Les androgynes d’Andromède de Françoise d’Eaubonne; Lutte des sexes, apocalypse et écoféminisme

Ce billet de blog poursuit une réflexion laissée de côté dans mon mémoire par manque de place et d’intérêt vis-à-vis du sujet principal de ma thèse qui porte sur le roman les Bergères de l’apocalypse. Bien que je vulgariserai les notions pour la lecture du blog sans que vous ayez besoin de vous référer à mon mémoire, j’encourage fortement, si certaines réflexions vous intéressent, de le lire pour l’approfondissement des notions (découpages narratifs, jeu des référentiels géographiques, récit apocalyptique, écoféminisme, etc.) discutées ici.

Je travaillais, dans mon mémoire, sur la mise en place de l’intertexte et de la généricité dans le roman les Bergères de l’apocalypse de Françoise d’Eaubonne. Le texte, encore inédit, Les androgynes d’Andromède, dont nous n’avons pas pu retrouver la date de rédaction, propose une réflexion relativement similaire à celle que nous avons pu voir dans le mémoire sur la lutte des sexes et l’écoféminisme, mais s’en distingue aussi ce sens qu’elle n’est pas basé sur la création d’une société gynocentrique ni d’une division binaire des sexes.

Présenté sous la forme d’un rapport scientifique de l’exploration d’une nouvelle planète comportant une introduction et une préface, le texte est en fait une sorte de recueil de nouvelles qui retrace l’histoire de la planète Andromède. On peut diviser le texte en trois parties assez similaires aux Bergères : la première partie, composée de l’introduction, du rapport Lecomtois-Steinhoff et d’une lettre de Geronimo Ukewé, permet de situer spatialement et temporellement le recueil de textes intitulé « Les androgynes d’Andromède », qui forme le deuxième volet de l’ouvrage et qui propose des contes et récits datant de différentes périodes de l’histoire de la planète. Finalement, la dernière partie, l’épilogue, est en vérité une histoire d’amour sur la planète Terre qui fait suite à l’expédition et laisse présager une nouvelle à venir. Bref, le livre est constitué d’une structure en trois parties, dont les fonctions sont très similaires aux Bergères et où il ne manquerait que l’appendice bibliographique. La deuxième partie du texte est semblable en ce sens qu’il s’agit de retranscriptions de différents documents dans le but de comprendre l’histoire de la planète des Andromédiens et d’en faire un récit suivi.

Table des matières:

Introduction p.I
Rapport Lecomtois-Steinhoff p.3
De Geronimo Ukewé p.26 bis

LES ANDROGYNES D’ANDROMÈDE p.27
Préface de Mitsou Sonamoto p.28
Les tables du voyageur, par Herbe de Cuivre p.28 bis
Histoire de Violet Pâle des Roches p.38
Crime dans la Forêt des Chants, par Arbre des Vents Salés p.43
CHRONIQUES du temps lourd, par Mirésol p.77
Par la force invincible, la plus pure des maisons, par Lafaré p.93
INFORMATIONS du premier jour p.103
Fin du prince non troué, par Rapidité des Brumes p.106

ÉPILOGUE p.124

Le contenu du texte est cependant très différent des Bergères : il s’agit d’une planète aux prises avec des luttes entre trois sexes, qui ne sont jamais désignés ainsi dans le texte; on y parle d’espèces ou de catégories seulement. Il y a d’abord la catégorie A, la plus courante, qui peut signifier autant androgyne qu’Andromédien selon le texte. Le A se décline en Am (A «mâle») et Af (A «femelle). Le A change d’état en fonction d’un cycle biologique. La catégorie Mt est plus rare : « Le Mt ne compte qu’un représentant pour huit ou dix A » (p.12), signifie Mâle troué; on les nomme aussi « zabmbagn ». Le Mt est stérile à l’exception de trois jours par an. Pour se reproduire, il possède un canal spermatique qui peut être rempli par un Am puis vidé quelques minutes après dans une Af. Bref, il faut qu’un mâle en sodomise un autre, lui stérile, pour qu’une femelle tombe enceinte. Finalement, il y a la catégorie F dont les appellations diffèrent : perpétuelle, femelle ou encore femelle intégrale. Peu nombreuses (il existe une F pour près de 10 Mt), ces F sont extrêmement marginalisées sur le plan social. Elles se divisent en deux catégories : les chasseresses (ou Archères) qui symbolisent assez fortement une société amazone et les « Connaissantes  » qui disposent de pouvoirs de divination. Une dernière catégorie, très rare, se doit d’être soulignée :, le M(nt) qui est un mâle non troué ou un mâle intégral, et qui est considéré comme une horreur dans la société d’Andromède. Ces nouvelles catégories sexuelles permettent de penser de nouvelles relations entre les sexes, libérés de la binarité habituelle, qu’un texte de science-fiction situé sur Terre ne permettrait pas.

C’est avec ces nouveaux sexes qu’Eaubonne tente de penser un programme écoféministe sans femmes. En effet, au fur et à mesure des nouvelles, on découvre d’abord une société violente et qui reproduit des structures d’oppression (les minorités catégorielles sont des esclaves sexuels, des abominations ou tout simplement exclues de la société), mais qui se transformera petit à petit en une sorte de société parfaite. Le parallèle entre la meilleure société et les valeurs écoféministe est tracé assez rapidement dans le texte : à la page 23, on nous parle des conséquences de la venue d’un mystique appelé Errigane qui est le fondateur de préceptes et d’une sorte de religion au début des temps d’Andromède : « La venue d’Errigane ne leur [les magiciennes] retira pas la puissance. Cependant, elles ne furent pas reléguées dans l’esclavage sur terre comme les femmes après l’avènement du patriarcat; le cycle androgynique des Andromédiens dut s’y opposer, mais surtout les ex-magiciennes réagirent par l’isolement volontaire et une longue résistance à l’erriganisme. » La société se base alors sur des valeurs dites masculines, de la violence et de la compétition, comme le souligne le rapport : « divisé en deux branches ennemies qui contrôlaient l’une le nord, l’autre le sud. Ce fut, semble-t-il, une époque de massacres et de terreur où l’industrie se développa aux dépens de l’agriculture et des arts » (p. 24). Cette organisation sociale prendra fin cependant après plusieurs siècles pour laisser place à une nouvelle société où « les A renoncèrent au pouvoir centralisé et s’auto-administrèrent par des Conseils des Secteurs […] » (p. 24). Remplacée par les Conseils d’Édiles, cette organisation sociale représente la forme de gouvernement la plus adaptée aux principes écoféministes, voire une forme d’organisation politique que Françoise d’Eaubonne pourrait désirer voir mise de l’avant. Cette organisation offre une solution aux problèmes de la société décrite dans les Bergères de l’Apocalypse qui, elle, est centralisatrice et tire son origine d’Animus en décentralisant et laissant la résolution de conflits et les cas particuliers « au soin des initiatives individuelles et communautaires » (p. 103) plutôt que d’un système fédérateur. Bref, nous voyons émerger une société anarchique, décentralisée et basée sur les liens communautaires. Les 16 articles qui figurent à la fin du livre soulignent bien la similarité du programme écoféministe d’Eaubonne et celui de la nouvelle société. Les articles 1 et 2 tentent d’éviter guerre et conflits, l’article 3 supprime les gouvernements centralisateurs et les articles 5, 6 et 7 abolissent l’argent pour le remplacer par une rétribution basée sur le travail effectué. Plusieurs passages témoignent aussi de l’importance du contrôle des naissances (« et de limiter la population pour vivre en paix » (p. 22)) ou d’une corrélation entre une société violente et un taux de natalité élevé : « La population compte environ, d’après nos calculs, trois cent à trois cent cinquante millions d’habitants, ce qui semble peu pour une telle superficie. Il semblerait qu’elle ait atteint autrefois, et même un peu dépassé, le milliard; ce qui aurait créé de graves conflits et des guerres dont le souvenir horrifie encore la génération présente » (p.5). Cette énumération d’articles n’est évidemment pas sans rappeler le programme en six grands points de Marie-Ève dans les Bergères (lBda pp.321-322) qui demande le remplacement des énergies polluantes, la diminution du temps de travail, la fin du capitalisme par l’abolition du cycle de production-consommation et la restructuration sociale autour d’une agriculture verte écologique.

Ce programme d’une société idéale pour les Andromédiens n’est évidemment pas le seul aspect science-fictionnel du texte qui le rapproche des Bergères. On y sent également des liens avec le récit apocalyptique. En effet, nous retrouvons des motifs, thèmes et procédés narratifs similaires aux Bergères. La religion, loin d’être omniprésente, y figure à travers certains mythes et personnages que l’on retrouve au fil des différentes nouvelles du recueil. Ainsi, la figure d’Errigane est assez semblable à un prophète en ce sens qu’il a dicté des préceptes qui seront suivis à la lettre par les générations suivantes, notamment en ce qui a trait aux tabous sexuels. Cette sexualité, extrêmement contrôlée et codifiée dans la société andromédienne, a banni plusieurs formes de relations sexuelles dont celle de Am et Af après leur changement de sexe en Af et Am, respectivement. Le sexe est un excellent indicateur du niveau d’émancipation sociale dans les différentes nouvelles et permettent de parler de la société en général en mettant en scène des relations taboues entre les différents protagonistes dans plusieurs textes. Plusieurs nouvelles mettent aussi en scène le découpage narratif

(I) the experience or discovery of the cataclysm ; (2) the journey through the wasteland created by the cataclysm ; (3) settlement and establishment of a new community ; (4) the re-emergence of the wilderness as antagonist ; and (5) a final, decisive battle or struggle to determine which values shall prevail in the new world. While this formula describes specifically works which begin with the cataclysm itself, elements of it may also be found in narratives that begin before the holocaust or in ones that begin long after [1]

propre à l’apocalypse. Nous avons ainsi plusieurs fins du monde où l’établissement d’une communauté doit faire face à la résurgence de l’antagonisme et la lutte pour les valeurs du nouveau monde. Ces scénarios apocalyptiques valent aussi pour la Terre qui voit sa conception du monde et ses récits religieux mis en doute par la présence d’une autre vie extraterrestre ou même possiblement plus, comme l’indique la prise de conscience qu’Errigane ne proviendrait possiblement pas d’Andromède, mais d’Alpha du Centaure I.

Les nouveaux référents géographiques et les sexualectes (« all spoken and written language created within a gender dominant framework [2]») sont plutôt absents du texte cependant, puisqu’on a affaire à une société extraterrestre. Cependant, ça n’empêche pas la création d’une géographie unique comme en témoigne l’illustration des deux versants de la planète par d’Eaubonne avec les indications des principaux lieux géographiques et villes. Les référents géographiques sont aussi nommés en l’honneur des référents propre à la civilisation andromédienne (comme le nom du mont Errigane). Des néologismes sont cependant développés par les scientifiques terriens pour essayer de saisir la réalité andromédienne. C’est ainsi qu’on voit l’apparition du terme de catégorie plutôt que sexe, mais aussi de lettres et de plusieurs synonymes pour désigner les Andromédiens (A, Mt, F, etc.). Ces termes ne sont pas nécessairement toujours traduits et se calquent autant que possible sur les noms originaux. C’est le cas notamment des lieux géographiques ou des noms de personnages. La planète ayant deux sociolectes principaux, le texte nous explique les clefs pour les comprendre. Dans le Sud, on utilise les voyelles a, o ou i au hasard, mais chanté sur trois notes. Par exemples, dans le texte, les noms de Domisol, rédofa, mirédo, etc.). En cas d’homonymie, on ajoute une quatrième note à bouche fermée (un dièze ou un bémol). Au Nord, on utilise deux couleurs pour le nom: vert d’eau-bleu d’argent. En cas homonymie, on ajoute un nom de matériau qui fait allusion à son clan (ex : jade, bois, etc.). La description des animaux contribue beaucoup à la distance culturelle qui s’établit avec la réalité décrite. En effet, on utilise une combinaison de référents terriens pour décrire une réalité extraterrestre :

Le cheval bossu qu’on appelle zébulon n’a pas la grâce de Pégase, mais deux ailes membranneuses [sic] qui ne le portent ni très haut ni très loin, lui permettant seulement de franchir les ravins et de se poser dans les vallons; les mammifères à lactation qui servent de bétail et que nous avons appelés, faute de mieux, rhinovaches, n’ont pas de pelage mais une carapace dure comme du métal et une seule corne sur le front; mais ils sont très pacifiques, comme ces espèces de chèvres au pelage réduit à une seule collerette et à quatre bottillons, le reste recouvert de la même peau épaisse et dure, que nous avons surnommées « cabres ». (p.21, je souligne)

Dernier petit détail : contrairement aux Bergères, les Androgynes d’Andromède jouent assez peu avec l’intertextualité. Bien qu’on puisse associer Errigane à un prophète (possiblement Mahomet ou encore le Jésus des Mormons), rares sont les autres références précises. Notons simplement le nom du professeur Andreas Steinhoff, « spatio-archéologue Docteur en topographie extra-terrestre », qui est clairement inspiré de la contraction des noms d’Andreas Baader et de Ulrike Meinhof, personnages qui fascinaient d’Eaubonne et avec laquelle, dans le cas de Meinhof, elle correspondra, militera pour que celle-ci bénéficie d’un procès équitable et réagira à sa mort avec, entre-autres, un texte dans la revue Sorcières n°6.

Les Androgynes d’Andromède poursuivent (ou précèdent??) donc la réflexion entamée dans le cycle des Bergères sur l’importance de l’écoféminisme et du matriarcat eaubonnien dans la politique planétaire à l’aide d’une allégorie apocalyptique extraterrestre qui, comme dans toutes les allégories, renvoie à nos politiques et réalités de manière détournée. Bien que les réalités historiques et sexuelles diffèrent, il reste que des groupes sont opprimés par d’autres et les solutions ne passent pas par la prévalence d’un groupe sur un autre, mais par l’acceptation des identités et le rejet des tabous pour fonder une société où la diversité fait l’union puisqu’elle ne concentre pas le maximum de pouvoir aux mains d’un seul groupe. Ainsi, un gouvernement central ne peut fonctionner puisqu’il s’assure de choisir à la place des individus, en remettant le pouvoir au sein des communautés, les individus peuvent être assurés avoir un contrôle sur leurs besoins et mode d’existence. Les différents récits apocalyptiques permettent de confronter les valeurs de manière directes et vives et de les exposer comme elles sont, c’est-à-dire des récits ainsi créés pour commodifier des réalités qui assurent la domination d’un groupe de personne sur les autres ainsi qu’on peut le voir dans chaque nouvelle. Finalement, les niveaux de langage utilisés par les Andromédiens permettent à ces derniers de pouvoir décrire leurs réalités dans leurs termes plutôt que de se référer aux binarités réductrices terriennes en ce qui concerne le sexe.

Notes:

[1]

Gary K. WOLFE, Gary K., « The Remaking of Zero : Beginning at the End », dans The End of the World, p. 8.

[2]

Sharon C. TAYLOR, « « Sexualects » in Vonarburg’s In the Mother’s Land », dans Femspec vol. 11 n° 2, 2011, p. 86.

Bibliographie:
Archives Eaubonne, Françoise (d’) (1920-2005) de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC): ABN 1.1 Les androgynes d’Andromède 20ème siècle.
D’EAUBONNE, Françoise. Les bergères de l’Apocalypse. Paris, Jean-Claude Simoën, 1978, 412 pages.
RABKIN, Eric S., GREENBERG, Martin Harry, et OLANDER, Joseph D. (Éd.). The End of the world. Carbondale, Southern Illinois University Press, 1983, 204 pages.
TAYLOR, Sharon C. « « Sexualects » in Vonarburg’s In the Mother’s Land », pp.99-114 dans Femspec vol. 11 n° 2, 2011.

The Suffering de Jacqueline Rayner

The Suffering, Jacqueline Rayner

(L’intégralité de l’intrigue est dévoilée)

Depuis quelque temps, on assiste à une augmentation de critiques sur Doctor Who qui en dénonce le sexisme: très brièvement l’émission a un homme comme personnage principal qui s’entoure de compagnes (plus rarement des hommes) sur lesquelles il a une supériorité certaine (âge, autorité, expérience, intelligence, etc. Romana exceptée [de 1978 à 1981]); bref, d’importantes dynamiques de pouvoir sont en jeu sans qu’elles ne soient jamais adressées dans l’émission. Ce n’est cependant pas que le contenu de l’émission qui est sexiste, une seule scénariste, Helen Raynor, a écrit pour la nouvelle série et pas une depuis 2008 bien que la neuvième saison devrait enfin voir une nouvelle scénariste (une, pas plus).

On pourrait s’attendre à un peu plus d’écrivaines dans les audio produits par la compagnie Big Finish Productions, mais dans la série mensuelle, sur plus de 200 titres enregistrés, on ne compte que quatre femmes (Jacqueline Rayner, Emma Beeby, Catherine Harvey et Una McCormack) et dans la série qui nous intéresse, on ne compte qu’une femme, Jacqueline Rayner, sur 80 titres. On argumentera que la directrice de la majorité des titres de la série est Lisa Bowerman, mais nous nous imaginons quand même mal que sur près de 30 scénaristes, la compagnie n’ait trouvé qu’une seule femme pour écrire.

Présentation de la série et de l’audio
Un mot sur la série, The Companion Chronicles. Il s’agit d’épisodes audio lu à deux voix, l’une narrée par une compagne (ou un compagnon) du Docteur, l’autre par une autre personne. La proportion de voix féminines est donc largement supérieure à celles masculines. On s’étonne donc de la présence de seulement trois titres écrits par Jacqueline Rayner sur les 80 puisque c’est tout de même, en un sens, la parole féminine qui est mise de l’avant dans cette série: l’héroïne est la narratrice et le Docteur est, au mieux, une commodité narrative duquel on se sépare assez rapidement pour que l’héroïne ait sa propre aventure de son côté.

C’est évidemment le cas de The Suffering. Big Finish a beaucoup mis l’accent dans la promotion du DC sur le fait que c’était le premier de la série à faire 2 heures plutôt qu’une (donc 2 DCs) et à être narré par deux compagnons plutôt qu’un (Vicki et Steven). La période dans laquelle s’inscrit l’audio nous intéresse cependant beaucoup plus puisqu’on y raconte une partie du combat des suffragettes en Angleterre, en 1912 pour être plus précis. Le choix de Vicki (narrée par Maureen O’Brien) et Steven (Peter Purves) pour cet épisode est tout indiqué puisque les épisodes du premier Docteur sont généralement associés à une recherche historique plus poussée que les thèmes narratifs, ce qu’on retrouvera dans l’épisode audio. Le film Suffragette sortant bientôt, il était nécessaire pour nous de voir une autre vision de cet événement historique par la fiction.

Pour résumer brièvement, The Suffering est un récit à deux voix, dans la première heure celle de Steven, dans la seconde celle de Vicki, de l’arrivée des trois personnages en Angleterre et de la découverte d’un crâne mystérieux qui fait entendre des hallucinations aux deux compagnons. Dans le premier DC, Steven et le Docteur vivent des aventures plutôt amusantes et rocambolesques à Piltdown et Londres qui vont d’un cambriolage d’une maison de campagne à la tentative de vol d’un crâne dans le British Museum pendant que Vicki reste à la maison d’une connaissance dont la fille est suffragette. Cette commodité narrative pour faire entendre la voix de Steven durant toute la première partie est justifiée par le fait que Vicki s’est évanouie… Outre ce lieu trop commun, le deuxième DC nous offre enfin le récit de Vicki qui, lui, s’attache à raconter les raisons derrières la volonté d’obtenir le droit de vote des femmes, narre un épisode de cassage de vitre par les suffragettes, mais révèle aussi l’histoire d’une extraterrestre dont la planète était dominée par les hommes et qu’une révolte des femmes eût bon d’y mettre fin. L’entité ne s’arrête cependant pas à son combat en rétablissant une égalité morale entre les sexes, son projet est plutôt l’extermination de tous les mâles sur la planète outre ceux qu’on garde pour la reproduction avant la possibilité de trouver un moyen de se reproduire sans eux.

Un mot sur la première partie
Elle est intéressante et comique à souhait, mais on voit trop les ficelles narratives. On débute avec les deux protagonistes qui se disputent amicalement pour prendre la parole, élément important puisque c’est la parole qui permet de raconter le récit. Ce procédé aurait été intéressant s’il n’avait pas déjà été utilisé, trop souvent, dans la série d’audio. On arrive tout de même à glisser un petit commentaire méta-narratif, « Are you going to talk like you are a character in a novel », dans une discussion sur comment raconter un récit. L’intérêt pour le mouvement des suffragettes n’est cependant encore pas là. On présente simplement la fille, Constance, d’un personnage qu’illes rencontrent au début de l’histoire comme étant une suffragette très impliquée dans le mouvement et le seul argument est perdue par Constance qui à la démonstration qu’elle ne devrait pas être la garde-malade de service parce qu’elle est une femme, le Docteur répond qu’elle doit tout de même se soucier, «care», des autres en tant qu’être humain. On ne comprends l’argument que pour des raisons narratives: le Docteur et Steven ne peuvent pas rester auprès de Vicki puisqu’ils doivent retrouver le crâne et on en vient à craindre fort pour le féminisme dans cet épisode audio. Une dernière remarque cependant sur ce qui semble être une blague sexiste dans l’épisode: peu après avoir découvert le crâne, Steven se met à hurler en entendant des voix, Vicki le taquine en lui disant qu’il crie comme une fille « Yelling like a girl ». Nous ne tenterons pas de justifier la blague, mais plutôt de faire remarquer qu’elle se joue en fait sur un deuxième niveau. En effet, le cri de Steven n’était pas son cri, mais celui de l’extraterrestre donc d’une véritable femme. Cela est doublement vrai en ce sens que l’extraterrestre emprunte la voix de Vicki pour s’exprimer (ce n’est pas simplement une contrainte d’actrices, l’utilisation de la même voix est justifiée dans la narration).

Vote for women!
Nous sommes cependant plus agréablement surpris par la seconde partie qui est vraiment le cœur de l’histoire. Elle s’ouvre sur le désir de Vicki d’aller rejoindre ses amis au musée suite à la réception d’un télégramme du Steven. Constance n’est pas de cet avis et tente plutôt de convaincre Vicki d’aller rejoindre un grand rassemblement de suffragettes cette journée là. Née au XXVe siècle, Vicki tente de se faire expliquer le combat pour le droit de vote des femmes par sa nouvelle alliée et de comprendre les raisons derrière le refus des hommes pour le donner aux femmes. Constance lui cite un nombre assez important de raisons toutes aussi amusantes, à notre époque, et qui sont évidemment illogiques pour certaines comme l’argument qui fait valoir que les femmes ne seraient pas assez éduquées pour voter, mais un autre qui mentionne que si elles pouvaient voter, elles demanderaient à avoir droit à une éducation. Les autres arguments sont aussi navrants : elles sont faibles d’esprit, c’est contre leur nature, les femmes ne sont contentes qui si commandées par les hommes, elles ont de plus petits cerveaux, elles n’ont pas le courage pour la guerre, le pays se ferait donc envahir, etc. La réponse de Vicki est simplement : « Surely not all men believe that, it’s rubbish ».

Une première scène marquante est celle des vitres cassées par les suffragettes qui lancent des pierres. Comme l’explique Constance, un des objectifs du mouvement est d’attirer l’attention sur la brutalité des hommes envers les femmes. Pour ce faire, des actes de vandalisme sont commis et les policiers et marchands brutalisent les femmes ce qui a pour but d’indigner et de rallier les femmes à la cause. Cette tactique a cependant pour effet que des femmes doivent se faire brutaliser et aller en prison « pour la cause » ce dont plusieurs n’hésitent pas à proclamer haut et fort, mais ne va pas de soi pour d’autres comme Vicki qui, interceptée par un policier, tente de coopérer sans réussir. Suite à la découverte de roches dans sa veste, le policier prend plaisir à l’arrêter de force en la serrant plus fort encore lorsqu’elle demande de ne pas lui faire mal. C’est à ce moment qu’elle réalise que

« It wasn’t enough that the men of this time had power over women in politcal and legal ways. It seems that they felt the need to exercice physical power over them too. »

Vicki aura aussi plus tard une belle réflexion sur le fait qu’on dénonce les émeutes des femmes, mais pas la violence policière qui les cause.

Après s’être enfuie de la police, elle finit par retrouver le Docteur et Steven au musée et le Docteur lui conseille de ne pas les accompagner puisque le crâne a des pouvoirs télépathiques et peut contrôler les femmes. Ce à quoi Vicki rétorque : « If it wants to kill all men, it might be safer for you to stay away too. But I don’t expect you are going to so I won’t either. »

Apocalypse au féminin
Les trois personnages finissent par retrouver le crâne qui a pris possession du corps de Constance. L’extraterrestre entame alors un long monologue sur le pourquoi de sa présence sur Terre et des rapports sociaux de sexe sur sa planète. Ce moment, la plus longue scène de l’audio, est excessivement intéressant à plusieurs niveaux : nous avons l’occasion d’entendre parler d’une autre société où les hommes dominent sur les femmes et où les mâles de l’espèce peuvent communiquer télépathiquement avec les autres « Communion made them strong », mais où les femmes ne peuvent pas ce qui poussent les hommes à considérer comme inférieur l’autre sexe. Les femmes étaient réduites à l’esclavage et des sévices multiples. La narratrice raconte alors une expérience plus personnelle où l’un des mots d’ordre donné aux femelles de l’espèce était de ne jamais lever la tête ce qu’elle faisait dès que les mâles avaient le dos tourné car, dans cette société, les femmes avaient un avantage sur les hommes : elles pouvaient garder des secrets. C’est grâce à cette discrétion que la narratrice découvre un moyen de faire communiquer les souffrances des femmes aux hommes en les joignant dans le réseau télépathique pensant pouvoir leur faire réaliser leurs erreurs. Cependant, la tentative échoue et plutôt que de ressentir de la culpabilité ou de l’empathie, les hommes expriment du dédain devant elles. Ils coupent le lien et torturent la narratrice en lui infligeant un réseau télépathique centré sur elle constitué de la souffrance de toutes les femmes.

Les mâles finissent par tuer la narratrice, mais, coup de théâtre, cela fait en sorte qu’elle contrôle maintenant le réseau télépathique des femmes et en profite pour commencer à tuer tous les hommes tout en gardant une certaine partie pour un besoin de reproduction en attendant le clonage. Ce motif, de garder une poignée de mâles en attendant de pouvoir se reproduire autrement, est très courant dans les récits apocalyptiques au féminin. Des Bergères de l’Apocalypse (de Françoise d’Eaubonne où les femmes découvrent très tôt l’ectogénèse et peuvent donc se débarrasser de tous les homes) à Chroniques du pays des Mères (Vonarburg) en passant par l’essai de Valérie Solanas, le SCUM Manifesto où le clonage est aussi abordé. Un autre audio de Doctor Who l’aborde aussi très très brièvement, il s’agit de Voyage to Venus où les mâles sont minuscules, regardés avec aucune estime et gardés uniquement pour des besoins reproductifs.

Malgré ses efforts d’asservissement des mâles, sa tête finit par être envoyée dans l’espace par, la fin de l’audio nous l’apprends, des femmes et non des hommes comme elle le croyait. Comme le souligne Steven, la libération des femmes de sa planète ne passait pas nécessairement par l’extermination des hommes, mais par l’expulsion des pouvoirs qui contrôlent et asservissent, c’est-à-dire l’extraterrestre qui contrôlait les femmes à exécuter sa volonté. Nous avons donc l’illustration d’un monde qui tente de s’affranchir de l’esclavage en rejoignant la société des hommes, constatant son échec, on renverse les dynamiques de pouvoir en rendant les femmes maîtresses et les hommes esclaves. Échec de nouveau puisque les femmes se rendent compte que ce n’est pas une question de faire triompher un sexe ou l’autre, mais de faire triompher des valeurs. En effet, c’est le secret, valeur attribuée aux femmes de l’audio, qui permet à la narratrice de s’évader de l’oppression, mais aussi d’y faire face en créant un premier réseau pour faire réaliser la condition commune. Suite au double échec, c’est en secret que l’espèce réussit de nouveau à de débarrasser de sa dictature en ne partageant pas ses plans. La narratrice conclût en mentionnant que « My work was not finish. Not work, pleasure. I had to rebuilt the planet. […] We might have won, but in the end I lost » [je souligne]. Bref, on souligne bien que les désirs d’une entité sont capables d’opprimer des individus si cette entité n’est pas capable d’écouter son entourage. Le passage du pluriel «we» au singulier «I» démontre bien que le désir d’ouvrage individuel «my work» «I had to rebuilt» n’étant pas celui de la collectivité.

L’expérience et le témoignage
Je rebondis sur cette importance de l’écoute des autres. Dans les théories du Black Feminism, une d’entre-elle est particulièrement intéressante pour notre analyse, il s’agit du principe de l’expérience. Pour résumer rapidement, l’expérience d’une personne ou d’un groupe est ainsi importante qu’elle se distingue du concept ou du savoir dit «neutre» alors qu’il ne l’est pas et permet une prise de parole située à partir de son expérience. Il ne s’agit pas de dire que l’individu a toujours raison, mais que les concepts et idées effectuent une généralisation qui peut être oppressante pour des individus ou des groupes. Je citerai pour exemples les mêmes que ceux d’Hazel Carby dans son texte « Femme blanche écoute! » :

« Trois concepts centraux dans la théorie féministe deviennent problématiques lorsqu’ils sont appliqués aux vies des femmes noires :  » la famille  »,  » le patriarcat  » et  » la reproduction  ». Lorsque ces concepts sont utilisés, ils sont adaptés au contexte de l’histoirE des femmes blanches (le plus souvent bourgeoises). Or, ils deviennent contradictoires dès lors qu’ils sont appliqués aux vies et aux expériences des femmes noires. »

Ce concept d’expérience nous intéresse tout particulièrement puisque vers la fin de l’audio, lors d’un grand rassemblement des suffragettes, l’extraterrestre réussit à prendre contrôle des femmes présentes et à créer un lien télépathique entre elles ce qui les amènent à prendre conscience des expériences déplaisantes qu’elles ont subies les unes et les autres. Ce moment (plage 12 du deuxième DC), extrêmement difficile à écouter parce qu’il aborde des sujets assez graves et sont lus avec des voix relativement neutres (un violon accompagne les témoignages dans le but de rendre le tout plus touchant). C’est ce partage d’expériences qui permet à Steven de réaliser de ne pas se défendre contre les femmes qui l’agressent, mais c’est aussi en partageant son expérience que Vicki réussit à faire prendre conscience que l’extraterrestre est en situation d’oppresseur. Je copie ce passage d’Elsa Dorlin dans l’introduction (p.29) de l’anthologie Black Feminism Anthologie du féminisme africain-américain qui s’applique très bien à la situation, l’extraterrestre a

« […] été non seulement contraintes de repenser ce qui jusqu’ici semblait évident (ce « Nous » de « Nous, les femmes »), mais aussi, et plus fondamentalement, de se décentrer de leur position dominante, et partant de leur position de référence «neutre», en élucidant la position depuis laquelle elles ont pris ou prennent la parole, au nom de qui elles ont pris ou prennent la parole, comme les silences que leurs paroles ont recouverts. »

Ce sont donc les partages d’expériences et de témoignages qui permettent de prendre conscience d’une situation d’oppression dans l’audio et non pas un renversement de valeur ou des actions de vandalisme (ce désir que mentionne Constance à la fin d’arrêter de casser des vitres et de trouver d’autres moyens de lutter pour la cause des femmes en dit long à ce chapitre).

En ce sens, il fut intéressant d’entendre le récit de la jeunesse de Vicki, de ce qu’elle a perdu et de ses attentes en la compagnie du Docteur et de Steven.

Quelques notes supplémentaires
Quelques symboles des suffragettes sont présents dans l’audio. On décrit relativement bien leurs habits au début du second DC, on mentionne les pierres et les vitres cassées, on entend aussi une chanson lors d’un rassemblement, mais la qualité est tellement faible (cela nous étonne pour une compagnie qui produit généralement des enregistrements sonores de qualité) qu’on est incapable d’entendre ce qui est chanté, on dirait même des voix synthétisées. Finalement, on fait une brève allusion aux parapluies qui permettent aux femmes de se défendre.

Nous avons aussi crû voir une allusion à une création radiophonique de Delia Derbyshire. En effet, au début de la seconde partie, Vicki rêve qu’elle tombe et mentionne « I was falling » à deux reprises, le tout accompagné d’une musique assez étrange. Il se peut que ce soit une allusion à la pièce « Falling » de la série The Dreams où les mêmes mots sont prononcés dans des contextes assez similaires. Cet intertexte n’est pas négligeable puisque c’est Derbyshire qui a créé la musique thème de Doctor Who.

Finir sur une mauvaise note
La fin de l’épisode est assez déplaisante. Alors qu’on assiste à une discussion privée entre Vicki et Steven, les deux parlent de partage d’expérience et tente de deviner ce que l’autre pense. Au tour de Vicki, elle mentionne qu’elle s’imagine que Steven voudra arriver sur une planète calme et tranquille ce à quoi Steven répond que c’est exact, mais qu’il ne veut pas y voir de « bossy women ». Non content d’en finir là, la narration continue et après le tour de Steven, Vicki lui répond qu’elle aimerait surtout pouvoir faire une coupe de cheveux à Steven (une allusion à l’épisode Galaxy 4). Steven conclût l’épisode avec une mention qu’il a déjà dit qu’il ne voulait pas de « bossy women ». Cette fin nous a vraiment laissé un goût amer surtout pour un épisode qui s’attardait à montrer une lutte des femmes. La normalité a un étrange goût de sexisme surtout quand on finit un tel épisode en laissant le dernier mot à Steven.

Enfin, l’audio est assez fascinant, en plus de jeter un regard sur une partie du mouvement des suffragettes et explorer une société où une révolte des femmes a lieu, on réussit à proposer des solutions aux problèmes de l’oppression, c’est-à-dire le témoignage et le partage d’expérience. Les quelques blagues sexistes, la résolution du conflit par Steven (et non Vicki) en plus de laisser le dernier mot à ce dernier ne fait pas de The Suffering un audio nécessairement féministe. En effet, à part quelques réparties bien placées de la part de Vicki, Constance est montrée comme quelqu’un qui s’égare complètement dans ses convictions et qui est incapable de répondre à un argument (alors que c’est quand même elle qui représente la figure de la féministe). Peut-être est-ce une volonté de vraiment mettre de l’avant les expériences et témoignages que de ne jamais avancer d’arguments de la part des suffragettes (tandis qu’on mentionne ceux des hommes), mais nous restons quand même sur notre faim quant au traitement des enjeux féministes de l’audio.