de rôle au final).

Bref, un épisode très agréable à entendre (certains commentaires sur des sites de critique disent que les effets sonores sont gênants, je suis au contraire ravi· qu’ils le soient, qu’ils nous gênent et nous donnent de l’inconforts, un demi-effet ou une impression de… n’aurait pas donné un résultat aussi vivant), très riche au niveau de l’histoire et de son inscription et dont le potentiel de réécoute est quand même aussi assez grand.

Science-fiction et Fantasy

Maplecroft (2014) par Cherie Priest

De l’horreur cosmique comme on en voit rarement et avec une grande attention portée aux types de narration et d’explications des phénomènes.

Les récits des différents protagonistes sont tous portés par un genre différent: épistolaire, journal, narration à la première personne, rapport, article de journal… (parfois, plus d’un genre est utilisé) ce qui amène des voix uniques aux personnages et aux récits et des points de vue perpendiculaires sur certains événements. Combiné à l’horreur, ces genres permettent de mettre en valeur certaines explications plutôt que d’autres: amour, science, mythe, etc. pour expliquer les phénomènes autour de la ville de Fall River.

Cette hésitation sur la nature exacte des phénomènes (magiques, scientifiques, mythiques, une créature toute-puissante, des mutations, l’évolution, la possession, etc. ou même des mélanges de ceux-ci) rendait ce roman tout particulièrement vis à vis des genre de l’horreur et du fantastique de par les interrogations constantes sur la nature des phénomènes qui entoure les sœurs Borden et dont chaque protagoniste a ses pistes privilégiées. Cette absence totale d’explication est certainement une indication qui laisse à son lectorat la porte complètement ouverte à une ou des interprétations des éléments du récit.

Finalement, si je n’avais pas fait une petite recherche sur Internet après ma lecture, je n’aurais jamais découvert qu’il s’agit d’un roman inspiré de faits réels autour de la personne de Lizzie Borden, une américaine soupçonnée, mais acquittée, d’avoir tué ses parents à la hache. Il est intéressant de voir que certaines des interprétations des causes derrière la possibilité des meurtres était l’hypothèse de la découverte d’une relation lesbienne par ses parents (conservée dans le roman). Une autre hypothèse émise était un abus physique et/ou sexuel de son père qui, bien que pas émis dans ces termes dans Maplecroft, est tout de même abordé de front sous un angle légèrement différent en gardant en tête l’idée d’horreur cosmique du roman.

Bref, un roman intéressant à lire sous beaucoup de prisme, la découverte de l’inspiration d’un fait réel n’était que la cerise sur le gâteau! Le deuxième volume, Chapelwood, est aussi intéressant et aborde un renversement de l’horreur cosmique du côté des nationalistes blancs, des fascistes et des racistes alors que ses origines lovecraftiennes avaient plutôt tendances à être justement à l’opposé de ce récit (lié à une soi-disant dégénérescence raciale plutôt qu’à la pureté dogmatique et la recherche de la perfection comme dans ce roman).

The Future of Another Timeline (2019) par Annalee Newitz

Un livre de SF fascinant, combatif, plein d’idées intéressantes, qui ne prend pas les solutions faciles aux problèmes pour résoudre ses intrigues, plein de questionnements sur les mouvements sociaux et ce qui crée le changement dans le monde. Ça fait 4 ans que je planifiais d’écrire un livre sur des féministes qui voyagent dans le temps pour empêcher des masculinistes qui veulent ré-écrire l’histoire, je n’ai plus à le faire maintenant vu que ça été fait ici et 1 000 fois mieux que je l’aurais jamais fait avec un méchant central parfait pour le récit.

La recherche historique est fantastique et supporte le reste de l’intrigue avec des bases extrêmement solides, réalistes et qui permet à la fois des découvertes historiques, mais aussi de créer une narration impeccable et fascinante. Un roman rempli de bonnes idées partout, à chaque tour et détour, un triomphe sur le méchant principal tourné sur le ridicule qui donne lieu à une scène in-croyable, des enjeux personnels attachants et tragiques, des figures historiques oubliées mises de l’avant, des personnages queer à travers l’histoire, etc.

The Hole in the Moon and Other Tales by Margaret St. Clair (2019 bien que les nouvelles datent du milieu du XXème siècle) par Margaret St. Clair

Une autrice vraiment remarquable dont j’apprécie maintenant les nouvelles après avoir adoré le roman Sign of the Labrys. Ces nouvelles sont toutes très différentes, mais s’inscrivant définitivement dans un certain genre de « weird », de fantastique et de science-fiction en traitant de différents sujets de manière assez novatrice pour le genre et l’époque, notamment toutes ses questions autour de la sexualité, des droits des femmes, de l’intelligence, de cruauté envers les enfants, etc.

Son approche littéraire face à l’écriture des nouvelles est aussi remarquable: un récit à la deuxième personne, des constructions d’univers entiers en quelques pages qui nous présente toute une fiction en seulement une dizaine de page, un riche vocabulaire, des méta-réflexions, etc. Certes, j’ai deviné la fin de certaines nouvelles avant d’en arriver au bout (certaines idées sont quand même prévisibles), mais le voyage pour y arriver ne gâche pas du tout le récit puisqu’il y a plein d’autres éléments intéressants à regarder.

Avec ce recueil, Margaret St. Clair se catapulte définitivement dans mes autrices préférées, c’est exactement le genre de nouvelles que j’aime lire, une grande écriture et des récits weird à souhaits, c’est une tragédie de ne pas avoir plus accès que ça à ses écrits aujourd’hui (il semble avoir une autre anthologie de nouvelles que je vais me procurer, mais à part ce recueil et le Sign of the Labrys, ça semble être vraiment tout), ni qu’elle soit plus connue que ça aujourd’hui. J’imagine que c’est quelque chose qui devra changer dans les prochaines années!

Bandes dessinées et mangas

Les enquêtes de Sgoubidou (2020) par Cathon

Meilleure BD comique de l’année. De très très loin. C’est hilarant d’un bout à l’autre. Je ne peux honnêtement pas en demander plus à la littérature, mais j’en veux encore plus, toujours plus, toujours toujours toujours plus.

C’est vraiment un bijou unique.

La décalogie Descending Stories: Showa Genroku Rakugo Shinju (2010-2016) par Haruko Kumota

Une série vraiment exceptionnelle de manga qui travers près de 4 générations de conteurs de Rakugo dans un long récit tournant surtout autour de Bon (c’est tout de même avec son enfance qu’on débute et sa mort qu’on finit), mais donc chaque génération avant et après est observée avec une immense rigueur et dont on finit toujours par s’attacher.

Dès le premier volume, je suis déjà fasciné· par ce manga dont j’ai vu l’adaptation en anime avant de les lire et je n’ai pas cessé d’admirer la narration et les mises en scène et en abîme. Le manga a aussi l’énorme mérite de permettre une beaucoup plus grande compréhension des termes du rakugo, plusieurs choses semblaient m’avoir complètement échappé dans l’adaptation animée.

Les dessins des protagonistes en train de jouer sont vraiment sublime et le style de l’autrice réussit vraiment à montrer cette incarnation de personnage, tout en gardant l’essence des traits physiques des protagonistes. Superbes idées de mise en scène et de dessin.

La richesse des personnages vient entre-autre de leur complexité, ni bon, ni mauvais, parfois horrible, c’est notamment le cas du personnage principal qui oscille grandement dans ses attitudes et est souvent capable de cruauté autant que Miyokichi et comment ses comportements sont légués à Konatsu par ses parents biologiques et adoptifs et desquels elle (ainsi que Bon) ne se sauveront que grâce à l’amour et l’affection de Yotaro qui s’immiscera dans leurs vies.

J’apprécie beaucoup, à cet égard, le développement du personne de Konatsu où le fait d’être née femme et la restriction à l’accès au rakugo est montré d’emblée comme un problème (contrairement à l’adaptation), un obstacle, une frustration, un enjeu de discrimination, un enjeu narratif ainsi que la solution pour la vengeance envers Yakumo qu’elle prépare, mais une vengeance au final impossible.

Si ce n’était seulement que de la complexité des personnages et de leurs arcs de vie, ce serait déjà vraiment fascinant, mais il y a toute une présentation incroyable des traditions du Rakugo, art dont je ne connaissais vraiment avant de découvrir la série et par lequel je suis maintenant fasciné (même si je ne pourrais jamais en apprécier une performance ne comprenant pas le japonais). Il y a des très nombreux détails, des présentations de différentes traditions, les stratégies d’adaptation à travers les époques, les ressorts utilisés, etc. Les dessins et les polices de caractère unique rend presque vivant cette tradition orale dans un médium dessiné et écrit!! C’est définitivement une exploration à faire et qui n’est vraiment pas académique ou carré, elle s’inscrit fluidement à travers le récit général (et on a des appendices dessinés à la fin de chaque volume qui peuvent enrichir encore plus au besoin).

C’est aussi un récit définitivement féministe à sa manière. Tout le parcours que Konatsu aura à faire durant sa vie pour pouvoir performer le rakugo est un combat qui lui aura pris toute sa vie. Du refus de l’institution, au refus de maître à la prendre comme apprentie, à ses propres barrières qu’elle a intégré de la société, l’absence de corpus de rakugo pour les femmes, des immenses attentes qu’elle place sur elle-même et des attentes sociales. Il lui aura fallu une vie complète (et un allié incroyable) pour passer par dessus toutes ces réticences et barrières!

C’est un récit qui parle de changement, parfois de seconde chance, qui sans minimiser les actes passés commis, propose des pistes de solutions, d’améliorations, de nouvelles voies possible. C’est le cas pour Yotaro, Bon et Miyokichi qui voient tous les trois avoir une sorte de rédemption à différents moments de leur vie (ou de leur mort dépendant…). La réalisation de Miyokichi lorsqu’elle s’explique est particulièrement frappante et touchante, le dessin est juste parfait à ce moment: une femme aux cheveux noirs qui est présentée devant un décor blanc, le dessin où elle commence « I wish I’d been kinder… To you too, to everyone. » voit le décor arrière complètement noir et ses cheveux devenir blanc comme une inversion de couleur le temps d’une case (avant de revenir aux couleurs habituelles), mais dont la coloration des cheveux indiquent clairement aussi la sagesse acquise depuis. Cette demi-page à elle seul est magistrale et m’a complètement subjugué de par sa justesse dans son élaboration et son style.

On pourrait écrire plusieurs essais complets je crois sur cette série, elle est incroyable, super bien dessinée, remplis de joie, de rires et de tristesse. On suit des personnages complexes, qui grandissent, qui échouent, qui triomphent, qui changent aussi, souvent pour le mieux. C’est une « comédie humaine » de quatre générations de conteurs et conteuses en manga qui est à la fois une célébration de l’art du rakugo, de ses traditions, mais aussi de ses adaptations et des personnes qui le portent jusqu’à aujourd’hui. Une des meilleurs série que j’ai lu dans ma vie.

Wonder Woman: The Once and Future Story (1998) par Trina Robbins et Colleen Doran [ouvrage épuisé]

The Once and Future Story est ce qu’un comic de super-héro·ïne devrait aspirer à être. Raconté sous la forme de deux récits parallèles qui informent la narration de l’autre récit (le récit primaire par l’autrice Trina Robbins, le récit « secondaire » par Wonder Woman), la narration aborde les thèmes de la violence envers les femmes et celle dite « domestique » et d’esclavage sexuel depuis l’antiquité à aujourd’hui à l’aide de deux récits tragiques qui tentent d’expliquer pourquoi certaines femmes restent avec leur abuseur. C’est définitivement un récit dur sur le moral (surtout à lire depuis une semaine au Québec) et qui vient chercher les émotions de son lectorat.

Le récit primaire explore une découverte de tablette archéologique par une équipe en Irlande et l’arrivée de Wonder Woman chargée de traduire celle-ci du grec ancien. Le récit s’étire sur plusieurs jours et pendant ce temps, la super-héroïne remarque la violence infligée sur une des archéologues par son mari et se retrouve impuissante à agir à la demande de la femme battue de ne pas intervenir ce que la protagoniste n’arrive pas à comprendre.

Le second récit imagine une Alcippé (ce n’est pas clair exactement laquelle dans la mythologie grecque, mais le flou est assez intentionnel je pense) provenant d’une société matriarcale (différente de Themyscira) forcée de se marier à Thésée suite à sa défaite. Sa fille, Artémis d’Éphèse tente de se porter à son secours pour la délivrer de ce mariage forcé et de la violence qu’elle subit aux mains de Thésée.

Les deux récits mettront en scène des femmes qui restent avec leur mari plus ou moins malgré elle. Je pense que la quatrième de couverture explicite beaucoup mieux le problème au centre des narrations: « There are so many reasons why women stay in abusive relationships. Maybe she feels sorry for him, or thinks she can help him. Or maybe he really has her convinced it’s all her fault! ».

L’édition est complète avec une liste de ressources contre les violences à la fin. C’est vraiment juste désespérant de trouver une telle BD épuisée de nos jours alors qu’elle devrait clairement être parmi les classiques du genre et constamment ré-imprimée surtout avec une autrice connue comme Trina Robbins.

Un des meilleurs comic de super-héro·ïne que j’ai eu l’occasion de lire, de loin. L’échange entre les trames narratives, la mythologie, la narration, les thèmes abordés, tout est réussi.

6 autrices de manga féministe à découvrir

L’alliance des mots manga et féministe n’est malheureusement pas quelque chose qu’on peut voir souvent dans les discours sur la bande dessinée japonaise alors que de très nombreuses œuvres, depuis des décennies, explorent des enjeux qui remettent en question les rôles genrés et les stéréotypes, œuvrent pour l’égalité entre les genres et/ou explorent des questions liés au corps et à la sexualité des femmes. C’est le cas pour ces six autrices et leurs œuvres qui couvrent une période de près de 50 ans et continuent à être publiées et traduites aujourd’hui.

Je n’ai aucune expertise sur le genre du manga, mais au cours des dernières années, grâce aux traductions françaises et anglaises de plusieurs autrices, ainsi qu’au blog anime feminist (des analyses d’anime et de mangas japonais sous un angle féministe) sans qui je n’aurais probablement jamais entendu parler de la moitié de ma liste, j’ai pu découvrir un grand nombre d’autrices ainsi que de fantastiques lectures!

Cette liste ne propose que des œuvres ayant été traduite en français ou en anglais (parfois les deux). Elle exclut aussi beaucoup de mangas que je n’ai pas lus ou qui connaissent déjà une grande popularité (par exemple : Sailor Moon de Naoko Takeuchi, Fullmetal Alchemist d’Hiromu Arakawa, Revolutionary Girl Utena de Chiho Saito, Ranma ½ de Rumiko Takahashi, etc.).

Une liste d’achat avec tous les mangas mentionnés est disponible en français et en anglais à l’Euguélionne, librairie féministe. La plupart des mangas devraient aussi se retrouver en bibliothèque.

Moto Hagio (1949-)

Moto Hagio est considérée comme une des mères des genres du shojo manga moderne (manga à destination d’un public d’adolescentes) et du shōnen-ai (aussi appelé yaoi ou boys’ love, un genre de manga faisant figurer des hommes dans des relations homo-érotiques, mais destiné initialement à un public féminin). Ces spécialisations ne confinent cependant pas les pratiques de l’autrices à quelques récits-type et lieux communs: Hagio a autant écrit des mangas de science-fiction et de fantasy que des contes, des histoires de pensionnats, de guerre, etc. avec des thèmes aussi divers que l’image de soi et la fabrication de la beauté (La princesse iguane), la découverte de la queerness et la prise de conscience de son identité (Le cœur de Thomas), le matricide (Pauvre maman), mais aussi le mariage arrangé, l’homosexualité des enfants, l’inceste, l’hermaphrodisme (dans une nouvelle de SF), etc.

L’autrice a été grandement influencé par le bildungsroman allemand et le film de 1964 Les Amitiés particulières (source, autour de 17:00, en anglais) d’où les nombreuses histoires de jeunes hommes dans des pensionnats qui ponctuent ses récits et le cheminement qu’ils doivent accomplir au sein des œuvres. Cela ne l’empêche pas de faire des critiques d’une certaine féminité et des rôles de genre dans La princesse iguane qui reste mon récit préféré de l’anthologie.

Le coffret d’anthologie de 9 mangas de Moto Hagio chez l’éditeur Glénat

Glénat a eu une merveilleuse idée en éditant une anthologie de 9 de ses mangas pour le public francophone, même le lectorat anglophone n’a pas accès à autant d’oeuvres de l’autrice! Certains de ses récits plus connus comme Poe no Ichizoku restent à être traduit, mais cette anthologie offre une fantastique porte d’entrée à la complexité de son œuvre et même à la diversité du manga en général.

Hinako Sugiura (1958-2005)

Une mangaka qui n’a malheureusement qu’une seule traduction en français (et aucune en anglais!) soit son manga biographique Miss Hokusai (en deux volumes) qui porte sur la peintre Oei Hukusai (j’ai déjà écrit un billet qui explore la peintre du XIXe siècle pour les personnes qui désirent en lire davantage). Sugiura s’est retirée de la vie de dessinatrice pour se consacrer à des recherches sur la période Edo et devenir une spécialiste de première importance sur le sujet. Elle fut également l’assistante de la mangaka féministe Murasaki Yamada dont aucune traduction en français ou en anglais n’est disponible à ce jour.

Tome 1 de Miss Hokusai

Le manga biographique s’inspire, et cite ces inspirations (dans l’édition française à tout le moins), dans ses dessins de très nombreuses peintures de l’époque et les intègre, pas uniquement en tête de chapitre, mais aussi dans ses cases parfois de manière plus dissimulé. La lecture de l’édition française a le bénéfice d’un bon appareil de notes et de mises en contexte puisqu’on parle d’un milieu artistique et de plusieurs peintres qui n’évoquera pas malheureusement grand chose au public occidental (un peu comme si une BD parlait d’un mouvement de peinture des années 1850 et à part un ou deux peintres, il est fort probable qu’on ne connaisse pas les figures dites « mineures »). Le style est intéressant et l’autrice se permet de belles libertés dans les scènes de rêve ou d’ivresse qui accompagnent merveilleusement bien le propos.

Tome 2 de Miss Hokusai

Le manga est raconté en plusieurs scènes, surtout des scènes du quotidien de l’artiste, avec, parfois, un peu plus de détails sur le métier de peintre (sur les commandes de clients, la démarche artistique, etc.).

Un merveilleux film d’animation du même nom que je recommande très fortement a été tiré de ce manga.

Fumi Yoshinaga (1971-)

Je doit préciser que je n’ai malheureusement lu qu’une partie de la série Le pavillon des hommes de Fumi Yoshinaga (la seule traduite en français contrairement à un plus grand nombre d’oeuvres traduites en anglais), mais que cette série à elle toute seule justifie amplement la présence de la mangaka dans cette liste (je ne parlerais donc pas du restant de son œuvre).

Le premier tome de la série de Yoshinaga

Le pavillon des hommes est une série uchronique de 16 mangas qui ré-imagine une période Edo où 1 homme sur 20 survie suite à une épidémie, où le shogunat (grosso modo, le gouvernement du pays) est maintenant dirigé par une femme et où la société japonaise devient de plus en plus matriarcale. Se situant dans un « pavillon des hommes » (Ōoku), littéralement un harem constitué d’homme. On suit à travers les mangas plusieurs générations de femmes et d’hommes qui occupent le pavillon à travers leurs intrigues, les crises politiques, les famines, les découvertes, etc.

Tome 2

Plusieurs idées et thèmes sont explorés incluant les discriminations dont sont victimes les femmes et qui semblent perdurer, sous une autre forme toutefois, même après la disparition de la majorité des hommes et des remises en cause qui peuvent être effectuées. Sont aussi explorés comme thèmes la gestion administrative, ses avantages et inconvénients lors de grands bouleversements, les différences de classe, les dynamiques de pouvoir, l’inversion des rôles genrés (qui s’accentuent au fur et à mesure de la chronologie), le backlash face aux pouvoirs des femmes, etc.

Tome 3

Ce que je trouve particulièrement saisissant dans la série de Yoshinaga c’est un souci du détail de lier la narration avec des éléments picturaux qui constitue la poétique d’un volume. Dans le premier tome, par exemple, c’est sur la mode et la couture que se porte l’attention. La mode devient un élément signifiant et progressant du récit qui permet de réfléchir aux personnages, à l’intrigue, mais aussi aux images qui veulent être envoyées, ce que son ignorance apporte pour les personnages qui ne s’en soucient pas ainsi qu’une belle exploration de ses différentes formes à l’ère Edo. Le deuxième tome se concentre beaucoup plus sur les éléments floraux, mais aussi sur le travestissement. Un autre explore beaucoup plus la question de la rumeur et du gossip, surtout en terrain politique et chaque tome peut donc être envisagé comme sa propre œuvre stylistique presqu’indépendante du reste.

Les deux premiers tomes de la série ont remporté, en 2009, le prix James Tiptree, Jr. récompensant les ouvrages de SFF qui développent ou explorent notre compréhension du genre.

Rokudenashiko (1972-)

Rokudenashiko est l’artiste derrière la numérisation de sa vulve qui a organisé une campagne de sociofinancement pour financer la réalisation d’un canot en forme de vulve, de plusieurs expositions ainsi que de plusieurs objets dérivés en forme de vulve. Elle ne se cache pas de banaliser le mot manko (vulve) qui, contrairement au pénis, est considéré comme vulgaire au Japon et dont les gens (surtout les vieux schnocks selon l’artiste) s’offusquent à l’entendre prononcer et encore plus à le voir.

Bien qu’elle n’a publié qu’un seul manga et que sa production est plutôt dans les arts visuels, je pense qu’elle a tout à fait sa place dans cette liste d’autrices de manga féministe.

L’art de la vulve, une obscénité? avec en couverture un de nombreux moulages de manko de l’artiste

Dans son livre L’art de la vulve, une obscénité? (composé de trois mangas +/- distincts, de capsules info, d’une entrevue entre elle et Sion Sono ainsi que de plusieurs courts textes), Rokudenashiko raconte son emprisonnement et son jugement pour « obscénité » par la police japonaise à cause d’une loi contre l’obscénité tellement vieille qu’elle avait, lors de sa dernière utilisation, censurée, brièvement, L’Amant de lady Chatterley (D.H. Lawrence), un roman qui se retrouve dorénavant dans les librairies japonaises.

L’artiste raconte dans le premier manga l’immense surprise lors de son arrestation qui semblait complètement irréel au point où elle ne pouvait que penser à quel point ça ferait un excellent manga. Elle commence toutefois a déchanté en prison alors qu’elle réalise les horribles conditions de détention (espace, nourriture, mensonges, déshumanisation [appelée par un numéro], hygiène, etc.) et l’obsession de la police à son égard. Tout ça est raconté toutefois avec un grand humour qui se reflète même dans les moments les moins joyeux pour l’artiste qui arrive à soulever l’absurdité de la situation et à en rire plutôt que de se laisser avoir. Le manga est divisé en court chapitres entrecoupé de textes et photos d’une page chaque précisant parfois des éléments évoqués dans un chapitre qui pourrait être moins connu pour un public non-japonais (par exemple, la légende d’Urashima Taro ou la chanson Say Yes) ou plus informatif (le système de justice japonais, la pétition demandant la libération de l’artiste, le travail de Rokudenashiko, etc.).

Le deuxième manga s’attarde sur le parcours de l’artiste depuis sa jeunesse, et comment elle est devenue l’artiste qu’elle est aujourd’hui. Beaucoup plus proche d’une autofiction (autobio)graphique, plusieurs critiques sont tout de même adressée à la société japonaise, à la compétitivité dans le milieu de l’édition qui ne semble pas intéressé par le sort de leurs auteur·es, mais aussi les bons moments qu’elle a vécu notamment à travers la découverte par un public de son travail et la nécessité de celui-ci pour beaucoup de femmes.

Le troisième et dernier manga est plutôt sous la forme d’une allégorie avec une manko personnifié qui repasse à travers les étapes de la narratrice des deux autres mangas, d’une jeunesse refoulée où elle ne peut s’exprimer à une vie adulte où elle s’affirme, avec les mêmes charges politiques et militantes.

J’ai découvert l’artiste peu avant son arrestation, mais après sa campagne de socio-financement pour son manko-kayak et j’ai suivi quelques moments de sa vie par la suite, mais ce livre m’a définitivement beaucoup appris et sur le tabou associé à la vulve au Japon (elle est flouée dans toutes ses représentations en plus d’être considérée comme un mot vulgaire), mais aussi les conditions de détentions dans ce pays (quelques capsules informatives complètes le portrait graphique de l’autrice). Outre le politique du texte, le récit est aussi très maîtrisé, balançant l’informatif, le comique, le drame et les dénonciations au sein parfois d’une même page. C’est définitivement drôle, mais on ne peut s’empêcher d’être horrifié·e par le traitement qui lui est réservé.

En plus d’être un livre essentiel dans la banalisation de la vulve dans l’espace publique, c’est aussi un super manga qui raconte le parcours d’une artiste qu’on a tenté de censurer pour justement vouloir lever les tabous entourant le corps des femmes. À lire!

Junko Mizuno (1973-)

La première mangaka que j’ai eu l’occasion de lire, avec son manga Cinderalla, je suis immédiatement tombé sous le charme de son esthétique aux couleurs vives, à la mignonnitude gothique et à ses corps hypersexués (qui remettent surtout en question les représentations) absolument unique et inimitable.

Mizuno a illustré la couverture de la première édition de ce roman de Despentes

Le public français reconnaîtra peut-être son style puisqu’elle a illustré la couverture de la première édition de Bye Bye Blondie de Viriginie Despentes chez Grasset.

Cinderalla

Cinderalla, La petite sirène et Hansel et Gretel sont trois réécriture de contes traditionnels allemands commandé par son éditeur. Dans Cinderella, on réimagine une Cendrillon restauratrice tombant sous le charme d’un prince de la pop zombie ; dans La petite sirène, on retourne aux sources des sirènes mangeant des êtres humains et où la petite sirène représentée par trois incarnations, des sœurs dont une qui tombe amoureuse et l’autre qui veut se venger des êtres humains mais finie par être capturée par ceux-ci et, finalement, dans Hansel et Gretel, les enfants sauvent les adultes tombés dans un mirage de nourriture.

La petite sirène

Chacun de ces contes explorent, à l’aide du style visuel propre à Mizuno, des thèmes plus large. Dans Cinderalla, on parle de l’exploitation domestique des femmes et de la double journée de travail (littéralement puisque le jour Cinderalla doit s’occuper du restaurant et la nuit de sa belle-mère et des ses filles zombies). Dans La petite sirène, ce sont surtout les relations abusives (familiales et sociales) qui sont exploités qui se jumelle avec une réécriture de Roméo et Juliette au niveaux de l’héritage des conflits familiaux qui affectent la vie amoureuse et sociale. Finalement, dans Hansel et Gretel, le thème de l’intimidation est abordé dans un renversement de situation imprévisible; la boulimie, l’introversion et le manque de communication sont aussi liés intrinsèquement à la narration.

Hansel et Gretel

Finalement, je ne pourrais pas aborder Mizuno sans parler d’un de mes ouvrages préférés : Ravina the Witch?, un magnifique conte illustré (pas une réécriture cette fois). Le conte se déroule dans un pays d’Europe au temps de l’Inquisition. Ravina, une orpheline élevée par des corbeaux dans une décharge publique se voit offrir une baguette magique dont elle ne sait pas encore se servir par une vieille femme à qui elle a offert son aide (on a déjà pas mal d’éléments de conte juste ici). Elle doit toutefois quitter sa décharge et habiter chez un riche monsieur qui lui demande de la fouetter en échange de tout ce qu’elle désire. Insatisfaite de ce mode de vie, elle finira par quitter la ville et se liera d’amitié avec un homme solitaire qui aime porter des robes, mais qui semble faire fuir les gens. Elle lui indique que ce n’est pas son port de robe qui fait fuir les autres, mais bien le fait qu’il met trop de parfum au point où les gens s’évanouissent! Le conte poursuit sa lancée dans d’autres situations et ne cesse de rebondir d’un élément, d’un lieu commun retravaillé et d’une fantaisie à l’autre. C’est là une bonne partie du charme de l’histoire.

Ravina the Witch?

Pour ce qui est du style de l’écrit et du narratif, la figure de la sorcière est aussi superbement exploré! Mizuno ne fait pas qu’introduire une femme marginalisée avec de la magie au temps de l’Inquisition, mais il y a une véritable exploration d’une communauté de femmes ou de personnes en marge de la société, qui se réunissent pour fêter!

L’ostracisation sociale, mais aussi le pouvoir des plantes (et surtout du vin), la communication avec la nature (que ce soit à travers les corbeaux, le hibou, le chat noir, etc.) et la paranoïa autour de la figure de l’étrangère qui amène un élément étranger dans une communauté et laquelle prend peur, tous ces éléments viennent compléter des angles d’approches de cette figure de la sorcière européenne. L’autrice n’hésite toutefois pas à glisser une double page sur les tortures (toutes véridiques) que les personnes accusées de sorcellerie (en très vaste majorité des femmes; lire notamment Le Sexocide des sorcières de Françoise d’Eaubonne) subissaient et l’injustice des procès qu’on leur a fait subir: la condamnation étant rarement évitable et n’importe quel prétexte suffisait à justifier l’accusation de sorcellerie.

La fin est aussi très ouverte et laisse entendre, avec la disparition de Ravina (je n’en dis pas plus) comment autant de récits en apparence disloqués peuvent former le conte puisqu’ils viennent de divers personnes qui ont toutes leurs version des faits et ne peuvent que témoigner de ce qu’elles et ils ont vus.

Plusieurs autres mangas de Mizuno ont aussi été traduit en français, mais ne sont plus disponibles.

Kabi Nagata (1987-)

Lire Kabi Nagata, c’est une expérience unique. C’est une lecture qui amène beaucoup plus proche du vécu que n’importe quel autre livre que j’ai eu l’occasion de lire.
L’entrée dans l’intimité, la maladie mentale, la dépression, la peur, la solitude, etc. de la protagoniste était vraiment bouleversante, profonde et transformatrice pour moi. Oui, j’ai souvent lu des courtes BD, des nouvelles, voir des émissions TV, etc. sur le sujet, mais je dois avouer qu’un manga complet sur le sujet, dans toute l’intimité de l’autrice, est une expérience complètement différente.

Couverture de la version française du premier manga de l’autrice

Dans My Lesbian Experience with Loneliness (traduit en français sous l’horrible titre de Solitude d’un autre genre alors que ce n’est pas le genre, mais bien l’orientation sexuelle qui est explorée et qu’on dirait que le titre renvoi les femmes à un « deuxième sexe » ou encore renvoi la dépression comme une autre forme de solitude plutôt qu’une maladie mentale) l’autrice raconte les difficultés qui vont en grandissant de socialiser, de trouver sa place dans la société et de se conformer à des normes sociales (et énormément familiale) et sa descente dans une dépression qui lui fera tout perdre. Elle évolue progressivement et tente de se tirer de sa dépression très lentement lorsqu’elle décide d’avoir une relation sexuelle avec une travailleuse de sexe et de coucher sur papier ses sentiments et expérience. Devant le succès et de la relation sexuelle (plutôt mitigée tout de même), mais aussi surtout de son manga, elle tirera des leçons et poursuivra son travail de mangaka avec une nouvelle perspective sur sa vie et le désir de détruire les attentes familiales qui pesaient sur elle et sa santé mentale.

Outre ce cheminement de la protagoniste et auteure, il y a aussi une énorme critique des attentes sociales et familiales qu’elle met complètement en morceau à travers la narration (et sans faire la critique directement) et accuse à sa manière d’être responsable de sa dépression. Il y a aussi une autre grande critique du système éducatif japonais, mais aussi de l’énorme manque d’éducation sexuelle qui pousse à tellement de désinformations et de problèmes lors des rapports sexuels pour les femmes qui ne connaissent au final même pas leur vulve, vagin ou système reproductif, ni leur corps et ce qu’il est capable de faire et d’expérimenter. J’ai trouvé les critiques extrêmement justes, précises et incisifs sans être moralisante ou sortir du cadre narratif ce qui est un grand exploit en soi.

My Solo Exchange Diary Volume 1

Dans ses « suites », inédites en français, disponibles en anglais, My Solo Exchange Diary volume 1 & 2, à l’aide de tranches de vie, on suit le départ de l’autrice de la maison de sa famille, l’arrivée dans son propre appartement, le succès et les réactions face à son premier livre. Tout ça, c’est en surface, l’autre parle de sa dépression, beaucoup, de la relation malsaine d’amour qu’elle a développée tout au long de sa vie avec sa mère, de son besoin d’affection et du regard qui l’amène à ne pas considérer ce qu’elle peut vouloir réellement ou à tomber dans des conflits sans fin, mais aussi d’une possible véritable relation d’amitié / d’amour avec quelqu’une. Les thèmes de l’amour de soi et des autres, mais aussi de la communication (écoute) et de l’empathie sont explorés comme bénéfiques pour sa santé mentale. À la fin du deuxième et dernier volume, Nagata dessine un manga plus méta où elle explore la réaction critique à ses mangas, qu’elle a perçue comme beaucoup plus négative que son premier manga, et des effets que cette critique a eu sur elle, mais comment la formation d’un meilleur réseau l’a toutefois aidé à passer mieux au travers (ça, et de nouvelles philosophies de vie).

My Solo Exchange Diary Volume 2

Définitivement d’importants mangas au niveau stylistique. Profondément féministe et critique d’une société hétéro-patriarcale qui ne laisse pas la place aux femmes de connaître leur corps et leur sexualité au point de les rendre malades. J’ai très hâte de lire ses futurs projets.