Mini-critique: Speak de Louisa Hall


Les personnages et leurs histoires

Speak (traduit en français sous le titre de Rêves de machines) de Louisa Hall est une fiction intéressante dans laquelle on suit 5-6 différents protagonistes différents: une jeune fille du XVIIème siècle (Mary Bradford) qui part pour le Nouveau-Monde avec un mari issu d’un mariage forcé, Alan Turing qui entretient une correspondance avec la mère de son ami d’enfance, Karl et Ruth Dettman qui créent un logiciel de discussion MARY avec Ruth qui délaisse son mari pour parler avec le logiciel, une autre petite fille, Gaby, qui discute avec MARY3 et souffre très durement de la confiscation de son babybot par le gouvernement et finalement Stephen R. Chinn emprisonné pour avoir créé les babybots.

Évidemment, les cinq protagonistes sont informé·es, directement ou non, par les travaux de leurs prédécesseurs, Ruth Dettman édita le journal de Mary qui donna son nom au logiciel, mais aussi à certains traits de sa personnalité. Turing inspirera les machines pensantes et les travaux de Karl et Stephen. Gaby discutera avec MARY3, une troisième version du logiciel des Dettman et Stephen aura bâti ses babybots sur les travaux de Dettman, Turing et sera aussi influencé (en plus d’influencer puisqu’il a créé les babybots) par Gaby durant son procès.

Vers la moitié du récit, je ne savais pas trop où le roman se dirigeait, mis à part les filiations qui se brossaient à droite à gauche, les 5 trames narratives n’allaient pas se joindre et nous n’aurions fini que par voir 5 narrations se terminer assez platement. Deux réflexions ont cependant retenu mon attention juste avant que je commence à perdre l’intérêt du récit.

Qu’est-ce que la communication, qui communique et qu’est-ce qu’une vie intelligente?

La première réflexion, la plus évidente, est le thème de la communication qui traverse les histoires. Chaque protagoniste a sa propre manière de communiquer: le journal intime (Mary, lui même influencé par un type de récit d’un de ses auteurs préférés), la lettre (Turing), le journal (Dettman), le clavardage/procès verbal (Gaby) et le mémoire (Stephen). Il y a un désir chez chacun des personnages de communiquer, mais de se poursuivre dans le temps aussi. Le logiciel Mary et l’ajout de mémoire à ses processeurs (pour se souvenirs des discussions et savoir mieux répondre à ses interlocuteurs et interlocutrices) est probablement l’aboutissement de ces envies de communiquer/partager et survivre dans le temps. Les histoires à la Shéhérazade de Stephen sont, dans une moindre mesure, aussi une de ces manifestations.

La seconde réflexion, qui m’est apparue très soudainement durant ma lecture, est que chacun des témoignages amène à réfléchir à ce qui constitue une vie, sensible, pour chaque époque.

Pour Mary, son père essai de la convaincre que les animaux n’ont pas d’âme et sont ainsi moindres dans la hiérarchie (elle affectionne énormément son chien d’où son refus de partager ce point de vue); dans une autre mesure, on peut aussi considérer le mariage forcé comme un refus d’une vie choisie pour les femmes au XVIIème siècle.

Pour Alan Turing, qui rêve de machines pensantes, oui, il se questionne déjà à savoir si les robots auront des émotions indistinguables des humains, mais plus profondément, les injections d’œstrogène suite à la découverte de son homosexualité amène à réfléchir à la société anglaise de l’après-guerre qui refusait de considérer les homosexuels comme humains à part entière (soit la prison, soit la castration).

Je saute à moitié la réflexion pour les Dettman, mais quand les robots deviennent trop perfectionnés, la question ne se pose plus tellement à savoir s’ils sont capables ou non d’émotions, mais si ils les ressentent. Une autre question sous-jacente est alors de savoir si les êtres humains ne sont pas inférieurs aux robots au final. À cet effet, l’algorithme de séduction de Stephen sert à faire la démonstration que les humain·es sont conditionné·es à donner X et Y réponses et qu’on peut influencer la psyché humaine à l’aide d’une logique de formules.

Beaucoup de questions sont posés dans ce livre, à savoir comment la communication affecte la société dans laquelle on évolue, mais aussi l’héritage de ces communications pour le futur. La question de délimiter la vie, à l’intérieur même des êtres humains ou en l’étendant aux animaux et au robot, questionne aussi les lignes minces, à travers le temps, à savoir qui a le droit à la vie, qui peut choisir et qui peut violenter ceux qui ne le peuvent pas.

Même si les histoires individuelles ne sont pas forcément remplies d’action ou d’une intrigue intéressante (quiconque connaît un peu la vie de Turing sait où sa trame narrative mène, bien que l’autrice l’anticipe et s’ajuste en conséquent), les questions des inégalités, de la communication et de la reconnaissance de la vie sensible permettent d’explorer ce récit d’une toute autre manière et de vraiment apprécier le travail de ces 5 voix parallèles qui n’entendent pas toujours, mais qui sont font héritièr·es du passé.

Mini-critique: Le sexe nié par Osire Glacier

Introduction et bref résumé

Cet essai a un immense potentiel, à plusieurs égards, on pourrait le comparer au Sexual Politics; La politique du mâle de Kate Millett. Les deux offrent d’excellentes analyses de la littérature d’un pays (le Maroc pour Glacier, l’Angleterre et les États-Unis pour Millett) afin d’en faire ressortir la misogynie, le sexisme et l’ordre patriarcal qui y est proposé et reproduit. Les deux ouvrages développent, à l’aide de leur exploration littéraire, une idée de ce qu’est le patriarcat dans le pays respectif des œuvres. Osire Glacier va toutefois, en plus d’un très large corpus masculin, chercher dans les œuvres de femmes les conséquences du patriarcat sur elles contrairement à Millett qui analysait uniquement une certaine littérature masculine.

Afin de démontrer que le Maroc n’est évidemment pas seul dans ce développement du patriarcat, l’autrice propose plusieurs équivalents à ce qu’elle observe dans la littérature (et la société) marocaine dans le film américain Mr. and Mrs. Smith (2005). Ses observations dans la littérature ainsi que les comparaisons avec le film sont d’une grande justesse et brosse le portrait d’une société patriarcale avec une grande finesse d’analyse. C’est définitivement un ouvrage très intéressant pour l’analyse social du patriarcat au Maroc et de ses nombreuses composantes.

La critique masculine

Bien que j’ai beaucoup d’admiration pour l’essai et que c’est un ouvrage que je vais recommander amplement, j’ai toutefois été très surpris de certains de ses choix théoriques (très masculin: Bourdieu, Lévi-Strauss, Marcel Mauss, etc.) alors que des théoriciennes comme Kate Millett (pour la critique du patriarcat et la critique littéraire), Joanna Russ (avec son essai How to Suppress Women’s Writing), Nicole-Claude Mathieu (pour l’approche matérialiste), etc. auraient enrichi immensément l’essai et aurait pu lui donner plus de matériel et de contenu pour l’analyse plutôt que de s’en remettre à la critique universitaire masculine. L’essai aurait certainement été plus long à écrire et aurait contenu beaucoup plus de pages, mais le travail effectué est parfois tellement similaire que je ne pouvais que trouver dommage qu’elle n’ai pas lu (ou cité?) des ouvrages dont elle tirait des conclusions comparables. Je ne prendrais que la comparaison, pour cette critique, de l’essai de Joanna Russ: Glacier propose deux manières d’invisibiliser les ouvrages des femmes par le patriarcat dans son essai alors que Russ a écrit un essai complet sur le sujet. L’autrice du sexe nié aurait pu s’en inspirer pour ajouter à ces techniques d’invisibilisation et ainsi multiplier les exemples et les stratégies patriarcale à l’œuvre.

Est-ce là de la fiction?

J’émettrais un deuxième petite critique sur l’essai de Glacier lorsqu’elle exemplifie la présence patriarcale dans les œuvres de fiction. Là où Kate Millett analysait moins d’une dizaine de romans sur des dizaines et des dizaines de pages en plus de parler de leurs auteurs, de les mettre en contexte, de les analyser, Osire Glacier ne se contente que de citer ou relever certains passages pour appuyer ses propos. Les passages des mémoires d’auteurs et d’autrices aident son propos; je n’ai certainement pas les connaissances pour juger de l’immense travail de recension qu’elle a effectué et ce n’est pas du tout là ma critique.

Elle tire cependant de très nombreux passages de romans pour son analyse alors qu’il s’agit de personnages de fiction et qui peuvent donc très bien ne pas miroiter du tout la pensée de l’auteur (et même être bien être le contraire et être écrit comme tel). Je m’en remets à l’autorité de l’autrice sur cet aspect, mais une plus grande présentation du livre et une analyse plus approfondie de chacun d’entres-eux n’auraient pas été superflu puisque je ne comprenais pas comment citer une œuvre de fiction pouvait représenter les pensées de leurs auteur·es dans l’essai de Glacier contrairement au travail de Kate Millett qui prenait le temps d’explorer la fiction et de ne pas en tenir une lecture biographie (peut-être la comparaison est-elle injuste aussi).

« Les personnes nées avec un vagin »

Ma troisième critique de l’essai est son insistance à parler des « personnes nées avec un vagin » plutôt que, simplement, des femmes ou d’une construction de la féminité (bien qu’elle les emploie aussi, parfois de manière interchangeable surtout avec le terme de « femmes »). Osire Glacier explique très brièvement le pourquoi de cette expression au début de l’ouvrage, mais elle aurait pu employer plus simplement le terme de « femme » (aussi construit soit-il) que ça n’aurait rien changé au contenu de l’essai ou à la construction du patriarcat. Reste que cette formulation semble être sortie d’un peu de nulle part, une précision qui n’est tout simplement pas pertinente. Une raison, jamais évoquée dans l’essai toutefois, et je ne peux que spéculer sur cette dernière, derrière l’expression serait peut-être pour exclure les femmes trans de sa thèse en privilégiant un discours sur les personnes nées avec un vagin plutôt que des femmes (donc sur les hommes trans, des personnes intersexes ou des femmes cis).

Sans (re)lancer le débat sur l’avoir de privilèges masculins, ou non, des femmes trans (très brièvement: elles subissent des oppressions communes avec les femmes en plus des oppressions liés à leur identité trans), mais dans son essai, cette expression n’a pas besoin d’être utilisée. L’autrice mentionne à plusieurs reprises comment c’est la perception et l’imposition de la féminité chez les femmes comme chez les hommes à laquelle s’attaque le patriarcat. L’essai a même une petite partie dédiée à comment la perception de la féminité chez les homosexuels conduit à leur oppression. Les femmes trans étant perçue comme femme, ou à tout le moins comme féminine, il est difficile de comprendre comment seule les personnes nées avec un vagin peuvent être affectées par l’oppression patriarcale sociale contrairement à une femme trans.

Je me permettrait même, vu qu’elle mentionne Tahar Ben Jelloun à plusieurs reprises dans son essai, de parler de l’ »identité » du personnage principal de son livre L’Enfant de sable qui est un·e bach posh. Les bacha posh sont une illustration intéressante de comment la féminité est méprisée et construite et non pas seulement pour les personnes nées avec un vagin. Brièvement, les bacha posh sont des personnes nées avec un vagin à qui on assigne une identité d’homme dès la naissance et qui suivent les mêmes rites, reçoivent la même éducation, peuvent travailler, etc. La communauté, la famille, les professeurs sont généralement au courant qu’il s’agit d’un·e bacha posh et se comportent avec ces personnes comme s’il s’agissait d’hommes (même si, évidemment, il existe un spectre de pratique et d’acceptation des bacha posh et qu’il y a des problèmes qui viennent avec cette « identité »). Bref, et à mon avis, l’appellation de « personnes nées avec un vagin » pour désigner les personnes opprimées par le patriarcat dessert plus le propos d’Osire Glacier que la simple appellation de femmes.

Hollywood ou simplement Mr. and Mrs. Smith?

La dernière mini-critique que j’émettrais est l’élargissement du film Mr. and Mrs. Smith à la critique hollywoodienne. En effet, son sous-titre laisse sous-entendre Féminité, Masculinité et Sexualité au Maroc et à Hollywood, mais, outres de rares exceptions, on ne parle vraiment que d’un seul film et, plus spécifiquement, que de son scénario. Ce n’est certainement pas une défense d’Hollywood ou une manière de dire que ce film est une exception dans la production hollywoodienne, mais une importante nuance aurait dû être faite: on parle du scénario d’un film, pas d’un courant/mouvement dans son ensemble. Un tel projet aurait pris le double de pages et il aurait fallu refaire l’immense travail qu’elle a fait avec la littérature marocaine avec le cinéma hollywoodien et le soutenir avec un bagage théorique cinématographique. Le sous-titre de l’essai était donc, à mon avis, un peu trompeur et la comparaison peut-être trop tenue bien que l’analyse du film était convaincante et bien amenée.

Conclusion

Il s’agit toutefois d’un excellent essai qui vaut la peine d’être lu, j’ai l’impression que les quelques critiques que je lui adresse proviennent peut-être plus de bagages théoriques et de lectures très différentes que d’une quelconque remise en question de l’ouvrage et ces commentaires restent assez marginaux dans l’appréciation de l’ouvrage puisqu’ils ne remettent pas du tout en question les thèses et les conclusions qu’elle présente.

La conclusion de l’essai est aussi inspirée et très concrète (avec les besoins en éducation dans lequel le Maroc devrait largement investir) et rejoint les critiques que je vois habituellement sur l’absence de subventions et d’encouragements des milieux des arts, sciences humaines, éducation et dans la littérature de ce pays. Ainsi qu’après la lecture de son premier essai, Femmes, Islam et Occident, j’ai quand même hâte de voir quel essai suivra!

Mini-critique: Femmes et filles Mai 68

Couverture du livre Femmes et filles Mai 68

Rares sont les essais et mémoires, même avec plusieurs auteur·es qui m’ont autant donné de sentiments parfois complètement opposés. Ce livre propose le témoignage de 29 femmes d’origines assez différentes (reste qu’elles sont toutes blanches, je parle vraiment plus en terme de classe, d’opinions, de familles et de régions) liées par un événement: Mai 68. À travers les différents textes, nous voyons cependant plusieurs similarités: c’était presque toutes des femmes aux cycles supérieurs ou déjà professeures (je crois qu’il n’y a qu’une exception), qui en ont aussi toutes pas mal arrachées ou n’étaient pas écoutées parce qu’elles étaient des femmes, et évidemment toujours, au moment de Mai 68, dans et autour de Paris.

Après, le livre donne la parole à des personnes très très différentes et chacune n’hésite pas à déborder du témoignage pour livrer leur programme politique (souvent les femmes très conservatrices qui le font) parfois sur plusieurs pages avec des opinions pour le moins très surprenantes. Françoise Chandernagor en est probablement l’exemple le plus probant avec des énonciations de contradictions parfois complètement aberrantes. Je ne peux pas ne pas citer ce passage juste après la dénonciation d’absence dans les prix littéraires:
«Mais pour ma part, j’avais refusé il y a longtemps d’y [au prix Femina] siéger parce que je ne crois qu’à la mixité: j’avais dit à ces dames que j’irais chez elles lorsqu’il y aurait des hommes… Je n’aime pas plus les ambiances où il n’y a que des femmes que celles où il n’y a que des hommes: les couvents, les pensionnats de jeunes filles, et les casernes, c’est l’horreur! Les hommes sont des brutes, mais les femmes sont des chipies, et la mixité seule peut rendre les uns et les autres meilleurs…» (p.40) Le reste de son texte aussi est aussi très étrange.

Un des gros problèmes de l’ouvrage est l’aveuglement (à escient ou non; probablement pas de la part des éditrices toutefois) quant au fait qu’Antoinette Fouque aurait fondée à (presqu’)elle toute seule le MLF, une des conséquences de mai 68 (et probablement la plus mentionnée par les autrices et la plus positive à leurs avis). Le texte d’Antoinette Fouque (un collage de d’autres textes déjà publiés précédé d’une introduction de son collectif) tombe dans une espèce d’auto-hagiographie où elle est la quasi-unique responsable de la plus grande révolution de l’histoire humaine depuis l’invention de l’imprimerie (je n’exagère pas) en plus d’être mensonger quant à la soi-disante « création » du MLF (voir le dernier livre de Marie-Jo Bonnet Mon MLF ou encore l’histoire des éditions des femmes de Bibia Parvard dans Les éditions des femmes : Histoire des premières années 1972-1979, etc.)

La pluralité des discours face à mai 68 est cependant très intéressante et c’est ce qui fait la force (et c’est sincèrement un euphémisme) de l’ouvrage, on est loin du point de vue unique sur un événement et l’approche face à cette histoire est véritablement polysémique et permet vraiment de l’appréhender sous plusieurs angles. Les éditrices ont définitivement fait un travail admirable à cet égard. Même si je n’étais pas du tout d’accord avec la vision de plusieurs sur la politique en général, sur leur point de vue; au moins, j’ai pu les écouter et je suis certainement d’accord avec certains des points qu’elles évoquent et est très reconnaissant aussi de l’admission de certaines d’entre-elles à en voir les bienfaits et les méfaits même quand la prise de position semblait complètement polarisée.
Il est simplement dommage que certaines n’aient tout simplement pas été capable de comprendre qu’elles n’étaient pas réellement observatrices ou neutres dans un mouvement lorsqu’il s’est déroulé: «Mai 68, je l’ai vécu en spectatrice un peu comme une entomologiste regarde les insectes!» (p.169), mais bel et bien participante d’un mouvement, peut-être juste pas dans le « camp » qu’elle penserait être. « Je n’ai jamais aimé les « manifs ». Je ne suis pas de nature révoltée. J’aime la liberté, mais pour tout le monde!» (p.171) Catherine Salviat essaie de rapporter de manière neutre les événements et son opinion dessus alors qu’elle a été partie prenante de ces événements, ce n’est pas parce qu’elle n’a pas fait la grève qu’elle est neutre! Bien au contraire, ça reste une prise de position surtout lorsque tu forges ces événements!

Certains textes m’ont évidemment marqué·, bien que très peu au début de l’ouvrage au point où j’avais l’impression que j’allais en laisser tomber la lecture tellement je voyais un parti-pris très conservateur et pro-Fouque au début (qui s’est modifié par la suite). Une des surprises est probablement l’intérêt des lettres de refus de contribuer à l’ouvrages qui m’ont vraiment fasciné· et intéressé· de par leur réponse. Celui d’Annette Messager qui avoue humblement être « inutile dans [le] débat » explique qu’on l’a refusée aux Beaux-Arts pour faire des affiches (parce qu’il n’y avais pas de femmes) et qu’elle ne s’est donc pas impliquée plus par la suite (durant Mai 68) citant l’absence de la contribution, de l’apport et de la reconnaissance des femmes durant Mai 68, mais reconnaissant aussi l’impact important de cet événement. Ce témoignage trouve écho dans pas mal tous les textes cités qui parlaient souvent des barrières de l’époque (dont la hauteur variait selon l’auteure) qui tombaient ou au moins diminuaient (toujours selon l’auteure) dans les années suivant Mai 68 et certainement en conséquences de cet événement et de l’avènement du mouvement de libération des femmes en France.

Ce n’est pas une période sur laquelle j’ai beaucoup lu. Ce fut donc certainement très intéressant d’en apprendre énormément sur la période et le Paris auto-géré qu’il eu lieu un mois durant avec ses conflits, ses dialogues (qui émergeaient apparemment souvent en plein rue avec des gens qui ne se connaissaient pas!), de la multiplicité des points de vue, ses tours de garde, ses prises de conscience, ses contradictions parfois connues, parfois reproduites (et de l’importance des vélos à ce moment!!!!!!). Ainsi que de toute cette histoire importante et influente racontée par les personnes qui en ont été exclues (encore une fois, parfois sciemment) alors qu’elles l’ont très certainement bâtie et maintenant, elle la raconte.

Mini-critique: With Her in Ourland de Charlotte Perkins Gilman

Couverture du livre With Her in Ourland de Charlotte Perkins Gilman

Autant la présentation d’une société utopique féministe peut paraître un beau et excellent modèle pour l’humanité à atteindre et sa description émerveillant pour son lectorat, autant les moyens pour y parvenir ne sont malheureusement déroulés comme un tapis rouge devant nos pieds.

Après Herland, une utopie féministe où trois hommes découvrent cette société utopique et partagent leur impression sur cette dernière à travers « leur découverte » de la société, mais surtout à travers l’éducation que les femmes leur prodiguent, Charlotte Perkins Gilman raconte la suite de cette utopie: le voyage de retour où Van le sociologue revient avec Ellador, une habitante de Herland et lui fait découvrir « son » monde, imparfait, en guerre perpétuelle (notamment avec la première guerre mondiale en court à l’époque), d’inégalités, de discriminations, de pauvreté, d’hypocrisie, etc. Passé le premier choc psychologique pour Ellador (choc qui ressemble beaucoup à un choc post-traumatique, venant d’une société utopique, notre monde est certainement reçu comme traumatisant), elle finit par critiquer notre monde de la tête aux pieds, mais apporte aussi des pistes de solutions pour pouvoir atteindre un monde beaucoup plus utopique, ou à tout le moins égalitaire, et propose de partager ses notes afin qu’on en bénéficie tou·tes.

Le projet est définitivement hyper ambitieux, le prologue/essai de mon édition du livre qui explique le parcours de l’autrice, sa conception sociologique du monde, ses influences, etc. était vraiment bénéfique pour comprendre un peu le projet du livre. Comme le souligne toutefois la critique, ces idées peuvent parfois beaucoup refléter les préjugés de son temps (malgré de très nombreuses nuances, heureusement) comme celles de notions de races, de nations qui partagent les mêmes caractéristiques pour tou·tes ses citoyen·nes, la vue du sexe (l’acte) comme uniquement reproductrice (on semble ignorer encore la contraception) ou encore mettre beaucoup d’accent sur la maternité/parentalité comme solution aux problèmes du monde (bien que la notion de maternité de Herland reste très particulière au livre, relève d’une éducation collective et où le père est tout aussi présent que la mère que la simple maternité au sens où on l’entendrait aujourd’hui).

La suite à l’utopie féministe, j’ai encore beaucoup de mal à qualifier son hybridité (on quitte la forme de l’utopie féministe pour observer notre monde qui apparaît comme complètement dystopique aux yeux d’Ellador), est aussi définitivement unique et révolutionnaire à sa manière; puisant énormément dans le féminisme culturel (un féministe plutôt essentialiste qui à cette particularité que l’essence féminine (maternité, care, etc.) serait meilleure et plus bénéfique pour l’humanité que l’essence masculine [la définition que je donnerais du terme pour l’autrice; c’est un peu plus complexe que ça]) pour élaborer sur plusieurs théories.
Notons, entre-autres, la théorie malthusienne de réduction des naissances qui ne servent qu’à faire la guerre pour agrandir les territoires pour héberger plus de gens pour faire la guerre. Cette élaboration me faisait penser à Louky Bersianik qui écrivait la même chose cinquante ans plus tard, et qui rejoint un peu l’idée de Françoise d’Eaubonne de grève des naissances par les femmes dans le Féminisme ou la Mort (aussi cinquante ans après With Her in Ourland). L’espèce d’écoféminisme, bien avant la lettre, de l’autrice ne s’arrête évidemment pas là, mais amène aussi une réflexion sur le gaspillage alimentaire et l’importance de la diversité d’une diète, mais aussi des critiques de la déforestation et du pillage des terres.

Je pourrais continuer très longtemps à parler des points et solutions que l’autrice, à travers Ellador, soulève: elle parle de l’importance de la démocratie et de l’implication citoyenne, de la perversion des théories du marché qui s’«autorégulerait» tout seul, de l’importance du gouvernement dans la mise en place d’infrastructure et d’organisation sociale, de socialisme évidemment, des droits des femmes, du gaspillage alimentaire, mais aussi du gaspillage financier (dans l’idée de profit indécent, mais aussi dans celui du vêtement), de l’importance encore et encore et encore de l’éducation de toute sorte, mais aussi d’une éducation citoyenne autant pour les enfants que les migrants, etc. With Her in Ourland est définitivement un roman/essai qui aimerait tout aborder, un de ces essais que j’aime appeler «total» puisqu’ils touchent à tout et articule tout ensemble. L’autrice connaît aussi ses limites, il est impossible de dénoncer les travers de notre société et de tous les corriger dans un seul livre et elle nous remet en mains quelques pistes (l’éducation, encore et toujours) et espoirs (selon la protagoniste, nous pourrions régler la majorité des problèmes dans une très grand partie en trois générations), mais aussi l’impérative nécessité des réformes avec un avertissement retentit: la protagoniste ne peut tout simplement pas concevoir d’enfanter dans « notre » monde (et l’enfantement dans la société d’Herland est LA chose à laquelle toutes les citoyennes aspirent et passent à travers).

Les idées et propositions de l’autrice sont définitivement fascinantes et si certains progrès technologiques (contraception, Internet, etc.) existent aujourd’hui et pourraient remettre en question certains pistes de solutions ou fondement de l’essai, d’autres sont certainement toujours d’actualité et le roman reflète cette importance et cette histoire de la pensée et des solutions à apporter qui résonne encore aujourd’hui.

Ce livre est aussi une illustration majeure de l’effacement de l’apport des femmes dans la théorie enseignée dans les universités (on vise tout particulièrement la sociologie ici). Charlotte Perkins Gilman, avec ce livre, ainsi que le restant de son oeuvre, mérite définitivement sa place comme mère de la sociologie avec d’autres comme Flora Tristan et Jane Addams et son influence, encore ressenti aujourd’hui, devrait définitivement (re)trouver sa place dans les cursus universitaires.

Mini-critique: Herland de Charlotte Perkins Gilman

Herland est une utopie féministe dans le premier sens du terme: il s’agit d’un non-lieu, d’un lieu qui n’existe et n’existera pas, peuplé de femmes dont la constitution physique et psychologique tient d’une illusion et non d’une réalité à venir. C’est un rêve à atteindre, un lieu qui ne peut qu’inspirer le reste du monde comme il inspire, au final, les trois hommes qui le découvre. En ce sens, Herland tient beaucoup plus des utopies comme celles de Thomas More que des récits de SFF (d’Eaubonne, Tiptree, Vonarburg, Bersianik, etc.) dans lequels les femmes prennent le pouvoir ou sont les seules survivantes sur Terre.

C’est un magnifique récit présentant une société parfaite de femmes et on ne peut que déplorer l’état du notre monde et son manque de volonté pour s’améliorer. La critique du monde patriarcal n’est toutefois pas faite en relation avec la perfection de Herland, mais bien sur ses propres bases: ses oppressions qui sont perpétuées en toute connaissance de causes (violence, guerre, préjugés, etc.) et non celles pour lesquelles des efforts sont fait, mais restent insuffisants faute de moyens ou de volonté (faim dans le monde, maladies, etc.). C’est ce qui fait de cette utopie une critique excessivement bien aiguisée et ciblée du patriarcat et du monde dans lequel on vit et qui rend ce récit assez intemporel.

Il y aurait vraiment long à dire sur ce récit (je me suis toujours promis que si je faisais un doctorat, ce serait sur les utopies et eutopies féministes), notamment comment s’articule les différentes critiques, mais aussi les moyens proposés pour améliorer notre société.

Certains thèmes sont certainement partagés par d’autres: on voit pointer quelques considérations écoféministes, un respect certain de la nature et de l’agriculture, une spiritualité matriarcale entourée d’une imaginaire de non-violence prônant l’égalité sans divinité qui intervient auprès des mortelles, mais qui valorise plutôt l’action des individus qui la compose; aussi, une certaine priorisation de la collectivité sans négliger la liberté individuelle. D’autres thèmes sont moins courants et rappellent plus certaines considérations d’essayistes, notamment tout ce qui à trait à l’éducation: de très longs passages proposent des modes d’instruction, pas si utopique que ça, pour les enfants, qui allient jeux, développement et apprentissage au grès de l’enfant et de ses intérêts.

Un autre thème exploré par Herland est une conception de la Maternité (avec un M majuscule) différente de la maternité (patriarcale) où ce n’est pas le but d’avoir un enfant et de l’élever soi-même qui est important (la plupart des mères n’élèvent et n’instruisent d’ailleurs pas leur propre enfant dans cette société, cela est réservé à des éducatrices qui sont plus « capable » que la « mère » de faire ressortir le meilleur chez l’enfant), mais plutôt une considération de la génération suivante comme un bien précieux et de tout faire pour que son développement se fasse dans les meilleures des conditions (qu’elles soient environnementales ou éducatives). Ce souci s’exprime notamment par un intérêt moins marqué pour le passé et l’histoire qu’à préparer un futur pour les prochaines générations (un trait certainement absent de la société au sein duquel j’évolue).

C’est certainement une utopie qui donne à réfléchir longuement et sur soi-même, et sur la société. Je n’ai certainement pas fini d’y voir une excellente critique du patriarcat tout en proposant des solutions pratiques et accessibles. Plusieurs idées comme celle de la maternité (et la paternité) ne sont pas rejetées complètement, mais réinventées et repensées d’une manière beaucoup plus holistique et inspirante. L’amour aussi est exploré de manière très intéressante comme un lien affectif et intellectuel excessivement profond unissant des êtres en excluant les concepts de possession ou de besoin de prouver à l’aide de cadeaux ou de marques d’affections physique [sans les exclure totalement au besoin, Ellador est une femme utopique (encore une fois: non-lieu, elle n’existe pas réellement) qui demande simplement du temps pour s’habituer aux interactions physiques plus intimes (et pose certainement de belles bases de réflexions sur le consentement et les limites que son partenaire, bien que provenant du monde patriarcal très imparfait, est à même de comprendre et de respecter), je suis persuadé· que l’auteure ne rejette pas du tout les relations sexuelles ou le désir entre les deux partenaires].

Bref, bref, bref, certainement une utopie excessivement riche en thèmes et en réflexion. Le récit du protagoniste est certainement beaucoup plus porté sur l’action au début (cela me faisait pensait un peu aux récit d’archéo-fiction d’Abraham Merritt où des protagonistes découvrent des sociétés perdus, sans évidemment tous les stéréotypes, sauf ceux des « aventuriers », eux-mêmes qu’on retrouvait dans ses livres) et diminue petit à petit pour vraiment laissé place à la description et l’exploration de Herland et des fondements de la société.

Une magnifique lecture à la croisée entre la fiction et l’essai, la critique et l’optimisme d’un monde bien meilleur.

Mini-critique : Bloodsilver de Wayne Barrow

Couverture du livre Bloodsilver de Wayne Barrow

Je viens de terminer la lecture du roman de Fantasy Bloodsilver de Wayne Barrow («né en 1951, fils d’un père bostonien et d’une mère indienne navajo»). Tout au long de la lecture, je ne cessais de penser qu’il était vraiment étrange qu’un américain à moitié navajo écrive un tel recueil de nouvelles.

Rapidement, pour résumé, le livre réinvente une histoire des États-Unis où un convoi de vampires parcours l’Amérique lors de sa période de colonisation ce qui cause plusieurs changements dans l’histoires des États-Unis. Je pourrais qualifier ce recueil d’uchronie dystopique.

Un des problèmes de Bloodsilver est que, dès le début, ce groupe de vampires (aussi surnommés le Convoi) est présenté comme une marginalité sauvage excessivement riche et puissante qui peut influencer le gouvernement (un mélange des stéréotypes racistes associés aux amérindiens et aux juifs). L’histoire présente le parcours de ce petit convoi de vampires chassé par des chasseurs de vampires, le gouvernement, etc. (bref, clairement des méchants) qui réussit à influencer petit à petit le gouvernement, contrôle les richesses et domine petit à petit les États-Unis pour finalement cumuler, dans les années ’30 à une réécriture (pour nous) du film, qu’on devine être The Birth of a Nation (un film connu pour avoir redonner de la vitalité aux groupes racistes incluant le KKK ), en un film faisant l’éloge non plus des Blancs, mais du Convoi.

La première nouvelle avec le chasseur de vampire qui se rend à Salem pour traquer les vampires qui se cachent parmi la population locale a failli me pousser à mettre le livre de côté puisqu’un espèce de Van Helsing traquait des « sorcières » qu’on dépeignaient comme des créatures malfaisantes et infâmes et que ça semblait être une réécriture du Malleus Maleficarum (un des livres fondateurs de l’inquisition européenne) fictif par ses détails. J’ai cependant poursuivi la lecture pensant que ça pouvait être, maladroitement, un récit pour dénoncer ces stéréotypes, mais les autres nouvelles ne m’ont pas vraiment fait changer d’idée, bien que deux d’entre-elles remettaient en question ces stéréotypes et cessaient de présenter des protagonistes blancs comme étant les bons de l’histoire.

Similairement au film Logan; Bloodsilver semble être un récit excessivement conservateur: on suit des protagonistes blancs (tous des hommes à l’exception d’une nouvelle) qui peu à peu, perdent leurs repères culturels, leur pouvoir, leur influence et le rôle qu’ils jouent dans l’histoire au profit d’une nouvelle génération (Logan) ou d’une minorité autrefois persécutée (Bloodsilver). La différence avec Logan (où la nouvelle génération est porteuse d’espoir et de « diversité) est que cette « minorité » est réellement dangereuse (plusieurs nouvelles montrent leur sauvagerie à peine contrastée avec un récit montrant un des protagonistes blancs dans tout son racisme suite au massacre de Wounded Knee). Le film The Birth of a Nation réécrit dans la dernière nouvelle montre aussi toute l’hypocrisie et la manipulation du Convoi et le glauque destin qui attend l’Amérique dans les prochaines années et non pas un récit de conciliation et de partage comme le Convoi désire le présenter avec le film. Bref, une histoire de ces histoires dystopique conservatrice où les « minorités » « sauvages » l’emportent et comptent détruire et opprimer les pauvres Blancs qui ont tout construit (même s’il y a quelques pommes pourries réellement racistes parmi eux).

Après avoir fini la brique de presque 500 pages, je désire donc rapidement lire sur l’auteur puisque, bien que ça n’empêche pas un navajo d’écrire des trucs frôlant le racisme et le conservatisme (à escient ou non), ça me semblait vraiment manquer de perspective et d’expérience face à son propre vécu et des dynamiques en Amérique.

Il s’adonne que c’était un pseudonyme de deux auteurs français blancs (Johan Heliot et Xavier Mauméjean). J’aurais dû vérifier dès que j’ai lu « d’un père bostonien et d’une mère indienne navajo ». Comme quoi.

Mini-critique : Les filles aussi jouent de l’air guitar d’Hélène Laurin

Les filles aussi jouent de l'air guitar

Un bon essai, très bien vulgarisé et pratique pour découvrir l’air guitar!

L’essai, adapté du mémoire d’Hélène Laurin et de deux communications lors de colloques, me fait découvrir le monde de l’air guitar (et m’a même conduit· à aller regarder plusieurs prestations du genre par la suite), mais c’est bien loin d’être tout : l’auteure s’attarde à retracer, avec brio, l’intertexte de prestations de quatre air guitaristes (ce qui n’est vraiment pas sans me déplaire personnellement pour avoir fait un travail similaire avec mon mémoire). Elle détaille même comment ces relation intertextuelles s’effectuent, sous la forme d’allusion, de parodie, de pastiche ou de travestissement et ce que ces choix impliquent pour la prestation.

En plus d’amplement détailler les référents musicaux, très pratique pour les personnes comme moi qui ne connaissent pas vraiment le rock n’ roll, l’auteure arrive à synthétiser avec brio la poétique (ce qui ressort d’unique d’une création, son style particulier) des différents groupes musicaux (des Beatles à Lady Gaga en passant par Kiss) en quelques pages seulement! et à grand renfort de références bien soutenues. Ces résumés permettent de comprendre et d’apprécier à leur plein potentiel les différentes prestations des performances détaillées.

Cette recherche référentielle est accompagnée d’une bonne analyse de la performance du gender dans chacune des présentations et répondant à la question du pourquoi de l’absence des femmes dans les compétitions d’air guitar, mais aussi comment leur présence se manifeste et ce qu’elles manifestent comme réaction auprès du public et des juges. Cette analyse se fait sans détacher complètement la pratique de ce qui se passe dans les milieux musicaux, mais plus particulièrement le rock, au niveau de la représentation des femmes (en genre et en nombre).

La seule faiblesse de l’essai est peut-être cette accumulation de quatre analyses qui fonctionnent toutes exactement de la même manière : description de la performance, repérage de l’intertexte et explication, analyse de la performance du gender et considérations plus générale. Lassante pour une lecture ininterrompue, mais évitable par un espacement de lecture des analyses.

Bref, malgré une redondance qui se sent à la troisième ou quatrième analyse, il s’agit un bel essai pour des découvertes de performances musicales, avec ou sans guitare, mais aussi pour être introduit aux manifestations et allusions des groupes musicaux d’hier et aujourd’hui dans la culture. Il s’agit aussi d’un bon essai pour être introduit à la notion de performance du gender de Judith Butler grâce à de nombreux exemples.

P.S.: Un essai sur l’air guitar peut-il être qualifié d’essai littérair ?

Mini-critique: l’absence du pronom her dans In another place, not here de Dionne Brand

Un des aspects particulier du roman qui surgit le plus à la lecture est sans doute l’utilisation, dans les paroles d’Elizete de l’absence du pronom objet her et de son remplacement par le pronom sujet she. À la suite de la remarque que Brand émet lors d’une entrevue «I gave that poetic language to Elizete from the beginning. It’s her own tongue, and it’s a lyrical tongue.» En quoi, stylistiquement, un tel remplacement pourrait conduire à plus de lyrisme?

«[…] when I look and she snap she head around, that wide mouth blowing a wave of tiredness away, pulling in one big breath of air, them big white teeth, she, falling to the work again, she, falling into the four o’clock sunlight. I see she.» (p.3)

À première vue, on pourrait croire simplement à un dialecte qui ne posséderait pas le pronom her (ce qui est très possible aussi), cependant, il s’agit d’un choix stylistique et qui se veut lyrique. Lyrique, probablement dans le sens que les multiples appels au she à la place de her, permettent de désobjectifier la femme nommée et de la ramener au titre de sujet, et ainsi lui accorder une importance beaucoup plus grande. La répétition du she permet aussi de marquer plus profondément son inscription dans le texte presque comme une ponctuation (c’est d’ailleurs, dans l’extrait, véritablement utilisé comme une ponctuation). Pour poursuivre avec le lyrisme qui vient avec le mot she, on peut lui voir son effet stylistique de répétition (évidente), qui est aussi souligné par l’extrait choisi «she, falling to the work»/«she, falling into the four» et son effet stylistique d’assonance : «I see she».

Ce lyrisme peut aussi se dérouler dans son refus de donner la parole, la phrase à une autre individu sans constamment rappeler le rapport de distance. Ainsi, dire her présupposerai que le discours lyrique lui échappe. En effet, la seule manière d’obtenir quelque distance de la pensée d’Elizete, c’est de lui échapper et de prendre un(e) autre narrateur(trice) pour poursuivre le récit. Pour Käte Hamburger (qui traite du lyrisme dans sa relation avec la poésie),

«le Je énonçant se pose comme Je lyrique. Nous n’avons affaire à rien d’autre qu’à la réalité que nous fait connaître le Je lyrique comme étant la sienne, réalité subjective, existentielle, qui ne saurait être comparée à aucune réalité objective susceptible d’être le noyau de son énoncé.1»

Le lyrisme d’Elizete pourrait donc tenir de l’énoncé poétique de sa vision du monde, elle est le noyau de son énoncé et le refus de sacrifier une partie de ce dernier pourrait bien caractériser cette langue que l’auteur, une poète, veut lui donner.

Note:

1 HAMBURGER, KÄTE, Logique des genres littéraires, Seuil, p.242

Mini-critique: But Some of Us Are Brave (Collectif)

But Some of Us Are Brave

Il est important de noter que cet ouvrage s’adresse tout d’abord à un public universitaire ou qui effectue des recherches sur l’afroféminisme. En effet, sur les 400 quelques pages de cet ouvrage, près de la moitié est consacrée à des bibliographies critiques sur le sujet (romans, biographies, théâtre, compositrices, plans de cours, ouvrages scientifiques sur les femmes noires, etc.) ce qui le rend fondamental pour quiconque effectue de la recherche sur les femmes noires avant 1980. Les autres articles du collectif quant à eux problématisent souvent autour de la question de la recherche sur les femmes noires de par leur absence des corpus scolaire (même spécialisés comme les Black et Women Studies), de la critique en général (qu’elle soit universitaire ou médiatique), de l’absence de représentation (auquel on ajoute assez rapidement positive), etc.

Ce qui (ne) surprend (pas vraiment) avec cet ouvrage, c’est son actualité, les questions qui sont soulevées dans l’ouvrage sont loin d’être résolues et toujours d’actualité. Un exemple parmi mille autres est cette remarque: « These [Hollywwod-type] films have depicted Black women primarly as sanctimonious, church members, devoted servants, or sensuous mulattoes. Historicall, Black actresses have won their greatest acclaim as maids. Hattie McDaniels, who won an Oscar as best supporting actress for her role in Gone With the Wind, is a case in point. » (p.308) Durant la lecture de cet article, je n’ai pas m’empêcher de penser à la résurgence du mot-clic #oscarsowhite, mais aussi à cet article de Devoir de Sonia Djelidi qui sortait le même jour que ma lecture de l’article et portait sur la représentation stéréotypées des personnes de couleur et l’absence de représentations positives de ces dernières dans les émissions télévisées de Radio-Canada.

Autrement, la variété des articles et la couverture d’un nombre important de sujets est fascinante. Autant on aborde l’absence des femmes noires dans toutes les sphères de la société, qu’on s’attarde à la (re)découverte de romancières, poètes, chanteuses et l’invalidation de stéréotypes (une section entière est consacrée à cette question) comprenant la «Sapphire», cette représentation de la femme noire âgée qui dominerait les hommes. Cette couverture de sujet n’empêche pas non plus de réfléchir à la place des femmes noires dans les milieux académiques, souvent avec d’imposantes statistiques à l’appui qui démontrent l’urgence de corriger la situation et l’importance d’avoir des quotas et d’une réflexion collective. Bref, en même temps que l’attention sur un corpus d’étude, on pose aussi la question du corpus, de qui l’étudie et des difficultés qui entourent cette étude, y compris celle de la publication de l’ouvrage.

Ce collectif d’articles est un point de départ pour les études afroféministes comme l’indique son sous-titre. Un point d’ancrage qui constate d’abord les absences, les mythes, les problèmes reliés à la représentation, puis qui pointe vers les ressources, autant de par son très très large appareil bibliographiques que par les énumérations de figures, textes et documents existants. But Some of Us Are Brave devient alors un incontournable du genre en montrant les pistes à explorer, celles déjà (un peu) défrichées et les erreurs déjà commises. Il avertit aussi de la possibilité des difficultés du parcours et accompagne, à l’aide de conseils de recherche et plus généraux, les personnes désireuses de poursuivre leurs études dans le domaine. À l’extérieur des «Black Women’s Studies», cet ouvrage témoigne efficacement du racisme et du sexisme de l’ensemble de la société et pose plusieurs bases théoriques pour réfléchir et agir efficacement sur ces questions. Finalement, le collectif est aussi un lieu de découverte de millier de figures toutes aussi intéressantes les unes que les autres. J’ai moi-même découvert plusieurs écrivaines et compositrices d’intérêt durant ma lecture qui comprend la compositrice classique Lena McLin, auteure d’un «Gwendolyn Brooks; a Musical Portrait» dont j’ai peine à retrouver les partitions ou encore des enregistrements audio.

Note sur la seconde édition: L’ouvrage auquel je fais référence n’ajoute pas grand chose à la première édition sinon une biographies des contributrices plus étendue et une postface de Brittney Cooper sur l’importance de But Some of Us Are Brave pour elle et la recherche académique en général. Les liste bibliographiques s’arrêtent donc toujours à 1980 et ne font pas état des développements récents. La première édition est donc tout aussi intéressante que la seconde à défaut de manquer la postface de Cooper.

Mini-critique: Inventaires de Stéphane Martelly

Couverture d'Inventaires

Inventaires est un recueil de poèmes qui pose la liste, le dénombrement ou l’état des lieux comme objet poétique. Sans jamais tomber dans l’énumération (à l’exception de «Dates»), on dresse des idées, objets, vers, phrase, l’une après l’autre, ainsi qu’une liste d’épicerie parfois, en une manière intéressante de trouver de la poésie dans des objets autrement banals. Dans «Liste d’épicerie» et «Addition», on énumère des aliments pour les mélanger avec des tâches «paquet sous le bras» et des réflexions sur le quotidien, sur la série qui n’a vraiment de sens que pour la poète et non le lecteur.

Dans «Dates», c’est une énumération d’années et de sensations par rapport à ces périodes. On lit la difficulté d’un va-et-vient entre deux pays (Haïti-Québec), on lit aussi l’expérience de la difficulté de l’immigration. Tout ça à travers seulement des dates et des sensations (généralement) décrites par un mot par vers énumérées une à la suite de l’autre.

Par Inventaires, ce n’est pas seulement plusieurs inventaires qui sont décrits, mais le recueil lui-même devient catalogue et les poèmes peuvent simplement évoquer la liste comme dans «Macro» qui ne contient qu’un seul vers, mais qui évoque tant d’autres phrases similaires en même temps que le lecteur doit s’imaginer afin d’y trouver la liste. Le procédé est relativement similaire à «Conversation mondaine» où on y trouve plutôt deux vers plutôt qu’un et qui requiert du lecteur d’énumérer les possibles derrière la conversation.

Finalement, le recueil s’inscrit dans une réalité concrète, pas seulement les années «2010-2015» comme indiqué dans le frontispice, mais une réalité spatiale nationale sous-entendue dans le texte. C’est aussi une liste de sentiments qu’on pourrait penser propres à l’auteur, mais qui se multiplient aussi à une partie du lectorat qui pourrait revoir ses propres pensées projetées dans le texte.

Inventaires est recherché dans son style et dans sa structure. Son écriture est simple, directe, voir banale, mais est tellement évocatrice que la simplicité n’est qu’un leurre, un déguisement de la complexité des possibles.