Mes coups de cœur lus en 2021

Un aperçu de mes livres préférés lus en 2021. Il ne s’agit pas uniquement d’ouvrages publiés cette année là (je mets toutefois la date de publication à droite du titre), mais des ouvrages que j’ai lu cette année là. Un lien vers la boutique en ligne de l’Euguélionne, librairie féministe est disponible pour les ouvrages (ou vers l’éditeur lorsque pas distribué). Les livres sont présentés par genre (Essais, Romans, Théâtre, Livres jeunesse, BDs et mangas), mais pas dans un ordre quelconque.

Essais

Times Square Red, Times Square Blue (1999) par Samuel R. Delany

Cet essai est brillant et vraiment fascinant à tellement d’égards que tout lister prendrait une éternité.

Dans la première partie, Delany nous propose une exploration du monde des cinémas porno et de leurs fréquentations par un très vaste pan de la communauté gai à l’époque. À travers le récit sur une trentaine d’années de ces cinémas, de la population qui les fréquente, des décisions de la ville qui décide de les fermer (gentrification), des conséquences que ça a sur les lieux et les fréquentations, l’essayiste brosse un portrait à la fois sociologique large sur la fréquentation et l’importance de ces lieux, mais il le fait aussi de manière très anecdotique et fascinante sur les rapports sexuels qu’il a eu, ou que d’autres ont eu dans ces cinémas. Il raconte aussi très bien les sphères de marginalisation qui évoluent dans ces lieux et l’importance qu’ils ont pour que ces personnes marginalisées trouvent un lieu « rassembleur », presqu’exempt de jugement, où ils peuvent permettre de se retrouver, de se parler et de s’exprimer librement.

Dans la deuxième partie de l’essai, on est plutôt dans la théorisation du relationnel. Delany parle de l’importance du contact et de comment la géographie et l’urbanisme est nécessaire pour multiplier ces instances. Il contraste (pas n’oppose) le « contact » avec le réseautage « networking » de la gentrification et parle de l’austérité de ce dernier mode de relationnel. J’ai trouvé la réflexion très intéressante et j’adore qu’il définit super bien ses termes et donne de multiples manières de jeter un coup d’oeil à ses théories pour bien les comprendre. Bien qu’il donne quelques anecdotes ça et là pour illustrer ses propos, on est beaucoup plus dans les théories sociologiques et architecturales que dans la description fluide, unique et intime de relations sexuelles de la première partie (bien que les exemples ne manque pas, mais il semble vraiment montrer comme exemple plutôt qu’être inscrit dans le fil narratif du premier texte).

Je n’ai que deux critiques de l’essai: une carte aurait vraiment été importante à ajouter, je ne connais pas New York, j’avoue être complètement largué lorsqu’il me parle de la quarante-deuxième avenue ou de l’emplacement de tel ou tel lieu. Une carte avec les éléments nommés dans le texte serait certainement le bienvenu. (J’ai cherché sur Internet un google maps où une personne aurait pu mettre les lieux cités, mais rien trouvé 😦 ). Deuxième critique: son analyse du harcèlement de rue comme frustration sexuel des hommes hétéros qui pourrait être, partiellement, réglé par l’équivalent de Love Hotel japonais (il imagine une structure qui ressemble beaucoup à celle-ci, il ne la mentionne toutefois jamais s’il les connait) ; c’est du harcèlement sexuel oui, mais ça na pas vraiment rapport avec le sexe, plutôt avec la violence, la haine, le pouvoir, le contrôle, etc. Oui, comme il le suggère, établir des relations sexuelles saines et multiplier les lieux et manières d’avoir des relations sexuelles peut certainement changer la façon dont est perçu le sexe et épanouir un peu tout le monde, mais ça n’arrêtera pas, même partiellement, le harcèlement sexuel.

Un des rares livres que je vais très probablement relire dans plusieurs années (je ne suis vraiment pas une personne qui relit).

L’Amazone verte (2021) par Élise Thiébaut

Une biographie impeccable sur cette météorite filante du féminisme qu’est Françoise d’Eaubonne.

L’ouvrage d’Élise Thiébaut a non seulement l’avantage d’avoir ce ton libre sur la biographie qui était aussi une marque des biographies d’Eaubonne, très libres, riches en dialogues qui n’ont jamais eu lieu, et qui arrivent à montrer l’impact stupéfiant qu’ont eu ces figures dans l’histoire, mais surtout à leur époque.

Je parle de météorite filante parce que d’Eaubonne est arrivée en force dans le paysage français, que ce soit avec la publication de textes très jeunes, l’engagement dans une forme de Résistance durant l’Occupation, le prix des lecteurs de Julliard, ou plus « simplement » sa personnalité qui résonne encore aujourd’hui de 1 001 manière.
Filante parce qu’aussi vite arrivée, elle semble être partie, laissant un riche souvenir d’elle (et une centaine d’ouvrages), mais peut-être un peu trop vite oubliée, avant sa mort même, malgré l’illumination et les vœux qu’elle a formulée pour la planète, les femmes, les gais, les Algériens et un peu tout le monde aussi.

Cette biographie est remarquable non seulement au travail de recherche déjà bien entamé par le mémoire de Caroline Goldblum et les quelques « révélations » qu’on y apprend, mais aussi par de très très nombreuses « clés » qui sont donnés à ses romans, associant parfois tel personnage à telle personne, beaucoup que je n’aurais clairement jamais découvert ou même envisagé. On passe aussi un peu de temps à parler de ses essais et romans, passage d’une durée variable parce qu’on pourrait évidemment y passer plusieurs volumes, mais tout aussi pertinent pour comprendre les pensées et idées de l’autrice au moment de la rédaction.

C’est définitivement un sacré travail, et de lectures (je rappelle, une centaine d’ouvrages sans compter les articles d’elles et sur elles, etc.), mais aussi de recherche, de parler avec les personnes qui l’ont connu (sa fille, son fils, Alain Lezongar, etc.) pour en réveler autant d’anecdotes de sa personnalité que de moments émouvants.

Élise raconte aussi très bien les fameuses scènes marquantes dans la vie d’Eaubonne que je ne me lasse jamais d’entendre et de lire: l’interruption d’un congrès de psychiatre anti-homosexuel en Italie, le commando saucisson, son sens de l’orientation typique qui l’amène toujours à une nouvelle aventure!!, mais elle est aussi très capable de raconter les épisodes beaucoup plus tristes voir des scènes qui nous déçoivent d’elle par moment avec les nuances nécessaires pour en parler (et ne pas simplement les rejeter sur « elle est de son temps »).

Une magnifique biographie absolument nécessaire (et TRÈS TRÈS attendue de mon côté!!!!!) et éclairante sur cette (à nouveau) fameuse créatrice des mots écoféministe et phallocrate.

Suzanne Césaire : archéologie littéraire et artistique d’une mémoire empêchée (2020) par Anny Dominique Curtius

C’est un très beau (au sens littéraire, mais aussi de l’impression de lecture) et excellent essai sur la figure de Suzanne Césaire qui se penche non seulement sur ses écrits pour en tirer des constatations, des théories, des angles d’analyse, mais qui fait le travail d’archéologie et non de biographie, de la théoricienne martiniquaise.

Le mot d’archéologie littéraire du titre est choisi à escient puisqu’on a malheureusement pas tant de documents pour en tracer une biographie, mais plutôt des témoignages oraux, des correspondances, des écrits d’elles et qui seront faits sur elle qui non seulement amène parfois plus de questions que de réponses, mais peuvent aussi s’avérer incomplet, construit, détourné ou qui se concentre sur l’exotisation de l’écrivaine. Il faut donc, à partir de tout ça, le montrer au lectorat, expliquer son raisonnement et ultimement, laisser le travail se poursuivre (d’où l’archéologie). Une mémoire empêchée parce que, notamment Aimé Césaire, refusait d’en parler que ce soit des questions de deuil douloureux et/ou d’autres facteurs, restent qu’une des personnes avec qui elle a le plus travaillé et partagé sa vie n’a presque rien dit sur elle après sa mort et les quelques traces dans ses écrits sont camouflés, doivent être interprétés, devinés, etc. Ce qui est aussi le cas de d’autres écrits, correspondances sur lequel l’essai s’attarde.

Je parle beaucoup du projet d’écriture de l’archéologie littéraire ici parce que c’est non seulement un ambitieux projet qui a certainement dû demander un travail vraiment considérable, mais aussi parce que cet essai montre beaucoup comment Suzanne Césaire est montré à travers d’autres regards qu’elle-même (ses essais dans la revue Tropiques concernait presque tous un auteur en particulier) et Anny-Dominique Curtius réussi le pari d’en faire ressortir une Suzanne Césaire dans ses propres termes, à partir notamment des nuances que ses filles apportent dans leur description de leur mère (qui semble reprendre des schèmes de descriptions surréalistes et doudouistes, mais qui vont beaucoup plus loin), mais aussi des écrits et de la correspondance de Suzanne. Bref, ce n’est plus juste une biographie à travers le regard d’un personne (exotisant ou non), mais de plusieurs personnes, plusieurs témoignages qui permettent de laisser filtrer quelque chose qui dépasse le simple regard extérieur sur Césaire.
En ce sens, la couverture du livre, une lithographie de Gilles Roussi qui est aussi analysée dans l’essai, est fantastiquement choisi puisque la photo représente une jeune Suzanne Césaire, 1000 fois reprises (dans Tropiques, dans des articles, etc.), mais le code qui est superposé (et censé reprendre en ASCII un extrait de Le grand camouflage : Ecrits de dissidence) permet de réécrire et questionner le regard qu’on porte sur la photo en mettant en avant plan ses écrits et sa personne plutôt que de l’effacer derrière ce regard sur l’autre.

Sinon, l’analyse est très fine, je suis content·, très personnellement, d’avoir eu ma propre lecture de Le grand camouflage de plutôt validé à plusieurs égards notamment en ce qui à trait à l’idée d’homme-plante (ça signifie que je sais encore lire 🙂 ) et de pouvoir explorer un peu plus en profondeur les idées de l’autrice tout en explorant les questions d’influences qu’elle a eu et créé à l’international.

Femmes et littérature. Une histoire culturelle, tome 2 (2020, Collectif)

Une parfaite continuité du premier tome Femmes et littérature. Une histoire culturelle, tome 1 qui donne tout autant envie d’en lire davantage!!!

Je suis quand même un peu surpris par la brièveté des littératures francophones (hors France), notamment en ce qui à trait au Québec, j’avoue avoir été vraiment déçu à ce niveau là (mon cours de littérature de la francophonie ou mes propres lectures me semblaient beaucoup plus riche à ce niveau et il ne s’intéressait pas qu’aux écrivaines), d’immenses noms même pas évoqués (Bersianik? Laure Conan?), ça aurait probablement mérité beaucoup plus d’un chapitre ; peut-être un pour chaque continent avec des pays francophones même (et même pas une seule écrivaine des premières nations alors qu’il semble y avoir un souci pour la « diversité » au Québec en nommant Kim Thuy, Ying Chen, Robin, Farhoud, Agnant, etc. ).

Tout de même nécessaire malgré ce bémol. Peut-être ajouter Femme et littérature ; Une histoire culturelle française pour justifier un peu mieux le tout?

Chauvo-Feminism: On Sex, Power and #MeToo (2021) par Sam Mills

Un vraiment fantastique essai qui s’attarde à la figure du féministe chauviniste ou en d’autres mots, cet allié qui ne donne que son support pour en tirer bénéfice avec une analyse structurelle des enjeux, de nombreux témoignages appuyées aussi par la vie de son autrice, avec des exemples ET des contre-exemples intéressants (ainsi que des explorations, bien que brèves, concernant les prétendus flous des agressions sexuelles).

Un des essais qui peut définitivement éclairé immensément sur le faux allié, les techniques de manipulations et de gaslighting (je recommande vraiment la qualité de l’analyse sur le gaslighting, c’est une des immenses force du livre), ainsi qu’une réflexion plus large sur la culture, avant, pendant et après #metoo, les attitudes qui changent, les excuses (sincères ou non) qui sortent, les conséquences qui surviennent (ou non), etc. Il y a aussi de larges réflexions, un peu foucaldiennes ;), sur les dynamiques de pouvoir sociales (à l’université, au travail, etc.). S’il y a des gens qui posent tout le temps la question: « oui, mais les hommes aussi » ou « oui, mais les femmes aussi », Sam Mills discute aussi de ces questions-là en leurs propres termes (tout en l’inscrivant dans une plus large discussion sur le patriarcat).

Autant un essai fort de par sa qualité argumentative, de son utilité comme bonnes sources d’exemples et d’arguments, mais, sans révolutionner le monde, réussit à innover dans le bon sens, réfléchir avec beaucoup d’acuité sur une actualité très proche, très présente et sur un monde et des attitude en changement. Sa force de pouvoir parler librement d’exemples concrets, d’expériences personnelles, tout en l’ancrant librement dans la théorie féministe large en fait un ouvrage accessible et pertinent à tous les niveaux de lecture et de parcours féministes.

La question de l’allié (ou du prétendu) n’est pas souvent posé je pense, mais ici, il est bien exploré, nuancé et contribue définitivement à une discussion qui mérite de se poursuivre. Une belle découverte!

Literary Afrofuturism in the Twenty-First Century (2020, Collectif)

Un recueil d’articles sur l’afrofuturisme et la black speculation littéraire de très grande qualité.

Après l’introduction, nous lisons immédiatement après la transcription d’une table ronde de plusieurs auteur·es de science-fiction réunissant Bill Campbell, Minister Faust, Nalo Hopkinson, N.K. Jemisin, Chinelo Onwualu, Nisi Shawl et Nick Wood, on a déjà un aperçu très intéressant de la définition de l’afrofuturisme, mais aussi de ses limites (les auteur·es ne s’en réclament déjà pas ou plus, le trouve limitant, comprenne sa pertinence et en propose des analyses). C’est l’essai qui m’a définitivement fait passer de parler d’afrofuturisme à parler d’afrofuturisme, d’africanfuturism et de black speculation pour englober un plus large spectre de littérature et des liens thématique, commémoratif, esthétique qui sont entretenus entre les auteur·es de science-fiction noir·es à travers le prisme de leurs expériences et du questionnement de la « race » dans leurs écrits. Il s’agit du seul texte du genre (réunissant autant de point de vue différent), mais il est définitivement très marquant et informera la lecture (et l’écriture parfois) des articles du recueil qui vont suivre.

Les autres articles sont aussi variés dans les thèmes abordés que dans d’autres anthologies d’articles, ils se content toutefois souvent à un seul livre/nouvelle, dépassant rarement un corpus de trois ou quatre textes différents pour leur analyse. Les motifs d’analyse sont excessivement variés: de la décolonisation au racisme écologique en passant par la géologie, les dynamiques de pouvoir, l’esthétique et le style, la sociologie ou encore la présence thématique de tel ou tel sujet. Beaucoup des articles étaient très intéressants à lire (beaucoup plus que j’en ai l’habitude avec ce genre d’anthologie très divers) même si on n’avait pas lu les textes analysés à la base. Comme d’habitude, je n’ai pas pu m’empêcher de prendre quelques notes de titres pour poursuivre ma lecture.

Bent Out of Shape: Shame, Solidarity, and Women’s Bodies Work (2021) par Karen Messing

J’avais adoré Les souffrances invisibles : pour une science du travail à l’écoute des gens qui m’avait fait réfléchir à plusieurs aspects de l’ergonomie un peu après la fondation de la librairie et qui m’avait convaincu· d’adresser quelques problèmes (et de continuer à avoir un regard critique à certains égards). J’ai été vraiment ravi· quand j’ai après que Karen Messing sortait un nouvel essai qui revisitait l’ensemble de ses travaux (un peu comme le dernier ouvrage) et encore plus ravi quand j’ai réalisé que l’angle du genre (déjà très abordé dans le précédent essai), aller être encore plus observé dans cet ouvrage.

Cet ouvrage est quand même assez similaire au précédent, Messing parle de plusieurs travaux d’observation qu’elle a effectué, de ses équipes de travail, des changements qui sont proposés (trop souvent refusés par les gestionnaires), mais aussi, et ça, je ne m’y attendais pas, des erreurs qui ont été commises ou des assomptions qui ont été faites dans son travail.

On passe beaucoup de temps à réfléchir à la question du genre, des avantages, mais aussi des limites que les observations réparties en fonction du genre des personnes peut poser, des organisations du travail genré, des conséquences que celles-ci peuvent avoir. Il y a de longs et intéressants développement sur les sous-entendus du travail dit léger, dit propre aux femmes.

Il y a aussi une bonne partie sur l’absence de comptabilisation des accidents de travail, des blessures, des maladies à long terme associées au travail des femmes autant sur le manque de suivi sur le long terme des conséquences de ces travaux au détriment des accidents plus facilement observables et comptabilisable comme conséquence du travail associé aux hommes [une longue argumentation qui ne semble pas avoir connaître l’argumentation masculiniste sur le danger du travail des hommes contrairement à celui, mais qui y répond parfaitement en explicitant comment ces observations sont erronées et ignorent les dangers du travail des femmes qui est non seulement invisibilisé, mais non comptabilisé et pris en compte dans les calculs des accidents de travail].

J’ai particulièrement adoré les passages sur les centres de femmes qu’elle est allée observer avec une équipe et de la complexité de la mise en application de certains mesures même si toutes les employées, gestionnaires, C.A., etc. étaient très très enthousiastes à mettre en place les suggestions des rapports. Il y a aussi un (petit) passage intéressant sur le stress du travail collectif par rapport aux structures plus verticales.

Je suis juste un peu déçu de son argumentation au début dans l’introduction sur l’absence d’inclusion des personnes trans dans son travail: pour une personne qui parlait de souffrances invisibles dans son précédent essai, explicité que les personnes trans sont invisibles donc elle n’en parlera pas semble manquer sa cible. Son travail est toujours très honnête et pour l’avoir croisée une ou deux fois, je ne doute pas de sa bonne foi, mais elle aurait pu tout simplement mentionné qu’elle ne l’a pas pris en compte et de réfléchir à comment ça pourrait être pensé à l’avenir: c’est ce qu’elle fait à plusieurs reprises sur différents enjeux dans l’essai! Elle explicite son ignorance initiale et mentionne comment elle a pu trouver les ressources et les personnes nécessaires pour enrichir ses recherches, que le travail d’équipe et d’écoute est primordial à ses recherches, cet enjeu n’aurait pas tant été différent.

Je pense toutefois que Messing est excessivement brave, parce qu’autant qu’elle parle de ses travaux, elle souligne l’importance du travail et de la coopération des autres, mais aussi ses angles morts et les erreurs de parcours (et des conséquences de ceux-ci, mais aussi de ses bienfaits ultimement) ce qui rend cet essai très riche en apprentissage. Il y a d’intéressants développements sur le sexisme en milieu de travail et universitaire (autant celui qu’elle observait que celui qu’elle a subit), un peu de théorie féministe ça et là et de nombreuses et intéressantes réflexions sur la livraison de rapport à des gens qui n’auront pas envie d’implanter les suggestions ou qui y sont idéologiquement opposés.

Cet essai devrait autant être lu par des personnes en démarrage d’entreprise, que des gestionnaires, des féministes, des gens dans les syndicats, des universitaires, et tellement d’autres personnes. Un excellent essai qui continue de me faire réfléchir.
Il y a vraiment beaucoup, beaucoup de stock dans cet ouvrage donc je peine à vraiment couvrir tout ce qu’il aborde, mais il est vraiment très riche et couvre un large éventail de sujets qui va au-delà de la biologie, de l’ergonomie, de l’essai féministe et des conditions de travail.

I Hope We Choose Love: A Trans Girl’s Notes from the End of the World (2019) par Kai Cheng Thom

Un essai/mémoire réflexion sur l’espoir, le monde actuel, les mouvements de justices sociales, les communautés LGBPT2QIA et tellement d’autres sujets abordés de manière vraiment incroyable, touchant et de plein de bonté dans la critique.

J’ai rarement lu un essai dans cette forme, avec des courts poèmes qui accompagnent merveilleusement bien l’essai précédent. La réflexion est juste, touche au cœur de problème que je constate et peine parfois à mettre des mots dessus et pointe vraiment dans des bonnes directions.

On se situe définitivement à la suite de l’ouvrage de Sarah Schulman Conflict is Not Abuse: Overstating Harm, Community Responsibility, and the Duty of Repair à beaucoup d’égards, mais Kai Cheng Thom arrive à avoir un portrait d’ensemble que je crois beaucoup plus réaliste et qui est capable de comprendre un peu mieux d’où viennent ces perpétuations de violence (de son métier, mais aussi de sa propre expérience) et propose plutôt de repenser les mécanismes qui crée cette violence que les personnes qui en sont victimes.

Je ne pensais pas aimer un essai à ce point là pour être honnête, beaucoup beaucoup d’idées de réflexions qui vont continuer à tourner dans ma tête. Il y a trop de chose à dire je pense pour tout aborder ici.

The Heart of a Woman: The Life and Music of Florence B. Price (2020) par Rae Linda Brown

Une fantastique biographie sur Florence Beatrice Price par Rae Linda Brown qui aura consacrée une partie de sa vie à explorer cette compositrice, trouver les partitions à droite et à gauche, trouver une correspondance d’une personne qui aura laissé quand même assez peu de trace au final malgré son importance majeure dans l’histoire étatsunienne (il s’agit de la première compositrice classique afro-américaine « de renom » dans l’histoire).

La biographie compense pour les périodes moins connues dans la vie de Price par des explorations des figures qui l’entourent, mais aussi des analyses musicales (qui demande quand même de bonnes connaissances musicales pour comprendre, mais elles ne sont jamais très longues donc peuvent être sautées au besoin) et des observations des sociétés et mouvements importants à l’époque.

Cette biographie met de l’avant la participation de la vie de Price dans la culture afro-américaine, comment elle s’en est inspirée, mais aussi comment la compositrice elle-même a participé à créer une partie de cette culture. Les questions de métissage, de « passing » sont aussi abordées, impossible de les contourner, et on explore bien comment Price a pu se sentir face à ces enjeux.

J’apprécie beaucoup l’inclusion de partie de partitions et l’analyse qui en est faite (même si je n’ai pas la culture musicale suffisante pour tout comprendre), et de comment ces compositions s’inscrivent dans une continuité de la musique afro-américaine, cela permet vraiment de faire ressortir des éléments importants de l’inscription des américain·es noir·es dans la musique classique sans plaquer un héritage sur un autre, mais comment les deux s’informent et s’harmonisent dans les compositions de Price.

Je pense que toutes les personnes adorant la musique classique devraient connaître Price, à défaut de lire cette biographique, au moins écouter ses deux symphonies et quelques une de ses pièces. L’héritage de cette compositrice est brillamment mis de l’avant par Rae Linda Brown et on ne peut qu’apprécier l’immense travail de plusieurs décennies qui a été mis dans la rédaction de cette biographique.

AfroTrans (2021, Collectif)

Une super anthologie mélangeant fiction, poésie, témoignages, entrevue et théorie d’auteur·es afrotrans (comme l’indique son titre 😉 ) et couvre un vaste ensemble de pratique, personnalité, pays (bien qu’illes ont tou·tes en commun la France à un moment ou à un autre), sujets, etc.

Je suis évidemment, personnellement, beaucoup plus intéressé par la partie théorie et entrevue de l’anthologie que le reste (bien qu’il y a deux, trois fictions plutôt intéressantes à mon avis) et l’ampleur de ce qui est traité est tellement vase que j’avais commencé une liste que j’ai dû réduire considérablement tellement elle était longue. Je peux toutefois mentionner qu’on traite autant de l’histoire coloniale comme frein aux expressions de genre, du passing, des limites de l’expérientiel en ce sens qu’il permet l’individualité, mais pas le rassemblement, la transphobie en France, la transmisogynoire, l’immense fossé de différence entre la transition FtM entre les hommes blancs et les hommes noirs, l’épilation et son histoire vis à vis des corps noirs, la performance et la musique, les ballroom en France, la création d’espace trans, etc. etc. etc.

Pour un premier ouvrage par les éditions Cases Rebelles (dont je suis le blog depuis plusieurs années maintenant), c’est vraiment un recueil impeccable, le travail d’édition est top et les sujets sont traités avec un grand brio ; il n’y a pas de contribution qui se démarque moins ou plus des autres (ce que je trouve très très rare) car la qualité est toujours au rendez-vous et on sent définitivement le soin mis et aux entrevues, et aux textes proposés. Cette anthologie réussit un pari d’être une forme célébration afrotrans malgré les problèmes, difficultés et discriminations qui sont évoquées tout au long de l’ouvrage (en ce sens, ça réussit littérairement ce que Blxck Cxsper propose musicalement).

J’ai déjà très hâte de lire les autres ouvrages de la collection!

Annulé(e) : Réflexions sur la cancel culture (2021) par Judith Lussier

Un super essai qui s’attarde à remettre en contexte pas mal tous les cas d’ « annulation » qui se sont déroulés au Québec dans les dernières années (et quelques cas états-uniens, français et un belge), à présenter qui sont les protagonistes de ces événements et qui décrivent ces soi-disant annulation. On passe aussi du temps à montrer les conséquences à long terme de ces « annulations » (souvent, il n’y en a pas ou sur de la très courte durée), mais aussi sur les personnes qui ont émis la critique en premier lieu (et souvent pas demandé d’ « annuler » l’objet de la critique).

On insiste aussi bien sur le fait que l’action de critiquer est souvent retournée comme une accusation de censure par certains acteurs ce qui a ultimement but de censurer une parole critique.

L’ouvrage a le mérite supplémentaire de présenter comment la censure émanent de la droite et du gouvernement (que ce soit autour de Daniel Marc Weinstock, le retrait d’un capsule sur le racisme systémique, le harcèlement de personnalité, etc.) n’est jamais présenté comme étant de la « cancel culture », et est même normalisé ce qui débalance l’idée que ce serait les « woke » qui censurent et non pas une plus large « droite ».

J’apprécie aussi que Lussier s’attarde sur les annulations intra-communautaires et des conséquences qu’elles ont, qui est réellement le plus susceptible d’avoir des répercussions dramatiques.

Il ne s’agit pas d’un ouvrage scientifique, mais bien d’un ouvrage du vulgarisation et de démystification donc la bibliographie est très réduite (et pas listée en fin d’ouvrage sinon qu’en l’appareil de note donc pas organisé) et consistent souvent en des articles de presse et émissions radiophoniques ou télévisuelles. On vulgarise et fait l’histoire de la cancel culture au Québec donc ce n’est pas surprenant, mais on pourrait être déçu de l’absence de réflexion philosophiques plus profondes (bien que ces discussions ne manquent pas).

Il y a un bon portrait des acteurs sur la scène québécoise et qui joue quel rôle dans cette médiatisation de la cancel culture et on glisse quand même des bonnes critiques des enjeux de pouvoir (très foucaldien) qui se joue au Québec et qui se sert du pouvoir pour vraiment nuire à un autre groupe et de quel manière. Il y a aussi de nombreux paragraphes sur comment la structure des réseaux sociaux contribuent à amplifier, à escient, les problèmes avec de nombreux exemples à l’appui.

C’est aussi un excellent guide d’autodéfense intellectuel qui identifie des enjeux, des structures, de manière de procéder pour les éclaire et les démonter. Il y aussi de bons passages sur la capacité d’empathie et ses limites infortunes (souvent pour les gens qui nous ressemblent le plus).

Je crois que l’ouvrage est assez « neutre » (à escient, il faut lire l’intéressant passage sur la (non-)utilisation du terme de patriarcat par Judith Lussier) pour le donner à un large éventail de personnes sur le spectre politique et ça ne convient pas qu’à la « gauche » comme lecture, c’est vraiment aussi destinée aux gens qui sont plus « conservateurs ».

« […] assoyez-vous trois heures avec n’importe quelle personne qui a été bannie de l’espace public et votre perspective sera irrémédiablement transformée. Même chose si vous prenez le temps d’écouter une victime. Tout le monde gagnerait probablement à tendre davantage l’oreille aux personnes incarnant une posture qui entre en conflit avec ses convictions et autres a priori » (p.212)
Malgré ce que cette citation qui pourrait nous faire penser le contraire, l’essai montre bien qu’il ne s’agit pas d’un « les torts sont des deux côtés », mais qu’il est nécessaire toutefois qu’on tende l’oreille aux personnes qui tentent de s’exprimer et qu’on rejette trop rapidement la critique au risque de la faire taire dans l’espace public.

Bref, je n’ai que des bons commentaires sur cet essai, j’en aurais pris personnellement un peu plus au niveau théorique, mais encore une fois, ce n’est pas l’objectif de cet ouvrage d’en faire une théorisation scientifique ou philosophique.

Octavia E. Butler (2016) par Gerry Canavan

Un fantastique essai sur l’oeuvre et la vie d’Octavia Estelle Butler présenté de manière chronologique de sa jeunesse à sa mort.

L’essai est extrêmement riche en terme biographique et d’analyses générale de l’oeuvre et on a aussi un bel aperçu des très très très nombreux brouillons (les survols de ses brouillons sont des parties super intéressantes de l’essai!!) et ré-écriture que Butler a écrit et ré-écrit au long de sa vie avant de publier les romans. Ça nous informe aussi sur certains livres qui n’ont jamais été finis (Parable of the Trickster) et leur contenu ainsi que l’idée générale de l’oeuvre de Butler, ses séries, ses directions, ses incertitudes, ses regrets.

Au niveau biographique, on s’intéresse un peu à la psychologie de Butler, notamment à travers certains passages de ses journaux intimes ou entrevues lorsqu’un événement marquant traverse sa vie (bourse d’écriture, mort de sa mère, sa décision d’aller à l’écriture, etc.) et ça nous informe sur une personne plutôt introvertie, très très exigeante envers son écriture et qui aimait les comics et Star Trek 🙂

Une très belle entrée dans son oeuvre, ça donne le goût de la lire encore plus!

Jacques Offenbach ou Le secret du Second Empire (1937) par Siegfried Kracauer

Un fantastique essai où Kracauer trace l’émergence de la figure de Jacques Offenbach comme le fruit de l’émergence et de la fin du Second Empire en liant les événements politiques de la France avec les répercussions sur la vie et l’entourage du compositeur.

On unie à la fois un portrait historique de la politique française, l’émergence de nouveaux théâtres, de l’opérette, des hauts et des bas de la bourgeoisie, de l’empereur et des impacts matériels, artistiques, etc. sur la vie des Français (et surtout des Parisiens). On parle de l’émergence d’une presse à petit frais contre un coût d’annonces plus élevés qui permet une plus grande diffusion des journaux, et l’impact (ou non) de la critique sur la réception des opérettes, des querelles culturelles et politiques entre l’Allemagne et la France (et entre Wagner et Offenbach), de questions d’immigration, de public, de dettes et de vedettes, en même temps qu’on suit la vie de Jacques Offenbach, d’un jeune prodige qui peine à obtenir rémunération à la « superstar » qu’il deviendra et qui marquera l’histoire de la France (les dernières pages arrivent à bien démontrer cet impact du compositeur).

Je dois avouer que la lecture était très agréable, on n’avait pas l’impression de lire un livre d’histoire ou une biographie, mais presqu’un récit (par moment, on aurait dit Les Misérables avec ces allers-retours entre l’histoire plus large, les considérations sociales, puis le retour à la narration autour d’Offenbach). Certains moments semblent être tirés d’un roman tellement ils sont incroyables (notamment lorsqu’Offenbach retrouve un compositeur déchu d’une mélodie qui l’a accompagné toute sa vie).

Kracauer se défend de faire dans le biographique ou l’analyse littéraire et musicale, mais on a tout de même droit à une mise en contexte de l’hypertexte et la réception des opérettes d’Offenbach, dans quel contexte elles émergent, à quoi elles font référence (pas toujours), à leur fonction, mais surtout à leur accueil par le public, les journaux, les personnes influentes et l’héritage que ces pièces auront dans les années à suivre. L’essayiste s’attarde aussi beaucoup aux conditions matérielles des théâtres et du compositeur, qui informe la production des pièces et leur re-travail ou retard parfois et des conséquences que celle-ci auront sur les productions suivantes.

J’ai toujours beaucoup aimé la musique d’Offenbach et j’ai eu un véritable plaisir à découvrir un peu plus ce monde musical, à mettre en contexte cette production et me donne vraiment envie de voir toutes celles que je n’ai pas encore écoutée et c’est toujours un plaisir de finir un livre et d’avoir envie d’en lire/écouter davantage pas par manque de détails dans l’essai, mais pour approfondir l’appréciation de l’oeuvre d’Offenbach.

Ecofeminist Literary Criticism: Theory, Interpretation, Pedagogy (1998, Collectif)

Une anthologie de textes assez courts sur l’écoféminisme à travers la théorie et l’interprétation littéraire (et vice-versa 😉 ). Un portrait assez large de couverture quand même, on parle autant d’essais (dont celui de Françoise d’Eaubonne) que de poésie ou de romans (Ana Castillo, Christa Wolf, Octavia E. Butler, Ursula Le Guin, etc.) de différentes traditions littéraires et pays. Ma seule grande déception est vraiment la brièveté de certains des textes qui auraient bien mérité un peu plus de place.
Je ne suis pas encore trop sûr quoi penser des deux derniers textes sur l’enseignement de l’écoféminisme non plus.

J’aurais définitivement bien aimé pouvoir le lire avant la fin de la rédaction de mon mémoire, ça n’aurait probablement pas changé la théorie, mais m’aurait probablement conforté à certains égards dans mes analyses littéraires (et la piste de l’alimentation en est une intéressante que je n’avais pas exploré). J’aurais aussi probablement lu Buffalo Gals, Won’t You Come Out Tonight de Le Guin qui a l’air vraiment intéressant! mais je l’ajoute à ma liste de livres à lire à l’instant.

Fictions et romans

L’Atelier de Marie-Claire (1920) par Marguerite Audoux

Ce livre est un chef d’oeuvre, tout simplement.

J’ai pleuré 2 fois lors de la lecture et j’ai bien manqué de le faire deux fois plus souvent. Tous les éléments stylistiques du premier livre, Marie-Claire, que j’avais apprécié s’y retrouvent à nouveau: cet espèce de regard permanent sur le monde qui semble bercer et n’y toucher qu’à peine comme pour ne pas le perturber, ces observations impeccables sur les comportements, situations, etc. des différentes personnes qu’elle côtoie. Ici, on sent une véritable bonté dans les descriptions, qui même lorsqu’elle souligne des défauts, il y a toujours une cause, une possibilité d’y échapper, ce n’est pas si terrible au fond, etc. (sauf les descriptions physiques qui sont parfois un peu violente).

Grosso, l’histoire tourne autour de son arrivée dans un atelier de couture et des divers personnes qui y travaillent donc ses collègues de travail, les propriétaires et certaines clientes en plus des connaissances proches de tout ce monde là. Au fur et à mesure, certaines personnes partent, meurent, d’autres arrivent, les dynamiques changent un peu et on est jamais en manque de nouveauté.

On sent vraiment la personnalité de chaque personne complètement émerger et il y a là une véritable richesse de l’exploration des fonds intérieurs des gens et de leur potentiel. Pas un personnage n’est pas clairement décrit, dont on n’entend pas la voix dans notre tête, dont on s’imagine bien la vie. Ces impressions émergent notamment des descriptions et dialogues de ses collègues de l’atelier de couture, mais aussi des moments rares de partage de récit de vie qui sont comme une pierre qui vient s’ajouter au collier descriptif.

Elle raconte avec un style absolument maîtrisé des récits aussi tragiques que la maladie, mort, le deuil, le viol, les accidents, la déchéance, la pauvreté, la tragédie, etc. Encore mieux, elle décrit comme les personnes de l’atelier aide les autres à travers leurs épreuves, ce réseau de solidarité suite au deuil, à la mort, ces échanges et dévouement que tous mettent pour rester ensemble, aider la propriétaire à garder sa boutique, comment l’atelier évolue et change au courant des années.

On sent aussi son impuissance dans tellement de situation, notamment ses fiançailles annoncées et arrangées avec un homme qu’elle n’aime visiblement pas, mais qu’elle accepte de fréquenter par pression de son entourage. Probablement la seule personne vraiment antagoniste du récit, même à travers un récit plutôt « neutre », ses actions montre un homme avare, arrogant et complètement entitled aux possessions de sa tante qui se dévoue immensément pour lui quitte à s’en ruiner et perdre des objets qui lui sont cher. La description des rencontres dans la rue avec une personne noire et dont ses compagnons de marche font toujours preuves de racisme complètement disproportionnés envers un simple passant est aussi assez parlant de comment elle arrive à montrer comment les gens peuvent paraître gentils, mais sont réellement odieux envers tout ce qui ne leur ressemble pas. Bien qu’elle ne change pas le comportement de ses partenaires de marche, on sent bien la morale anti-discrimination (qui est bien tournée) lorsque la personne noire vient lui faire une sorte de remontrance pour lui dire qu’il est comme elle.
[Une note cependant au niveau du lexique employé: l’éditeur aurait définitivement pu moderniser le vocabulaire, c’est une collection destiné à la jeunesse et ça commence à faire beaucoup de racisme qui passe subtilement dans cette collection sans l’adresser à aucun moment ni faire des efforts de l’éviter, à ce niveau, la collection Les plumées n’évolue pas du tout et je continue dans mes reproches d’une très mauvaise édition/préfaçage des textes pour une collection qui veut se démarquer ; surtout pour Talents hauts qui est d’habitude très sensible à ce niveau]

Je pense qu’on ne ressort pas indemne d’une telle lecture, d’un très grand style et d’une immense sensibilité. Marguerite Audoux sait non seulement observer, noter, avoir une immense attention à son entourage et sait le transcrire à l’écrit et à y amener une kyrielle de subtilité et un bel élan narratif où on ne s’ennuit jamais. J’adore l’ajout de retranscriptions de chansons dans le livre, qui non seulement montre très bien l’égaiement ou la tristesse des personnages, mais ajoute définitivement un niveau de lecture supplémentaire et une sorte de mémoire de ces chants là. À ne pas manquer.

Clélie, histoire romaine (1655) par Madeleine de Scudéry

Je me suis procuré ce roman suite à la lecture de l’essai Femmes et littérature. Une histoire culturelle, tome 1 qui parlait longuement de ce roman, de son autrice et de la réception du livre dans la société française. Ma lecture date quelque peu, mais j’avoue avoir été très agréablement surpris du contenu et de devoir décrocher à grand regret lorsque j’arrivais à ma station de métro.

L’autrice compose un roman à clef sur fond de drame historique romain, sur fond de dialogue philosophique notamment sur l’amour, la gloire, l’amitié, les hommes et les femmes et bien davantage tout en gardant des enjeux de narration qui accroche son lectorat: conquête, prisonnier de guerre, mariage arrangé, dilemmes amoureux, drames, etc. Je regrette immensément qu’il s’agit d’une édition qui choisie des parties de textes (très très très très long) de l’histoire plutôt que le récit complet parce que j’aurais bien lu ces récits de guerres, de batailles et de pirates (apparemment!!!) qui était résumé en deux, trois paragraphes entre les récits qui étaient conservés.

Honnêtement, sans être moralisateur, je trouvais que ce livre permettait un apprentissage intéressant de différents points de vue sur les qualités des gens, les perceptions des un·es et des autres et que le roman qui permet de faire valoir le point de vue divergeant de plusieurs personnes sur une même situation était incroyablement réaliste, permettait un dialogue fantastique et maintenant le récit en haleine constamment. J’aurais adoré lire ça plus jeune plutôt que le dialogue de Platon sur l’amour: non seulement il ne s’agit pas d’idées abstraites sur l’amour ou si elles le sont, c’est bien mis en évidence qu’il s’agit de valeurs dont certaines personnes n’ont que faire dans le concret, mais ces dialogues servent en récit, une mise en commun des idées, alimente des querelles et dilemmes amoureux. Bref, on a l’impression que ça va quelque part, au-delà du concret, ce sont des véritables leçons sur parfois que ne pas faire (Artaxandre est probablement le personnage le plus intéressant à cet égard d’une belle élocution, de grands principes, mais de l’aspect au final super vain de toutes ces idées).

Un classique qui mérite définitivement toute sa place dans l’histoire littéraire et qui est encore super lisible et intéressant aujourd’hui. Une découverte fantastique pour moi et je regrette simplement de ne pas avoir eu le texte complet entre mes mains avec cette édition.

Théâtre

Love Song to Lavender Menace (2017) par James Ley

Quoi ne pas aimer dans cette pièce de théâtre pour moi? Deux libraires lors de leur dernière journée avant que la (authentique) librairie écossaise Lavender Menace ne ferme. Reminiscent d’auteur·es comme James Baldwin, Jean Genet, Jeanette Winterson, Rita Mae Brown, etc. tout en parlant du climat politique anglais de l’époque, c’est à la fois un hommage aux oeuvres, au militantisme de l’époque et évidemment à la librairie.

Aussi, un des libraires est très fan de Doctor Who et ça paraît non seulement dans les nombreuses allusions plus ou moins subtiles, mais aussi dans le tissu du texte même avec l’apparition d’un·e voyageur·e / invité·e spécial·e (chaque fois différent lors des représentations) qui parle de l’importance d’un lieu similaire à la librairie pour elle/lui et d’un livre qui a énormément compté.

Une pièce de théâtre idéale pour tout libraire queer ou féministe. C’est définitivement très bien écrit, bien pensé et rempli à la perfection son rôle d’hommage plus large aux mouvements LGBTQ.

Livres jeunesse

Sam et le Martotal (2020) par Louise Mey et Libon

Une super histoire dont le récit tourne autour d’une tribu qui ne rompt jamais avec la tradition comme métaphore des stéréotype de genre et du patriarcat et invite les enfants à faire les activités qu’illes désirent (tout en mentionnant quand même que faire la guerre, c’est pas tant top non plus ; un beau petit plus je trouvais au conte).

Avec des animaux aux noms croisés et aux caractéristiques uniques, des outils aux multiples fonctions qui en trouveront d’autres par la fin de l’histoire, et aux dessins vraiment géniaux de Libon, c’est une histoire parfaite à mon avis, vraiment adorable et avec une belle fin. Une belle construction d’univers.

Bandes dessinées et mangas

The Dire Days of Willowweep Manor (2021) par Shaenon K. Garrity et Christopher Baldwin

Une BD hilarante qui réussit le pari de rendre hommage tout en se moquant gentiment des lieux commun du genre gothique et de l’amener dans d’autres directions. Ces allusions sont autant visuelles que textuelles et ce qui est le fun, c’est que la protagoniste est au courant de ces tropes donc est capable de jouer avec ou de la rendre furieuse. Au final, il y a un bon jeu de reprise de stéréotypes pour créer le récit, s’en détacher, s’en moquer, les subvertir et ultimement avoir du fun avec.

La BD mélange à la fois un humour savant (par les allusions intertextuelles), mais aussi simplement burlesque et une bonne intrigue qui nous accroche jusqu’à la fin. Le tout début et la toute fin de la BD donne aussi un fondement intéressant à l’histoire générale et l’encadre à merveille.

Vernon Subutex, tome 1 (2020) par Virginie Despentes et Luz

C’est tellement bon, tellement bien exécuté, on sent qu’il y a eu tellement de temps mis à préparer, dessiner, planifier tout ça, c’est vraiment incroyable comme résultat.

En terme d’ambition, je le compare vraiment à une Comédie humaine du XXIème siècle. Il faut vraiment que je lise les livres un jour maintenant, c’est tellement complexe et intéressant, nuancé et profond.

Les cavaliers de l’apocadispe n’ont pas fait exprès (2019) par Libon

Hilarant, comme d’habitude. J’ai ris à voix haute à plusieurs reprises. Libon est un des rares auteurs qui non seulement ne me déçoit jamais, me fait toujours rire, mais avec lequel je passe toujours un très excellent moment.

Les cavaliers de l’apocadispe vont bien (2021) par Libon

En parfaite continuité avec les albums précédents, toujours les mêmes enfants toujours en train d’avoir mille accidents et en toujours en conflits absurdes avec des figures d’autorité (parentales, policières, professorales, militaires, etc.) qui abusent parfois de leur pouvoir, mais qui finissent ultimement par être rattrapés si leur rigidité se poursuit.

J’avoue avoir encore beaucoup rit, « L’interro » est probablement un des meilleurs écrits et illustre superbement la poétique de la série.

Le Pavillon des hommes, Tome 12 (2015) par Fumi Yoshinaga

Une entrée particulièrement bonne dans la série qui combine ce que la série fait de mieux: drame de cours, politique intérieure et international, développement scientifique et des personnages aux motifs opposés, dont on croit parfaitement les motifs, avec des drames interpersonnels intenses, des rebondissements inattendus et des résolutions (ou non) intenses.

L’aspect un peu plus contenu de l’histoire (bien qu’elle suit vraiment le tome précédent) avec une « résolution » et une ouverture vers la fin aide peut-être ce jugement d’avoir une histoire complète et intéressante.

Le Pavillon des hommes, Tome 13 (2016) par Fumi Yoshinaga

La série prend une tournure intéressante puisque la narration doit maintenant composer avec un « retour à la normal » (ou un monde post-apocalyptique selon moi) puisque la vaccination est maintenant normalisée et les hommes reprennent petit à petit les postes de pouvoir qu’ils avaient (au détriment des femmes) presque comme un retour de balancier. Les dynamiques femmes-hommes semblent aussi revenir à celle d’avant la pandémie (notamment en ce qui à trait à la violence envers les femmes et des préconceptions essentialistes qui surviennent dans les propos de certains personnages) et les enjeux de la politique japonaise ne sont plus simplement locaux, mais les relations internationales sont maintenant au premier plan.

Il n’est donc pas étonnant qu’on adresse de très multiples sujets dans ce volume notamment au sujet de « l’inversion » des rôles (parfois carnavalesque) superbement illustré par Takiyama qui explore, dans ses propos et sa propre vie, la transition sociale et embrasse cette multiplicité entièrement. Il a de très beaux dialogues tout le long, mais l’histoire qu’il explique à Abe Masahiro concernant les kimonos de courtisanes (et il y a un beau transfert aussi avec le kimono d’intendant à la fin, ça me rappelle l’attention porté à la poétique du vêtement dans un des premiers tomes). Il y aurait probablement à dire aussi sur cette genderqueerisation de la société.

L’importance des relations internationales vient aussi jouer énormément dans les dynamiques de pouvoir, alors qu’on avait affaire essentiellement à des intrigues de cour et faire face à la population, un troisième enjeu politique doit maintenant être pris en compte dans l’exécution de la politique ce qui fait en sorte qu’on a des personnages un peu plus mature, il me semble, en politique (sans maturité, c’est l’invasion du Japon et ce n’est évidemment pas concevable pour les gens au pouvoir). Ça se traduit par une recherche d’équilibre plus intéressante, notamment sur des questions de classe, mais aussi d’aversariat politique ce qui rend le récit très intéressant.

La question de la violence genrée revient aussi au premier plan et de manière très frontale avec la question du viol et de l’inceste et des menaces de violences envers les femmes. Une critique très directe de notre propre société qui n’avait pas vraiment été possible dans un régime matrilinéaire comme la série l’avait été jusqu’à présent (ou en fait, pas possible qu’autrement qu’à travers le prisme de l’inversion des genres et des rôles). Cette question touche aussi les enjeux internationaux qui forcent la contamination de la politique (la perception des anglais sur les femmes en poste de pouvoir comme un aveu de faiblesse force la considération des hommes shōgun).

Un volume donc extrêmement riche à mon avis. J’ai à peine effleuré les nombreux thèmes et la narration du volume, il y a encore beaucoup beaucoup beaucoup plus de choses à creuser et on voit vraiment une belle réalisation qui à la fois réussi à poursuivre la mission que l’autrice s’était lancée malgré un changement de paradigme important dans cet univers et une possible fin prochaine de la série et éviter de succomber à la tentation de juste en finir là aussi valait vraiment le détour. On n’a pas l’impression que ça s’étire, au contraire, il y a un beau second souffle à cette série.

Les souffrances invisibles de Karen Messing

Les souffrances invisibles de Karen Messing

L’essai de Karen Messing est extraordinaire. Non pas seulement parce qu’elle s’attarde à décrire en détails comment l’environnement de travail peut rendre plusieurs catégories d’emploi des métiers où les travailleurs et travailleuses sont à risque d’être malades, d’être exposé·es à de la radiation, à des douleurs chroniques ou permanentes, etc. mais aussi par une réflexion plus générale sur le travail physique demandé et le peu de considération qu’on y accorde vraiment.

L’essai n’est pas qu’une analyse approfondie du comment l’environnement affecte la santé. Il s’agit aussi du récit du parcours professionnel, et parfois plus personnel, de l’auteure et de l’évolution de sa pensée. Présenté à travers 11 chapitres qui constituent presqu’autant d’études sur un sujet précis (des techniciens de surface dans les hôpitaux aux enseignantes en passant par le travail à la chaîne ou les serveuses de restaurant), elle reprend différents articles écrits au cours de sa vie pour articuler un récit autour de ce qu’elle nomme le « fossé empathique » soit une sourde oreille que les chercheur·es font face aux travailleurs et travailleuses de plus bas statuts que les premièr·es. Il s’agit aussi d’un essai qui articule une réflexion importante sur les conditions de travail, mais aussi d’une large indifférence/insensibilité des patrons d’entreprise qui part du refus aux universitaires d’étudier les conditions de travail de leurs employé·es jusqu’au mensonge orchestré.

Ce qu’avance Messing n’est pas inconnu pour moi, ayant travaillé dans différents emplois (et études) nécessitant des déplacements physiques et le transport de charges plus ou moins lourdes régulièrement; j’ai bien évidemment ressenti ces douleurs malgré mon relativement jeune âge, douleurs qui allaient en s’accentuant au fur et à mesure des années. Lors de mon dernier emploi, en raison d’horaires de cuisine particuliers, je ne prenais pas vraiment de pauses pour m’asseoir et souffler ce qui me causait de grandes douleurs aux pieds et une fois rentré· chez moi et assis·, je peinais souvent à me relever. Une partie de cette douleur s’estompa lorsque je commença à m’asseoir régulièrement durant mes chiffres, mais étant la seule personne en cuisine, il était difficile de vraiment se reposer puisque je devais me lever sitôt que survenait un·e client·e. L’auteure de Les souffrances invisibles se penche sur le problème de la position debout, parmi bien d’autres, en s’attardant notamment aux caissières de supermarché nord-américain qui travaillent en position debout contrairement à leurs homologues européennes qui travaillent assis. Messing en vient évidemment à constater des problèmes qui pourraient se régler en permettant simplement d’avoir un siège pour les caissières. Dans les chaînes de supermarché cependant, on refuse cette solution sous prétexte que le comptoir serait alors trop haut pour effectuer les transactions (réglé simplement avec un siège plus haut ou avec un siège qui permet de bien s’accoter debout) ou encore que ce serait un manque de respect pour les clients que d’être servi·es par des personnes assises.

C’est probablement là qu’un premier «fossé empathique» peut être constaté, un·e client·e tient-ille vraiment tant à se faire soi-disant «respecter» au risque d’accidents de travail plus fréquent et de douleurs constantes pour la personne qui travaille? Si oui, peut-être avons-nous une vision un peu tordue de ce qu’est le respect surtout lorsque ce sont les personnes de plus bas statut qui vont alors se blesser pour gagner simplement assez pour subvenir à leur besoin et leur famille.

Parlant de famille, l’auteure observe aussi combien les horaires de travail changeant, de soir, de fin de semaine, etc. sont anxiogènes pour les travailleurs et travailleuses avec des familles pour qui doit souvent alors trouver des gardien·nes pour les enfants en bas âge, quelqu’un·e pour aller les chercher à l’école ou à la garderie. Même lorsqu’un·e partenaire est présente, cela n’empêche pas les casse-tête surtout lorsque les horaires de ce·tte dernièr·e sont aussi complexes. Encore une fois un problème qui pourrait être réglé plus facilement en établissant des horaires plus tôt ou plus réguliers ou en pensant qu’il n’est probablement pas nécessaire pour un supermarché d’ouvrir jusqu’à 2 heures du matin (oui, Messing parle de ces travailleurs qui ne pourraient absolument pas magasiner en dehors de ces heures).

Nous avons parlé d’exemples concrets de ce qu’elle décrit dans le livre, on pourrait les détailler encore longtemps, que ce soit pour dépeindre les conditions de travail des concierges de train en France ou des travailleurs dans une usine avec de la poussière radioactive qui s’imprégnait partout. Cependant, un autre des aspects de l’essai est de discuter de comment ces problèmes d’environnement touchent très souvent les femmes. Cet aspect est abordé dans l’essai autant à travers les études menées que le parcours personnel de l’auteure qui essuyait souvent des refus de subventions au début de sa carrière et les réactions de certains de ses collègues universitaires qui ne semblaient pas comprendre l’importance des approches différenciées en fonction du sexe.

Cette déconnexion des universitaires face à certaines réalités est un peu le cœur de l’ouvrage si on y réfléchit bien. C’est en tout cas à eux que s’adresse surtout (mais pas que) la formule du «fossé empathique», mais aussi dans une très large mesure l’ouvrage. Bien qu’il soit relativement accessible, définissant et vulgarisant un peu tous les sujets de l’ergonomie à la valeur-p, l’essai reste un recueil d’articles bien spécifiques, bien que relié par un plus grand récit, sur l’ergonomie et le travail de chercheur·e universitaire qui raconte parfois bien longuement les processus de demandes de subventions.

Bien que les critiques qu’elle adresse aux universitaires sont souvent celles qui leur sont régulièrement adressées : rester dans leur tour d’ivoire, d’appartenir à une classe élevée et leur désintérêt presque totale pour ce qui ne relève pas de l’université; les critiques sont formulées avec des exemples bien précis et des situations réelles. Alors que des travailleurs sont en train de souffrir, voir de risquer la mort, dans leur milieu de travail, les universitaires choisissent presque sciemment de les ignorer pour des études qui leur permettrait de publier dans des revues plus prestigieuses ou encore des études rentables (souvent commandées par des entreprises) plutôt que de se responsabiliser face au restant de la société ou travailler en partenariat avec des syndicats. Ces choix peuvent être parfois un peu forcés par les gouvernements, dont les coupes aux subventions, du gouvernement conservateur, qui ne rejoignent pas les intérêt des entreprises. D’autres fois pourtant, il peut s’agit de différence de classe dont les universitaires n’ont pas nécessairement pris conscience. L’auteure parle notamment de sa situation à elle qui a toujours été relativement aisé (née d’un père cadre et d’une mère artiste de gauche, mais qui gravirent tout de même des échelons) et de ses collègues qui le sont parfois moins et qui remarquent parfois des situations à laquelle elle peut être aveugle.

Un seul exemple : l’auteure raconte la fois où elle voulait photographier des concierges pour pouvoir montrer à quel point elles devaient adopter des positions inconfortables pour nettoyer certains recoins inaccessibles (positions un peu caricaturées par la couverture de l’essai). Malgré sa tentative d’avertir à l’avance, le message ne s’était pas rendu aux employées et ces dernières refusèrent en bloc de se faire photographier dans leur tenue de travail par une universitaire avec des vêtements qui montrait assez clairement son appartenance à une classe sociale plus favorisée. Bien qu’elle finit par réussir à les photographier un peu plus tard (les employées étaient alors préparées à être prises en photo et l’auteure ayant pris le soin de mettre des vêtements plus ordinaires), une certaine confiance s’est brisée à ce moment.

Le manque de confiance peut aussi surgir du fait que les recommandations qui découlent d’études ne sont parfois pas adoptées, voir refusées catégoriquement, par les patrons (ou le gouvernement!) alors qu’on leur a démontré le danger pour les travailleurs et travailleuses. Ces situations posent très sérieusement la question de l’utilité de la recherche des universitaires pour les employé·es. Bref, c’est aussi une réflexion très sérieuse et engageante sur les classes sociales que propose Messing.

À travers son parcours et son livre, l’auteure doit aussi s’attaquer à des mythes extrêmement tenaces, dont celui de la valeur-p qui, alors qu’elle est complètement arbitraire, limite très très souvent l’établissement de corrélation entre certaines conditions de travail et des accidents/maladies. Je réfère là au chapitre 10 qui est consacré à cette question (et auquel elle amène quelques éléments de réponse). Parmi les autres mythes que l’ergonome attaque est celui du travailleur malhonnête, qui ne ferait que se plaindre pour obtenir le maximum de jours de congés. Celui-là que même les docteur·es ne croient pas alors qu’une tâche répétitive est exercée et que la corrélation devrait apparaître évidente, mais qu’ils laissent passer d’autres accidents identiques comme des blessures lors d’activités physiques ou de loisirs ponctuels puisque les docteur·es comprennent ce type de douleur parce qu’illes peuvent se rapporter à ce genre de situation. Les patrons sont aussi largement à blâmer pour l’indifférence manifeste face à ce genre de situation, où même lorsque plusieurs travailleurs et travailleuses sont affecté·es des mêmes problèmes (de l’asthme, à des mots de dos, etc.) et qu’illes essaient de changer leur condition de travail pour empêcher la répétition de ces douleurs, rien ne bouge. C’est en ce sens que le sous-titre de l’ouvrage, Pour une science à l’écoute des gens, se révèle: plusieurs de ces problèmes pourraient être résolus simplement en étant à l’écoute, que ce soit les universitaires ou les patrons, et l’ouvrage regorge de ces exemples où une simple oreille tendue pourrait guérir les problèmes de dos.

Cette science empathique n’est malheureusement pas suffisante à régler tous les problèmes et doit parfois faire face à des situations où des gens égoïstes se servent de tous les outils à leur disposition, des tribunaux aux mensonges, pour empêcher que leurs privilèges et vision des choses ne changent. L’auteure raconte une situation particulière où une étude intitulée EQCOTESST fut attaqué de tous les côtés par des regroupements d’employeurs qui accusaient l’étude de manquer de fondement scientifique et où l’organisme qui chapeautait le projet a dû abandonner l’étude pour ne pas à avoir à mettre toutes ses énergies à la défendre. Cela n’a pas empêché par la suite des délégués patronaux à mentir régulièrement sur la même étude (parce que la répétition, à défaut d’être vraie, à cet avantage de passer pour vrai) même si on les avait repris sur la question (voir pp.189-191) et montré en quoi leur argument était mensonger.

Karen Messing nous informe non seulement sur ce que pourrait être une science empathique, dans ce cas précis quels pourraient être les potentiels de l’ergonomie, mais développe aussi une réflexion beaucoup plus large sur la société et l’environnement de travail. Que ce soit à travers les rapports de classe ou de sexe, les plus largement développés dans l’essai, la confiance et l’empathie que l’on décide d’accorder ou non et qui ont des conséquences réelles pour le bien-être général, ou encore les rapports de pouvoir qui sont toujours à l’avantage des mêmes. En plus d’ouvrir les yeux à différentes réalités et différents emplois, les recommandations de Messing vont plus loin que toucher simplement à une catégorie d’emploi. Personnellement, je suis déjà en train de repenser certains présupposés, de repenser à quel genre de «fossé empathique» je possède, mais aussi de penser à un environnement de travail beaucoup plus sain et ergonomique pour une coopérative que je cofonde. Bref, l’auteure ne reste justement pas dans cet abstrait de la tour d’ivoire universitaire et nous force à nous reconsidérer et à commencer à avoir un impact, lorsqu’on peut, non-négligeable sur notre environnement.

À mettre entre les mains de tou·tes les patron·nes et universitaires, mais aussi pour les personnes intéressées par les conditions de travail, l’ergonomie et la différenciation sexuelle du travail.